REBATIR LA MAISON COMMUNE DE L’EGLISE
Viimati muudetud: 06.03.2015
L’Eglise est le cœur du monde, même si le monde ignore son cœur.
Au temps de la grande Chrétienté on avait oublié cela, semble-t-il, parce que tout le monde était chrétien. Mais depuis, Byzance a été assassinée. Et si son humanisme est passé en Occident, la théologie et la spiritualité des énergies divines, le sens des potentialités sacramentelles de la matière ont été, sinon oubliés, du moins ensevelis dans quelques monastères, sans aucune application dans la culture et dans l’histoire. Reconnaissons-le sans polémique aucune, le christianisme occidental n’a pas pu assumer tout cela, malgré l’élan qu’il a su donner à la science et à la technique modernes. Or, ce qui n’est pas transfiguré se défigure nécessairement à un moment ou à un autre de l’histoire.
Comment appeler l’humanité à une œuvre commune aimantée par l’amour de l’homme, image de Dieu, et de l’univers, qui est sa création, sinon par un engagement commun, un partage de tous les chrétiens à travers l’acquis de leurs expériences réciproques et de leurs communes espérances ?
Prenons donc la peine, avant toute autre démarche, de nous regarder un instant les yeux dans les yeux, en élargissant nos cœurs par-delà l’Occident, par-delà l’Orient : l’Occident qui symbolise l’intelligence et la volonté ; l’Orient qui symbolise la sagesse ontologique ; l’Occident qui pense, et pense encore par opposition ; l’Orient qui sent et, par-là même, pense par intégration ; l’Occident, ce « moi » vigilant, structuré, formé par une culture humaniste aux fortes disciplines, cherchant Dieu dans une tension pathétique qui fouette sa conscience et sa volonté ; l’Orient, ce « soi » longtemps fluctuant et menacé d’ambivalence, mais qui, une fois «centré», permet à la lumière de Dieu de pénétrer les profondeurs de la vie, du cosmos : non point tendu vers Dieu, mais paisiblement saturé de sa présence… Et nous verrons, nous comprendrons alors que l’un ne peut aller sans l’autre
Une tâche commune pour le monde
Pourtant, pour le monde d’aujourd’hui, le sort du christianisme est apparemment réglé : l’Eglise n’est considérée que comme une réalité sociologique plus ou moins utile, face à un humanisme laïc, en fait souvent athée et antireligieux. Alors, pourquoi le monde se poserait-il des questions au sujet de l’Eglise ?
L’Eglise, coextensive au monde
Mais pour nous, qui sommes du Christ et en Christ, il en va tout autrement. Car, même si Son Eglise apparaît comme égarée dans un monde désorienté, il s’agit avant tout, me semble-t-il, du sens de l’existence ; et le sens ne peut venir que de l’homme, et non de la technique, dès lors que l’homme se reconnaît image de Dieu et aborde le monde comme don et comme parole de Dieu.
Est-il donc si utopique, dans ces conditions, de prétendre que notre rôle consiste essentiellement à modifier la réalité de la culture et de la société, et, partant, à chercher à redonner à la présence de l’Eglise dans le monde un sens nouveau de son existence dans l’histoire universelle ?
Si nous sommes convaincus que l’Eglise, comme projet divin et comme destin, est bien coextensive au monde, pourquoi n’oserions-nous pas affirmer que cette même Eglise, « passionnée de son Epoux, le Christ Roi, sereine à l’égard des enfantements de l’histoire, toujours accueillante de la créativité et de la liberté, vivant humblement dans l’absolu métaphysique de la pauvreté, et témoignant devant les puissances et le pouvoir, ainsi que l’écrit le Métropolite Georges Khodr, est bien ce parfum du Royaume » ?
Car nous savons bien que l’histoire ne doit pas seulement être entendue comme une grandeur purement humaine ou purement divine, mais comme cette réalité à laquelle prennent part à la fois Dieu et l’homme. Qu’il me soit permis d’expliciter cela plus théologiquement. La divinisation du monde par la contribution de l’homme est, en effet, une divinisation riche de toutes les pensées et de tous les sentiments humains. Par là, l’homme découvre le vrai sens du monde, sa destination d’être le contenu de l’esprit humain et de l’Esprit divin.
