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L’EGLISE ORTHODOXE FACE A SES PROPRES DEFIS

C’est bien loin du nord de l’Europe, de ces rivages de la Baltique, qui étaient il n’y a pas si longtemps « l’au-delà du rideau de fer », que vous m’avez fait venir ici pour partager avec vous quelques idées sur le thème : « L’Eglise Orthodoxe face à ses propres défis » dans le monde d’aujourd’hui.

Toutefois, avant d’aborder le vif de mon sujet, permettez-moi de vous introduire un tant soit peu ce Pays du Nord de l’Europe d’où je viens.

L’Estonie est le plus septentrional des trois pays baltes : 1 million 400.000 habitants, avec sa capitale Tallinn au bord du Golfe de Finlande et une longue frontière commune avec la Russie.

Les Estoniens de souche sont des « finno-ougriens », descendants comme les Hongrois et les Finlandais d’une civilisation qui a résisté à toutes les influences extérieures, y compris gréco-latines, celtes et slaves. Ils en ont conservé la langue, l’art du chant choral et une capacité de résistance pacifique qui leur a permis de sauvegarder leur civilisation en dépit des peuples étrangers – commerçants, envahisseurs ou colonisateurs – qui, depuis des millénaires, ont transité par leur territoire.

Les Estoniens du premier millénaire ont découvert et reçu l’Orthodoxie grâce aux négociants vikings, « les Rus », du mot Rootsi qui signifie Suédois. Ils faisaient le commerce des peaux, de l’ambre, de l’or, des armes, de la soie, avec l’Empire byzantin et avec la Principauté de Kiev. D’un culte animiste et oral, ils sont très naturellement passés à une foi transcendante nourrie par la Bible, « Le Livre » par excellence.

Paradoxe de l’histoire et de la foi, les Russes refuseront plus tard, au moment de la proclamation du Tomos de leur autocéphalie à la juridiction de l’Eglise de Moscou, au motif qu’ils n’étaient pas slaves. S’agissant de la période contemporaine, je vous dirai rapidement que la République d’Estonie et notre Eglise Orthodoxe d’Estonie ont connu depuis leurs fondations institutionnelles, voici très exactement un siècle, des destins semblables et tragiques.

A la faveur de la Première Guerre mondiale et de la révolution bolchévique de 1917, l’Estonie a gagné son indépendance politique et démocratique au sein de la SDN (la Société des Nations de Genève) et la communauté orthodoxe estonienne, en même temps que celle de la Finlande, son autonomie ecclésiastique sous la protection du Patriarcat Œcuménique de Constantinople (1923).

Cette indépendance et cette autonomie ont été broyées, fin 1944 et début 1945, par le régime de Staline qui avait annexé la république en application des clauses secrètes des pactes germano-soviétiques de 1939 et par le Patriarcat de Moscou qui avait dissous arbitrairement et de façon anti-canonique notre Eglise autonome et lui avait spolié ses biens. Je n’en dirai pas plus.

En 1999, à la demande de Sa Sainteté le Patriarche Œcuménique Bartholomée et de son Saint Synode, j’ai été envoyé en Estonie. Je travaille depuis 15 ans maintenant à l’unification de cette communauté orthodoxe, comprenant à la fois au sein de notre Eglise des Estoniens et des Russes de souche, et à son adaptation à notre temps. Il en ressort un ensemble harmonieux, spirituel, liturgique, canonique, communautaire, fraternel et caritatif, administratif et budgétaire, qui, j’ose l’espérer, peut inspirer l’Orthodoxie contemporaine en quête de renouveau. Encore faut-il avoir les moyens de partager et de faire partager au plus grand nombre cette expérience si particulière qui est la nôtre.

Faute de temps, cela ne peut être possible dans le cadre de cette rencontre. Toutefois, puisque nous sommes ici dans un salon du livre, et du livre orthodoxe, soyons concrets pour ce qui est de nos éditions.

Tous les textes historiques et canoniques relatifs à la réactivation de l’Eglise Orthodoxe d’Estonie ont été publiés par des éditions «maison», sous la responsabilité de notre Eglise et sous la direction de l’Archimandrite Grégoire Papathomas et de l’Archiprêtre Matthias Palli, notre Vicaire Général.