L’homme, après la chute, a voulu mettre sur le monde un sceau purement humain, en ne voyant plus le sens profond du monde et de l’homme. Voilà pourquoi le Logos est devenu homme : pour accomplir cette tâche de diviniser le monde par l’humain, tâche dont l’homme était déchu par le péché. Par le travail, qui englobe savoir scientifique et savoir technique, l’homme est appelé à collaborer avec Dieu pour le salut de l’univers.
C’est là tout particulièrement que le chrétien doit être un authentique homme liturgique. Au moment où le problème de la technique moderne se pose à nous dans toute son intensité, il y a lieu de rappeler que l’homme ne vit pas seulement de pain. Pour les Pères grecs, et surtout les Antiochiens, l’existence de l’homme à l’image de Dieu s’inscrit dans le travail comme double transcendance à l’égard de la nature. Transcendance de « sagesse », par l’intervention des arts et de la technique ; et transcendance de «communion», l’humanité constituant, comme le dit Soloviev, le « logos » collectif de l’univers.
Garder la foi, sauvegarder la création
Le moment serait donc mal venu, pour les chrétiens, de renoncer au spirituel, alors qu’il s’agit d’apporter à l’homme la certitude de sa transcendance et les forces intérieures indispensables à la maîtrise de la machine.
Garder le monde actuel, c’est garder son orientation et sa tendance vers le dépassement continuel jusqu’à l’incréé, sa finalité extrême qui est la communion avec Dieu ; c’est garder la foi.
Garder le monde, en même temps en création et en corruption, c’est aussi garder le dynamisme créateur que Dieu a donné : sauvegarder ses créations de la corruption.
Cette sauvegarde, qui s’appelle également salut, ne peut être accomplie que par l’intégration des réalités du monde dans l’Eglise, par leur transformation en corps de l’Eglise. Le travail par lequel le monde se transfigure en Eglise s’accomplit dans le laboratoire de la prière.
Par la prière, l’homme devient transparent à Dieu et au monde : Dieu habite l’homme et remplit sa pensée, son corps, les œuvres de ses mains. Nous touchons ici au cœur même de la spiritualité orthodoxe, la « prière de Jésus », contenue dans cette simple phrase : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu vivant, aie pitié de moi le pécheur ! »
Par cette invocation, c’est Jésus Lui-même que l’on intériorise en soi, puisqu’en fait Il a émigré dans notre cœur. La « prière de Jésus » est à la fois un appel au secours dans une occasion d’humilité, et une invocation du Nom de Jésus. Elle résume en quelque sorte la foi chrétienne, puisque le cœur de l’homme devient le réceptacle du Nom de Jésus et communique l’énergie divine.
La « prière de Jésus », en fait celle du publicain de l’Evangile, résume tout le message biblique réduit à son essentielle simplicité : confession de la Seigneurie de Jésus et de sa divine filiation. Le commencement et la fin sont ramassés ici dans une seule parole chargée de la « présence-sacrement » du Nom du Christ. Mais si le Nom de Jésus devient le foyer d’une vie, il ne faut pas s’imaginer que son invocation est un moyen court qui dispense de l’effort d’ascèse.
Le Nom de Jésus est Lui-même en fait un instrument d’ascèse, un filtre au travers duquel ne doivent passer que les pensées, les actes, les paroles compatibles avec la vivante réalité qu’il symbolise. D’où la nécessité impérative, pour toute l’Eglise, de célébrer l’Eucharistie, de célébrer Pâques aussi en dehors du Temple, dans toutes les œuvres journalières, techniques et scientifiques. Cette célébration de la liturgie ne peut avoir de véritable sens que si elle embrasse toute la vie humaine, intérieure et extérieure, pour la transformer en œuvre de résurrection.
La maison commune de l’Eglise
Il ne suffit pas, cependant, de vouloir faire ensemble l’Eglise du Christ : encore faut-il nous entendre sur le point de départ. Car le monde chrétien est encore divisé, « non seulement, selon le P. Georges Florovsky, quant aux affaires de ce monde, mais encore quant au Christ lui-même ».
Déjà les croisades avaient brutalement mis en contact deux religions populaires, deux mentalités closes, « qui donnaient aux détails une importance presque magique et qui étaient incapables de penser l’autre » (Olivier Clément).
Ainsi, deux ensembles ecclésiologiques, théologiques, culturels se sont formés à l’écart l’un de l’autre, qui, pour finir, avec la mise en contact forcée que provoquèrent les croisades, se dressèrent l’un contre l’autre. Avec la tragique conséquence qu’à un moment de son histoire, difficile à préciser, le monde chrétien, comme s’il avait pris peur de l’Esprit Saint, vint à s’enfermer dans la crainte de la vie et de la liberté, «dans un moralisme plutôt ritualiste en Orient, plutôt juridique en Occident.
Alors les bourrasques de l’Esprit, écrit encore Olivier Clément, ont soufflé à la périphérie des Eglises, parfois contre elles, dans une immense exigence de vie créatrice, de justice, de communion et de beauté.» Par conséquent, la confrontation entre l’orthodoxie et l’Occident chrétien n’est pas une affaire d’antagonismes théoriques et abstraits, ni le lieu d’une simple contestation historique entre institutions. Ce ne sont pas tellement les différences théologiques en elles-mêmes qui importent en premier de nos jours, mais bien leurs conséquences sur la vie et sur l’action.
Malgré cela, l’Eglise du Christ, qui n’est pas une seule chambre commune, peut et doit être rebâtie par tous avec plusieurs chambres différentes, à condition qu’une certaine osmose spirituelle s’établisse entre tous les membres d’une seule et même famille, comme il se doit.
N’oublions pas que l’Eglise indivise se structurait toujours autour d’une «ecclésiologie de communion», d’une «ecclésiologie eucharistique» (ce qui est toujours le cas pour l’orthodoxie), pour laquelle l’église locale, grâce au témoignage apostolique de son évêque, manifeste en plénitude l’Una Sancta, à la mesure justement de sa communion avec toutes les autres églises locales.
Notre rassemblement, qui reste la condition préalable sans laquelle nous ne pourrons prétendre contribuer à la restauration de l’Unité de l’Eglise, reste donc le signe par excellence de cette communion nécessaire que nous sommes appelés à toujours approfondir dans le pardon mutuel, la simplicité, la pureté, la prière. Et dans ce cas, il n’y a plus de secret : la solution chrétienne, c’est la Croix, et non point la croisade. Car, si nous ne nous efforçons pas de vivre ensemble la « communion » avec Dieu, la sanctification en Sa vérité, notre incorporation dans la plénitude du Corps du Christ, comment oserons-nous déployer ces forces intérieures nouvelles, susceptibles d’édifier substantiellement le travail par la fraternisation du monde, et de rallier ce qui est « désuni » dans le domaine de la culture, de l’histoire et des Eglises ? Vivre ainsi l’Eucharistie commune, c’est vivre une continuelle occasion de repentance, c’est entrer dans une transfiguration existentielle, pour être incité non à l’évasion sur le Thabor, mais au retour vers les chemins poussiéreux du quotidien.
C’est vrai que, bien souvent, le passé vit en nous, un mauvais passé qui par moments engendre la haine. Il nous incombe, aujourd’hui plus que jamais, de permettre à Dieu de l’effacer, de purifier la mémoire de l’Eglise de nos fantasmes de jadis pour que l’avenir s’ouvre aux desseins du Seigneur Tout-Puissant.
Cela ne sera possible que si nous nous offrons nous-mêmes au « Père devant qui nous fléchissons les genoux ». C
ar, pour l’Eglise du Christ, dans un monde mécanisé qui s’use et se détruit, l’enjeu est clair : ou bien les communautés de chrétiens qui la constituent retrouveront, dans des conditions historiques nouvelles, ce que l’orthodoxie appelle «l’usage de la conciliarité», en d’autres termes, la capacité d’exprimer leur unité et leur « catholicité », ou bien elles s’émietteront en dénominations juxtaposées, incapables de porter ensemble témoignage.
Pour ce faire, il nous incombe de mener ensemble une lecture nouvelle de notre histoire, une lecture qui, selon le Pr Nikos Nissiotis, « comblerait les fossés, équilibrerait les contraires, surmonterait les inimitiés et conduirait vers l’union ».
Pour un échange de dons
Pour sa part, l’orthodoxie a transmis au monde contemporain l’exigence d’une synthèse organique de l’Ecriture, de la liturgie, de l’ascèse et de la théologie. Elle a transmis la conception d’un mutuel service entre le Christ et l’Esprit Saint, entre le sacrement et la liberté.