Tous les textes liturgiques traduits en estonien, les livres de chants, les rituels, les statuts de l’Eglise, le calendrier liturgique, les revues, les journaux, les livres et jeux catéchétiques pour les adultes ou pour les jeunes, la collection des livres spirituels ou théologiques sont édités et financés directement par notre Eglise, parfois il est vrai avec l’aide de quelques donations. Oui, nous assumons nous- mêmes et de façon très régulière toutes les traductions et toutes nos éditions par nos propres moyens, aussi modestes soient-ils.

Enfin, à cause d’une propagande systématique de désinformation contre notre Eglise, j’ai été obligé d’écrire pour le grand public, avec mon ami le journaliste français Jean-François Jolivalt, l’histoire du renouveau de l’Eglise Orthodoxe d’Estonie de 1920 à 2013, sous le titre « La véritable histoire des Orthodoxes d’Estonie ». Le Pape François disaient le mois dernier à des professionnels des media que, pour lui, le plus grave péché contre l’esprit était la désinformation, c’est-à-dire la propagation de fausses nouvelles qui ont la perversité d’apparaître comme véridiques. Rien de plus facile en effet que d’abattre un adversaire par une rumeur, par une information tronquée, par un message déformé dont on prend soin d’effacer la source dès sa mise en réseau.

Et encore… Par charité, je ne citerai pas la dizaine d’éditeurs français qui nous ont éconduits, quand ils ne proposaient pas de restituer le manuscrit contre remboursement ! Seules les « Editions de L’Harmattan », maison laïque, universitaire et pauvre – un éditeur à l’ancienne si l’on peut dire – ont accepté de nous publier et d’assurer la promotion. Qu’ils en soient vivement remerciés.

Ce très bref précis d’histoire estonienne et ces quelques exemples d’édition domestique étant posés, il me faut maintenant attaquer le front de taille de mon propos, là où la roche est la plus dure.

A quels défis l’Orthodoxie sera-t-elle confrontée ces prochaines années ; quelles seront ses réponses et par quels moyens, par quels média, les fera-t-elle connaître ? Je ne peux imaginer que le livre, en version papier ou numérique, n’y ait sa part.

Qu’en sera-t-il de même du Saint et Grand Concile de l’Eglise Orthodoxe qui, par la grâce de Dieu, se réunira à Constantinople en 2016, c’est-à-dire déjà demain ? Par quelles voies passeront les avis et les souhaits des communautés de base, des paroisses, des monastères, des assemblées générales d’Eglise, des Saints Synodes ?

Nous ne manquons pas de laïcs actifs, de clercs rendus attentifs aux réalités de la société par leur travail et leurs familles, ni de moines et de moniales portant haut le témoignage spirituel, ni de théologiens et de canonistes impatients de mettre leur science et leur intelligence au service de l’Orthodoxie.

Mais comment le feront-ils savoir ? Qui aura « la carte », « le ticket » permettant d’être publié (ce qui est une chose) et d’être distribué (ce qui en est une autre) ?

J’observe que dans les pays francophones (France, Belgique, Suisse, Canada, Afrique de langue française) nous n’avons pas de maison d’édition spécifiquement orthodoxe. Qui veut être publié autrement qu’à compte d’auteur, sur papier ou sur version numérique, doit passer par des éditeurs catholiques, protestants ou généralistes.

Pour les autres, ceux pour qui l’argent ne coûte pas cher, ils doivent accepter en contrepartie la grille de pensée et les réseaux de pouvoir de leurs généreux donateurs.

Mais pour que le Grand et Saint Concile de l’Eglise Orthodoxe puisse mettre au clair les grandes questions qui agitent, préoccupent et même divisent le monde orthodoxe depuis 50 ans, il faut d’abord qu’il aborde franchement son plus grand défi interne, qui est son unité. Une unité à laquelle s’adjoint un « mais », dont on ne pourra pas faire l’économie d’un débat franc, direct, et si possible loyal, sur la gouvernance de l’Eglise en général et des Eglises territoriales en particulier.