Elle a encore transmis le sens de la toute faiblesse de Dieu au cœur même de sa toute-puissance, l’annonce du Dieu crucifié pour que l’homme soit déifié. Elle rappelle que les dimensions « verticale » et « horizontale » du christianisme sont inséparables, et que le « sacrement du frère » n’aurait aucun sens en dehors du « sacrement de l’autel », puisque c’est là que l’homme reprend son souffle dans la paix et la beauté, puisque c’est au cœur même de la liturgie eucharistique que se filtre et s’approfondit la « vraie sensibilité » à l’Esprit.
Elle rappelle enfin, cette orthodoxie, que le dogme n’est pas une contrainte périmée, mais un instrument d’adoration, une louange de l’intelligence : en même temps, elle le relativise par l’approche apophatique du mystère, par la grande antinomie de l’inaccessible qui, par folie d’amour, se rend réellement participable.
Mais, si l’orthodoxie a préservé, par la bonté et la fidélité de Dieu, ce dépôt de l’Eglise des Pères, elle ne peut aujourd’hui le rendre vivant pour tous qu’en s’ouvrant aux charismes propres de l’Occident. Je veux dire par là qu’il s’agit d’une relecture orthodoxe de la tradition occidentale. « jusqu’à présent, écrit Nicolas Lossky, nous avons surtout fait ressortir les déviations, et les dangers des déviations de l’Occident. » A cette lecture, essentiellement négative, il est maintenant important d’opposer une évaluation positive, qui vise à reconnaître l’orthodoxie profonde de tels ou tels éléments, ainsi qu’à voir comment on peut lire de façon orthodoxe tels ou tels événements qui ont dévié surtout à cause du contexte dans lequel ils ont dû s’exprimer.
Ce travail de recherche intra-orthodoxe et la relecture de la tradition occidentale sont complémentaires. Et ils ne pourront se faire sans un dur et long labeur, sans une « mort » à un certain passé, afin que le Christ croisse, tandis que nous, nous diminuerons, à l’image de Jean-Baptiste devant son Seigneur.
Et ce, d’autant plus que l’Occident est, de nos jours et plus que jamais, ouvert à tous les courants spirituels, à cause de l’incapacité de la technologie à aborder les problèmes existentiels de l’homme, et aussi parce que la situation ecclésiastique occidentale est à ce point fluctuante qu’elle a besoin de l’apport de l’Orient.
Et enfin, parce qu’en ce 20ème siècle, la théologie occidentale est prête à accueillir la richesse de l’Orient dans ce domaine, surtout dans cette approche théologique de l’Orient qui n’est pas scolastique mais liturgique et mystique, le monde byzantin mettant plutôt l’accent sur l’unité du divin et de l’humain, et donc sur la transfiguration de l’humain, en Christ et dans les « mystères » de l’Eglise, par le feu, par les « énergies » de la divinité, alors que, pour sa part, le monde latin met davantage l’accent sur la dualité du divin et de l’humain.
Surmonter les différends
Compte tenu de ce qui vient d’être dit, et dans un esprit d’amour et de vérité, il me paraît utile, après avoir situé le prsent, de poser à la réflexion théologique de l’Occident les questions suivantes, qui sont le propre de la conscience ecclésiale orthodoxe.
Commençons par les cerner et les définir sereinement, sans pour autant les évacuer par des solutions de facilité. Faute de quoi, et malgré le travail théologique et spirituel remarquable fait en commun par nos Eglises, les orthodoxes resteront dans une inquiète attente, qui risquerait à la longue de creuser plus profondément un fossé déjà marqué par des blessures qui saignent toujours. Ces questions de fond que les orthodoxes rappellent avec insistance à l’Occident, et que le Pr Georges Galitis a récemment si bien exprimées, sont les suivantes :
La théologie des énergies divines
Il est de plus en plus évident que la cause fondamentale des différends théologiques entre l’Orient et l’Occident tire son origine de la distinction entre essence divine et énergies. La théologie occidentale les identifie, en s’appuyant sur le fait que Dieu est «actus purus», énergie pure. La théologie orthodoxe distingue clairement l’ « essence » de Dieu de ses «énergies». Dieu, dans son essence, est inaccessible, car l’homme créé ne peut pas dépasser sa condition.
Mais Dieu se manifeste dans le monde, et cette manifestation se communique par les énergies qui font que Dieu nous est participable. Le cadre de cette étude ne nous permet pas de développer les conséquences incalculables qui en découlent pour la théologie, selon que l’on affirme la distinction entre « essence » et «énergie» (position orientale), ou au contraire l’identification entre elles (position occidentale).