Pour introduire mon propos, je voudrais citer un passage significatif de l’intervention de l’Archevêque de Chypre à la Synaxe des Primats Orthodoxes du mois de mars de cette année à Constantinople :

« Nous avons un premier. C’est la vie de l’Eglise Orthodoxe à travers les siècles qui l’a imposé. Si l’un ou l’autre d’entre nous pense que celui-ci fait fausse route, nous avons le devoir de le lui souligner avec sincérité afin de trouver la solution et de le rappeler si besoin à l’ordre. Si quelques réactions sont dues aux circonstances difficiles que traverse aujourd’hui le Patriarcat Œcuménique, je rappelle les dires de l’Apôtre Paul : nous portons ce trésor dans des vases de terre… pour qu’il apparaisse bien que cette exceptionnelle puissance vient de Dieu et non de nous (2 Cor.4,7). La puissance ne provient ni du contexte ni de l’extérieur. Elle provient de Dieu dont la force se réalise dans la faiblesse. Par ailleurs nous devons reconnaître les rapides changements et l’instabilité des choses de ce monde…Tous nous sommes témoins de notre incapacité de surmonter notre nationalisme, notre ethno- phylétisme. Nous ne pouvons dans ce domaine imiter ni les Catholiques-romains ni les Musulmans. Nous sommes prisonniers de notre origine nationale et nous plaçons au second plan la destinée de notre Orthodoxie. Ainsi par exemple, l’accord que nous avons conclu pour les assemblées épiscopales de la « diaspora » n’est pas ce qu’il y a de meilleur ecclésiologiquement parlant. Cet accord est le reflet de notre attachement à nos Eglises nationales. Je ne veux faire la leçon à personne…Je ne fais que souligner avec tristesse le problème, tout en renouvelant la question angoissante de l’Apôtre Paul : le Christ est-il divisé ?».

Les saints canons, la primauté, l’ethno-phylétisme… auxquels s’ajoutent, pourquoi le cacher, pour un certain nombre de nos Eglises autocéphales, la nature et le degré de leur articulation avec les pouvoirs politiques, héritage le plus souvent de l’histoire, mais aussi aujourd’hui posture face à des situations concrètes.

Il est donc impérativement et prioritairement urgent pour l’Eglise Orthodoxe, de mettre d’abord de l’ordre dans sa propre maison sans quoi, avec quelle autorité prétendra-t-Elle convaincre le monde que sa parole est une parole de vraie vie, un message de paix, un principe d’amour authentique ? Aujourd’hui, « l’image que nous donnons est, selon les dires du Patriarche Bartholomée à cette même Synaxe des Primats, une image de dissolution…Il est temps pour nous, ajouta-t-il, de donner la priorité à l’unité aussi bien à l’intérieur de chacune de nos Eglises qu’entre Elles ».

L’Eglise existe simultanément dans l’Histoire et hors de l’Histoire de façon eschatologique. Elle a une existence en même temps synchronique, autrement dit elle fait partie de notre temps et diachronique, c’est-à-dire sans rupture à travers le temps et jusqu’à la fin des temps. C’est ce que semblent oublier de nos jours certains Orthodoxes – clercs, théologiens ou autres – lorsqu’ils soutiennent l’idée que les canons de l’Eglise ne possèdent ni règles ni prévisions ad hoc pour les questions canoniques nouvelles du 2e millénaire et d’aujourd’hui, du fait que la Tradition canonique de notre Eglise a pris corps tout au long du 1er millénaire.

Autrement dit, la question se pose de savoir si ces canons, qui ont fait autorité jusqu’à ce jour, conservent une dynamique vitale suffisante pour répondre aux besoins d’un monde de plus en plus changeant.

Cette remise en question des canons a conduit à des impasses. On en arrive ainsi à remettre en cause les institutions hypostatiques fondamentales de l’Eglise (tels que l’Eglise territoriale, le synode et ses conséquences fonctionnelles…) ainsi que ses systèmes canoniques (p.ex.la difficulté actuelle de définir l’autocéphalie, ce qui constitue le plus grave problème canonique dans les espaces de ce que l’on nomme erronément la «diaspora»). En d’autres termes, l’on réduit l’intelligence à l’intellectualité dès lors que l’on perd de vue que l’Eglise a non seulement le droit mais aussi la vocation et le devoir d’intervenir aussi bien pour montrer l’orientation eschatologique (c’est la perspective de la Divine Liturgie) que pour poser les jalons de ce parcours de l’humanité (c’est la fonction des Canons ecclésiaux) qui a pour but de remédier à la différence entre existence à l’intérieur de l’Histoire et existence eschatologique de l’homme.

Dès lors que l’on refuse d’admettre le caractère diachronique des canons, on a vite fait de perdre de vue leur plénitude théologique, de prétendre l’existence d’un soi-disant « vide canonique » dans diverses questions ecclésio-canoniques contemporaines et de brandir l’argument que les canons appartiennent à une autre époque, dite ancienne ; à une époque culturellement différente.