Pourtant, il faut bien reconnaître que, lorsque l’on identifie les deux, les actes de création, conséquences de l’énergie créatrice de Dieu, doivent nécessairement être considérés comme des émanations de son essence. Autrement dit, la genèse et la procession, qui sont propres à l’essence, ne diffèrent plus de la création, qui, elle, relève de l’énergie divine.
La divinisation de l’homme
Selon l’enseignement orthodoxe, la divinisation est ontologique. L’homme est divinisé en s’unissant aux énergies divines incréées, et néanmoins accessibles, qui pour l’homme sont Dieu Lui-même, mais non point son essence inaccessible. En identifiant « essence » et « énergie », l’Occident exclut l’union ontologique de l’homme avec Dieu, puisque son essence et les énergies, dès lors qu’elles s’identifient à cette dernière, restent aussi inaccessibles. Par conséquent, la théologie occidentale ne peut aborder la question de la divinisation de l’homme que par le seul concept de sa nature morale.
La transfiguration du cosmos en Christ
Pour la théologie orthodoxe, la distinction aristotélicienne et scolastique entre « physique » et « métaphysique » n’existe pas. La seule distinction possible pour elle se situe entre « créé » et « incréé ». Dieu est incréé, dans son essence et dans ses énergies, et la création c’est-à-dire à la fois le monde spirituel et le monde matériel, est créée. L’homme fait partie et du monde matériel et du monde spirituel : dans l’Eglise et par l’Eglise (qui est le Christ continué dans les siècles, selon la belle expression de saint Augustin), lui, l’être créé, s’unit à Dieu, divinisé et participant aux énergies divines incréées. Par sa passion et sa résurrection, le Christ, Lui-même devenu homme, ne sauve pas uniquement l’homme, mais avec lui toute la création. Car c’est la création tout entière « qui soupire et qui souffre » (Ro 8,22), qui est le champ de l’énergie salvatrice et sanctifiante de la grâce incréée de Dieu. Le lieu où la création est sanctifiée, c’est l’Eglise. L’Eglise, en effet, sanctifie la matière et l’utilise en même temps de diverses manières pour la sanctification de l’homme. Par-dessus tout, elle sanctifie le corps matériel de l’homme. Ce corps, qui n’est pas une prison de l’âme, ressuscitera un jour à l’instar du Premier-né d’entre les morts, Jésus-Christ, le divin Sauveur. Tel est ici le don de l’Orient à l’Occident : l’assurance que la création matérielle entre, elle aussi, dans le dessein de Dieu.
La conciliarité de l’Eglise
Dans le domaine de l’ecclésiologie, l’Orient a beaucoup à dire à l’Occident, au sujet de la juste relation entre unité et diversité, et dans le domaine de la conciliarité.
Unité et diversité
Ici intervient d’abord la définition du troisième attribut de l’Eglise, sa « catholicité ». Les termes « catholique » et « universel » ne sont pas parfaitement synonymes. En effet, toute vérité peut être dite « universelle », mais toute vérité n’est pas la Vérité « catholique ». Ce terme désigne spécialement la Vérité chrétienne. La catholicité, c’est donc un mode de connaissance de la Vérité propre à l’Eglise, mode en vertu duquel cette Vérité devient évidente à l’Eglise tout entière (quod semper, quod ubique, quod ab omnibus, ce qui a été professé toujours, partout, par tous).
Quant à l’universalité, elle est un corollaire de la catholicité, une qualité qui en découle nécessairement, n’étant rien d’autre que son expression extérieure, matérielle. S’il faut lui trouver un synonyme, ce serait certainement le terme « œcuménicité ».
Ce qui confère à l’Eglise sa catholicité, c’est la Vérité elle-même, c’est-à-dire la révélation de la Sainte Trinité : une identité ineffable de l’unité et de la diversité du Père, du Fils et du Saint Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible. L’Eglise, pour sa part, est répandue en plusieurs endroits du monde : sa diversité, sa multiplicité sont en lien constant avec la notion de catholicité, car l’Eglise n’est pas dans la quantité plus ou moins grande de ses membres, mais dans le lien spirituel qui les unit. Ici se greffe le principe de la primauté dans l’Eglise.
L’ensemble des Eglises d’une région donnée, rassemblées autour des évêques de cette région, s’appelle « Eglise locale » (au sens strict et traditionnel de la communauté eucharistique rassemblée autour de son évêque). Les Eglises locales, en vertu de ce qui vient d’être dit, sont toutes sœurs. Parmi elles, nous dit saint Ignace d’Antioche, celle de Rome avait reçu pour mission de « présider dans l’amour » parmi toutes les autres ; cette primauté se traduit par un double service : de présidence, d’une part, d’initiative, de l’autre. Et ce double service exige toujours l’accord des Eglises sœurs. Il le sollicite et le sauvegarde. Cette primauté, dans l’Eglise universelle, ne doit jamais chercher à s’imposer par la domination, mais elle est indispensable pour servir la plénitude de chaque Eglise locale, en lui rappelant ses responsabilités envers l’orthodoxie, au sens strict, théologique et ecclésial du terme.
Comment se pose aujourd’hui le problème de l’unité entre nos Eglises ? Comment Rome comprend-elle l’unité de l’Eglise ? Force est de reconnaître que, de part et d’autre, nous assistons à un dialogue de sourds. Pour le Père Boris Bobrinskoy, la formulation latine « cum Petro et sub Petro » fait logiquement apparaître la mise en place d’une hiérarchie romaine, même là où des Eglises orthodoxes et des hiérarchies orthodoxes existent déjà depuis toujours : cela ne peut conduire qu’à une dynamique d’implantation et, inévitablement, de prosélytisme.
Conciliarité et infaillibilité
Si le concile, et surtout un concile général, est l’expression la plus parfaite de la catholicité de l’Eglise, de sa structure symphonique, il ne faut pas croire cependant que l’infaillibilité de son jugement soit assurée uniquement par les canons définissant son caractère légitime de concile. L’encyclique des patriarches orientaux de 1854 a anticipé la promulgation du dogme de Vatican 1, concernant la primauté et l’infaillibilité romaine : « C’est le peuple de Dieu tout entier qui est le gardien de la foi et de la doctrine». Par conséquent, aucun évêque, aucun patriarche ne peut se prétendre dépositaire de la Vérité elle-même.
Ce qui nous rend inacceptable, dans le dogme romain de 1870, l’expression de l’infaillibilité papale « ex sese et non ex consensu Ecclesiae ». Par ailleurs, il ne faut pas croire non plus que la Vérité catholique soit soumise, dans son expression, à quelque chose de semblable au suffrage universel, à l’affirmation de la majorité : toute l’histoire de l’Eglise témoigne du contraire.
C’est l’Esprit Saint qui rassemble l’Eglise dans l’unité : c’est Lui qui la maintient dans la Vérité : la Vérité n’est jamais automatique. Elle est toujours donnée, toujours reçue à nouveau. Ainsi, sans épiclèse, il n’y a pas d’eucharistie : c’est l’Esprit Saint qui rend parfaite et complète la Parole du Christ, et qui rend le peuple de Dieu tout entier corps du Christ et temple du Saint Esprit. C’est pourquoi, la théologie orthodoxe sera avant tout une théologie de célébration, où la pensée s’éclaire dans le mystère, puisque c’est par l’effusion du Saint Esprit que nous devenons « pneumatiques », christifiés, oints du même Esprit divin qui a ressuscité Jésus et qui relèvera nos corps mortels. L’unité ecclésiale et la plénitude de la foi sont des impératifs, des exigences que l’on n’est pas en droit de mettre entre parenthèses, même provisoirement. Ainsi, depuis des siècles, l’Eglise orthodoxe n’a plus réuni de concile ayant formellement le statut de Concile Œcuménique : ce qui ne l’a pas empêchée de vivre la collégialité et de dispenser la Parole de Vérité. Nous comprenons alors que, dans l’orthodoxie, la plus haute autorité ne sera pas un organisme particulier, mais bien l’Eglise dans sa signification totale et dans sa, plénitude, profondément unie dans le Christ ressuscité par la force et la puissance du Saint Esprit.
La théologie apophatique
La théologie occidentale aurait beaucoup à gagner de l’approche apophatique orientale du mystère de Dieu. Puisque l’essence de Dieu est inaccessible, invisible, incompréhensible, insaisissable, infinie, inénarrable, toute parole à son sujet ne peut être qu’apophatique. La sensation de l’infini et de l’insaisissable de Dieu est une manière de faire l’expérience de Dieu. Quand la raison de l’homme ne peut trouver aucune issue, il lui reste l’expérience mystique, que les Pères grecs comparent à l’ascension de Moïse sur le mont Sinaï. Saint Denys l’Aréopagite affirme que lorsque l’homme atteint « les sommets de l’ascension divine », il se libère « de toutes les choses visibles », de l’objet tout comme du sujet de la connaissance, pour s’unir à Dieu.