« … les canons, écrit le père Alexander Schmemann, ne sont pas des documents juridiques, ni de simples règles administratives, à appliquer d’une manière purement formelle. Les canons renferment des indications sur la manière de réaliser et manifester dans des circonstances déterminées l’essence éternelle et immuable de l’Eglise, et cette vérité éternelle exprimée dans les canons, peu importe que ce soit dans une situation historique tout autre, radicalement différente de la nôtre, constitue le contenu éternel et immuable des canons et fait d’eux une partie intégrante de la Tradition de l’Eglise…La fidélité aux canons est la fidélité à la totalité de la Tradition, et cette fidélité, selon le père Georges Florovski, ne signifie pas la fidélité à l’autorité extérieure du passé, mais un lien vivant avec la plénitude de l’Eglise. Les références à la Tradition ne sont pas seulement un argument historique et la Tradition ne se réduit pas à l’archéologie ecclésiastique » (in « Eglise et Organisation ecclésiale – Le Messager Orthodoxe, nr. 146, 1-2008).

Plutôt donc que de mener un débat stérile sur cette question, susceptible de générer à l’infini de la confusion ou de conduire au rejet injustifiable des canons, il me paraît nécessaire d’aborder d’une toute autre manière notre approche théologique en la matière. Plus analytiquement et dans un but de clarifier les choses, il serait sans doute utile de séparer nettement les données proprement historiques du moment de la théologie diachronique qui découle des canons, de sorte que le monde d’aujourd’hui puisse accorder sa vraie valeur à cette théologie ainsi qu’à ses conséquences pour la vie de l’Eglise, pour celle du monde et pour celle d’un chacun d’entre nous.

Alors il apparaîtra clairement que pour la Tradition canonique de l’Eglise il n’y a pas d’impasses, parce qu’elle a des manières axiales de les dépasser et de trouver des issues, pourvu que les « bâtisseurs » dont nous parle les Evangiles acceptent de coordonner leurs efforts pour qu’ils puissent « voir en commun » au lieu de rejeter la pierre, laquelle finalement, malgré eux et parce que Dieu seul le voudra, deviendra la principale de l’angle (Mt 21,42 ; Mc 12,10 ; Lc 20,17 ; 1Pierre 2,7).

Le plus grand défi qui de nos jours secoue littéralement l’Orthodoxie, c’est celui de son unité. Mais qui dit unité, dit aussi un «premier». Dans l’Eglise Orthodoxe, seul l’évêque de chaque structure ecclésiastique peut assurer l’unité en tant que ce premier. Il en est ainsi pour chaque diocèse où l’évêque seul a le privilège de présider l’eucharistie (le prêtre ne peut agir ainsi que s’il est mandaté par son évêque) ; il en est ainsi sur le plan d’une éparchie métropolitaine où le garant de l’unité des églises locales qui constituent cette éparchie est le premier des évêques, qu’il soit métropolite (selon la taxis ancienne), Patriarche ou Archevêque. Tel est le sens du 34e Canon des Apôtres, qui traite de la relation du premier avec ses autres évêques et vice-versa et qui, à travers les siècles, a préservé au sein de notre Eglise le principe de la synodalité. En aucun cas le premier ne peut être une personne impersonnelle, un collectif interpersonnel, une pensée abstraite. La synodalité ne supprime pas l’ordre hiérarchique, puisque la forme de gouvernance de l’Eglise est synodalement hiérarchique et hiérarchiquement synodale. Sans quoi, c’est le chaos. Cela, chaque évêque orthodoxe le sait et plus particulièrement chaque primat en tant que président de son Saint Synode. C’est de cette manière que notre Eglise a pu éviter de tomber, aussi bien institutionnellement que dans sa vie pratique, dans ce qui aurait pu être pour elle soit une forme de centralisation de type «romain, autrement dit papiste », soit un comportement ecclésial « d’anarchie » de type protestant.

Ce qui est valable pour chaque Eglise Orthodoxe territoriale l’est aussi sur le plan inter-orthodoxe. Le Patriarche Œcuménique, en tant que premier, n’est pas qu’un simple président honorifique, dépourvu d’autorité, des Conciles Pan-Orthodoxes, contrairement à ce que l’expression « primus inter pares » laisserait supposer dès lors que l’on ne prend pas la peine de l’approfondir théologiquement et ecclésialement, dès lors que l’on oublie que la primauté fait partie des structures de l’Eglise. Il est indispensable qu’un premier évêque puisse s’adresser aux chefs des Eglises territoriales au nom de l’Eglise universelle, « non pour dominer, comme disait le Patriarche Athénagoras, mais pour servir la plénitude de chaque Eglise locale en lui rappelant ses responsabilités envers l’Orthodoxie toute entière. » Et ailleurs, en ce qui concerne sa diaconie primatiale : « Le primat, qui n’appartient à aucune Eglise nationale, se trouve libéré des limitations ethniques, des fiertés nationales, qui, même légitimes, rétrécissent l’horizon. Sa mission est de veiller au caractère universel de l’Orthodoxie et c’est bien ce que veut dire le

qualificatif d’œcuménique » (in « Dialogues avec le Patriarche Athénagoras » -Olivier Clément, Fayard –1969, pp. 526-527).

-Le fait qu’aux deux dernières Synaxes des Primats des années 2008 et 2014, deux Patriarches soient intervenus, Ignace d’Antioche de bienheureuse mémoire et Chrysostome de Chypre, pour rappeler très nettement que « nous avons un premier et que nous savons où il est »,

-le fait de la suppression récente et arbitraire du qualificatif œcuménique du titre du Patriarche de Constantinople par l’Eglise de Moscou et le retour en force du mythe de la 3e Rome, formellement condamné par les conciles de Moscou de 1666-1667, mais remis au goût du jour sous le prétexte que, puisque l’Eglise de Russie est la plus grande en nombre de fidèles, c’est à elle que revient tout naturellement le leadership dans l’Orthodoxie, la primauté du Siège œcuménique se réduisant de nos jours à un honneur « sans » contenu,

-le fait que l’Eglise territoriale vise d’abord à s’identifier à l’Eglise nationale, renforcée par l’application de la notion d’autocéphalie à cette même Eglise nationale (ethno-phylétisme, nationalisme), tous ces facteurs, mis bout à bout, ont abouti de nos jours à ce que désormais les Eglises autocéphales se considèrent comme totalement indépendantes les unes des autres, définissant de la sorte l’Orthodoxie comme une Confédération d’Eglises sœurs.

Tant que l’Orthodoxie universelle ne reconnaîtra pas de façon unanime un premier à l’échelon le plus haut de sa structure ecclésiastique – pour mémoire, les saints canons des Deuxième et Quatrième Conciles Œcuméniques, de Constantinople (381) et de Chalcédoine (451) ont accordé au Patriarche de Constantinople des privilèges égaux à celui du Pontife romain – elle ne fera qu’aller de division en division. Un exemple : dans les dialogues œcuméniques, nous savons bien que nous ne pouvons plus convaincre nos interlocuteurs de notre unité ontologique. Reconnaissons-le : nous nous préoccupons beaucoup d’une union synchronique de nos Eglises et presque plus du tout de notre unité diachronique. Finalement, c’est à ce constat peu élogieux que nous fait penser la suppression du qualificatif « œcuménique » du titre du Patriarche de Constantinople.

L’Orthodoxie a totalement oublié que le signe de l’élection divine n’est ni dans le nombre, ni dans la force, ni dans la puissance ni dans les richesses de ce monde mais dans une certaine faiblesse historique…Tant que cette mentalité de la prise de pouvoir selon les conceptions et les comportements de ce monde planera au-dessus de la tête de nos Eglises, il sera pratiquement impossible de trouver assez de sagesse et d’humilité pour revenir à l’essentiel : autrement dit, comment exprimer concrètement notre unité et notre universalité…

La convocation du Grand et Saint Concile Pan-Orthodoxe est programmée pour la Pentecôte de l’année 2016, à moins qu’un obstacle majeur ne s’avise d’ici là de le remettre en cause. Quelle sera la contribution des Pères qui y prendront part et avec quelles intentions assumeront-ils leur contribution ?

A ce sujet, une petite anecdote. Lors du Concile de Vatican II, 70 schémas avaient été soumis en débats aux évêques dans un système que la Curie romaine pensait avoir soigneusement verrouillé. Mais un grain de sable le fit imploser. Dès la première séance, il n’avait fallu que quelques minutes et l’audace tranquille de Mgr Liénart, l’évêque progressiste de Lille, pour que le peuple de Dieu se réapproprie ce Concile et les espoirs qu’il mettait en lui…Et maintenant la leçon pour nous qui sommes en attente de notre Concile : ce qui peut nous paraître insurmontable, Dieu peut le surmonter et provoquer un immense tsunami pour que l’Orthodoxie retrouve enfin, au niveau de cette fameuse « sobornost » qu’elle clame avec tant de fierté à tout venant, ses véritables marques spirituelles et ecclésiologiques, lesquelles lui imposeront de se tourner toute entière et exclusivement vers l’essentiel de sa mission ecclésiale dont la finalité est le salut du monde.