C’est Dieu alors qui devient le sujet de la connaissance : l’homme est atteint par les « choses divines », et sa relation avec Dieu ne peut plus être que mystique. L’approche apophatique ne signifie en aucun cas négation si tel était le cas, on n’aboutirait qu’au nihilisme ou au panthéisme. Elle ne peut être que « doxologie » : une doxologie au Dieu Trinité.
L’Occident part du Dieu Un pour aboutir au Dieu Trine. La théologie orthodoxe part de la réalité de l’existence des trois personnes divines pour aboutir au Dieu Un. Les conséquences ecclésiologiques sont évidentes : l’Occident possède l’un, le Pape, et tout le reste suit.
Pour l’Orthodoxie, c’est la pluralité qui est en même temps unité. C’est la raison pour laquelle, dans l’Eglise orthodoxe, chaque acte est célébré « au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit », qu’il est toujours rendu « gloire au Père, au Fils et au Saint Esprit », que l’on récite trois fois le « Kyrie eleison », l’ « alleluia » et beaucoup de nos hymnes.
La puissance de la Résurrection
Un dernier point enfin : le caractère résurrectionnel de la spiritualité orthodoxe. Ce qui caractérise l’orthodoxie dans toutes ses expressions et manifestations, c’est la certitude de l’irruption victorieuse de la vie éternelle dans le monde, qui s’accomplit dans la Résurrection du Christ.
Cette insistance de sa part est bien apostolique : la vie s’est manifestée dans le Verbe incarné, et elle nous est communiquée dans sa mort et sa résurrection. Faire eucharistie en toutes choses, c’est porter témoignage au Christ ressuscité, c’est rendre de la sorte l’Eglise présente au monde.
C’est pourquoi, dans toute la théologie orthodoxe et dans sa liturgie, nous sentons bien qu’il existe un lien étroit entre la fête ecclésiale et la contemplation, puisque l’Eglise est le rayonnement dans le monde de la gloire du Ressuscité.
Vue sous cet angle, la fête liturgique donne à tous et à chacun une première expérience du Dieu vivant. Elle ouvre l’œil du cœur à sa présence, et nous rend capables de contempler la vérité des êtres, l’icône du visage, « la flamme des choses ». Dans cette perspective, seule la fête liturgique peut permettre aujourd’hui le retour de Dieu. Seuls des hommes qui, à travers même la croix, sont en état de fête, peuvent témoigner que Dieu revient. Le mystère pascal, qui est aussi celui de notre baptême, s’inscrit alors dans nos vies par des sortes de morts-résurrections. Le fondement sur lequel Dieu, dans son dessein éternel, a établi toutes choses, est bien la puissance cachée de la Résurrection : dessein merveilleusement fidèle qui révèle le don de Vie, depuis son jaillissement originel jusqu’à son accomplissement par la croix vivifiante : dessein pleinement réussi, une fois pour toutes, dans cette humanité assumée par le Fils de Dieu et associée à Lui à la vie de la Trinité.
C’est pourquoi l’événement du mystère pascal ne se vit que dans l’Eglise, car il restera à jamais en Elle l’avènement de l’Amour vainqueur de la mort. Il est dans l’ordre des choses que dans l’Eglise convivent des éléments bons et mauvais, et que la ligne de partage passe dans chaque âme, jusqu’à ce que le Seigneur vienne dans la gloire pour juger les vivants et les morts. La patience des saints est peut-être le seul secret de la paix, car elle est abstention de jugement, confiance aussi dans le dessein de Dieu et notre destinée glorieuse.
L’Eglise se définit dans ses livres liturgiques comme un asile de malades. Elle ne devient une communauté de sauvés que parce qu’elle est constamment une communauté de la chute qui expérimente perpétuellement le pardon.
C’est parce que le Seigneur l’aime qu’il suscite en elle l’amour. Dans quelle mesure, en nos Eglises respectives, répondons-nous réellement à cet amour ? C’est sur cette interpellation, clé de tout notre témoignage, que je désire terminer, convaincu que, pour les chrétiens que nous sommes, c’est la seule voie de laquelle dépendra pour l’essentiel le sort de nos véritables retrouvailles.
+Stephanos, métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie
Juillet 1992 in «Christus» n°155 tome 39
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