-Quel témoignage du Christ nous les Orthodoxes porterons-nous à l’avenir ?

-Quelles réponses compréhensibles donnerons-nous non seulement à nos propres fidèles mais aussi à l’immensité de ceux qui sont en recherche ?

-Comment rendrons-nous accessible la Parole du Christ ?

-Comment accompagnerons-nous ces chercheurs de lumière, dans le travail professionnel ou le chômage, dans la vie de famille, dans l’éducation des enfants et des jeunes en général, dans les épreuves et les ruptures qui jalonnent chaque vie ?

Voici les questions fondamentales que je voudrais voir portées par les média et, singulièrement, ici dans ce salon du livre orthodoxe, par l’édition, sous tous ses aspects et dans tous les genres : de la bande dessinée au roman, des traités de théologie et de philosophie aux livres d’art, du livre de poche aux reliures précieuses.

Je voudrais vous faire partager la réflexion que je me faisais, pendant mon voyage entre Tallinn et Paris, sur les incongruités de la Providence.

Mes parents étaient chypriotes mais je suis né au Congo ; j’étais heureux là-bas et voici que je dois faire mes études à Paris. J’étais un jeune intellectuel gourmand de savoir et me voici lancé dans la pastorale. Enfin, évêque comblé à Nice jusqu’à un certain dimanche de mars 1999. Je me retrouve à Tallinn le dimanche suivant à la tête d’une Eglise, soi-disant pour certains encore « fantomatique » ! Aujourd’hui, je regarde le travail accompli et je me dis : Dieu parvient toujours à boucler la boucle avec beaucoup d’humour. Ce n’est pas si mal la Providence !

Vous comprendrez que ces expériences multiples sont autant d’encouragements à prendre du recul par rapport aux contingences et à mesurer l’insignifiance de nos querelles que le monde qualifie de « byzantines ».

La vérité, c’est que ceux qui s’interrogent sur le sens de leur vie, sur « les forces de l’esprit », sur le besoin de s’ouvrir aux autres, ceux-là nous demandent d’être crédibles dans l’affirmation de notre foi. Mais comment être crédible si l’on n’est pas lisible ? Je veux dire visible et lisible, en France, en Europe, partout dans le monde, à côté des Catholiques, des Protestants, des Musulmans, des Juifs, des incroyants ?

Or, visibles, nous ne le sommes pas comme Chrétiens pour « le gentil du parvis » qui croit en un être suprême mais pas à la vie éternelle.

Or, lisibles nous ne le sommes pas comme Orthodoxes pour celui qui se revendique chrétien et croit en Dieu, parfois même en un Dieu trinitaire, mais ne retient de nous que nos icônes, nos chants et notre encens.

Or, crédibles, surtout ici dans la « diaspora », nous le sommes à peine, sauf à être très initiés, pour le peuple orthodoxe dans son ensemble qui se perd dans les juridictions ethniques, les patriarcats, les exarchats, les subtilités des rituels, les langues liturgiques et les langues d’usage, le contrôle d’une paroisse par telle association et de telle autre par une autre association.

Nous marchons dans un épais brouillard et nous nous étonnons que l’on ne nous reconnaisse pas.

Je conclus.

Mon souhait, c’est qu’à la faveur de la préparation de notre Saint et Grand Concile Panorthodoxe, ce brouillard se dissipe afin que nous soyons réellement visibles, lisibles et crédibles. Ce Saint et Grand Concile de l’Eglise Orthodoxe se doit d’être l’affaire de tous.

Soyez en certains… vous ici, dans l’édition, par les réseaux sociaux et avec les média, vous y avez votre part.

C’est un Estonien qui vous le dit, un habitant de cette petite Estonie qui est le pays le plus informatisé du monde, qui a inventé « skype » et qui, de surcroît, est le pays économiquement le plus vertueux de l’Union européenne et de la zone euro. Comme quoi les voies du Seigneur sont impénétrables, même dans l’Orthodoxie.

Je vous remercie.

+STEPHANOS, Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.

2e Salon du Livre, Paris – 25 et 26 avril 2014