Eglise orthodoxe et sécularisation
Les définitions de la sécularisation formulées aujourd’hui dans le monde théologique et ecclésiastique, sont davantage liées à ses conséquences plutôt qu’à son origine. Pour illustrer le phénomène de la sécularisation par rapport à l’Eglise, nous employons des termes comme : altération, aliénation, éloignement, déviation, esprit de ce monde, etc., parce que justement le point de départ de ces définitions n’est pas d’ordre théologique mais moral. Notre attention est donc toujours attirée sur les conséquences du phénomène pour l’Eglise et non pas sur ses causes.
Pour aborder le phénomène, le problème de la sécularisation dans sa cause principale, il faudrait considérer celle-ci comme une sorte de tentation permanente de l’Eglise, qui est au fond la troisième tentation du Christ : la tentation à laquelle le Seigneur est soumis par l’esprit du monde au début de son parcours sur terre (Mt 4, 8-11). Mais pourquoi donc le Christ refuse de succomber à la tentation ? Est-ce seulement par fidélité à la mission reçue de son Père, ou bien par quelque chose de plus profond ? Il paraît que, lorsque ce refus de succomber à la tentation manque, lorsqu’on n’y oppose pas de résistance, cela donne lieu à la sécularisation.
L’Eglise, telle que le Christ l’a voulue ne constitue pas un organisme purement historique qui pourrait à chaque fois se transformer selon les courants idéologiques du temps en s’y adaptant ; une telle adaptation l’introduirait dans la sécularisation justement. L’Eglise n’est pas non plus un abri d’existences individuelles, dans le but d’exaucer leurs besoins individuels. L’Eglise existe comme relation et communion. En vérité, c’est la relation du monde avec Dieu — en Christ — qui est appelée Eglise. Et ce “en Christ”, lieu de la rencontre du monde avec Dieu, nous montre que le caractère de l’Eglise est profondément “théanthropique”. La chute constitue déjà une aversion de l’homme envers Dieu et un enfermement dans le monde et la création séparés de Dieu. Elle ramène l’homme et le monde à une autosuffisance, à un enfermement dans son propre ego, c’est-à-dire à l’égocentrisme.
Dans le jardin d’Eden, il arrive avec Adam (Gén. 3, 17) l’événement premier et unique : une créature, le diable, s’adresse à une autre créature, l’homme, pour discuter, de la correction — sinon du refus — de l’acte créateur de Dieu. Il ne s’agit pas là d’une proposition de refus total de Dieu, mais d’une amélioration de son œuvre. Dans ce cas, la créature, devient le critère, de ce qui doit être. Elle devient elle-même l’archétype de l’image selon laquelle l’homme est créé. Mais celle-ci est pourtant l’image “de Dieu” et non pas de la créature elle-même. Et par ce renversement de perspective, l’image (de Dieu) est donc enfermée dans une conception et une espace intra-séculières. Tout est mis au service d’un objectif séculier. Même “Dieu” est utilisé, identifié au service d’une finalité historique.
Le deuxième événement arrive à la personne du Christ « sur une très haute montagne » (Mt 4, 8), où le diable lui-même tente de l’accrocher aux choses de ce monde, lui proposant de se fixer aux royaumes du monde et de refuser la dimension du ciel et de l’éternité : « je te donnerai tout cela » (Mt 4, 9). Le diable tente donc de séculariser, pourrait-on dire, l’existence du Christ Lui-même, Son incarnation et Sa perspective eschatologique.
Cependant, le Christ est venu récapituler en Lui-même le monde entier, visible et invisible ; il constitue, dans Son Corps — qui est l’Eglise — la création dans sa nouveauté, la création entière, sensible et intelligible, en unifiant ce qui était décomposé. L’Eglise ne peut pas être conçue sans le monde, et le monde ne pourrait véritablement pas exister sans l’Eglise, en dehors de sa relation avec le Christ. L’œuvre de l’Eglise consiste à la réception et l’incorporation de l’ensemble de la création au projet de l’Economie divine, en route vers la “ressemblance”. Quand l’Eglise perd ce chemin et cette orientation de “ressemblance”, elle se conforme purement et simplement à l’histoire. Perdant la perspective du Royaume (de la ressemblance), elle s’identifie unilatéralement au monde et se consacre à des fins séculières. Par conséquent, elle se sécularise et ouvre le chemin à sa propre désorientation ultérieure. Alors le monde absorbe l’Eglise au lieu d’être transfiguré par elle. L’Eglise succombe à la tentation à laquelle le Christ a su résister. Elle gagne peut-être les royaumes de ce monde, si futiles et incertains, mais elle perd le Royaume de Dieu à venir.
La question est alors posée : dans quelle mesure l’Eglise, en Europe et dans le monde entier, est aujourd’hui concernée par la sécularisation et quelle devrait être son attitude face à ce phénomène ? a) La sécularisation pourrait avoir une influence néfaste directe sur la structure et l’identité même de l’Eglise. Sous son emprise, l’événement eucharistique, le fondement de l’Eglise, est altéré : le rassemblement de la Communauté ecclésiale et l’événement de communion dérapent ainsi à un événement d’amélioration morale individuelle. Les fonctions essentielles de l’Eglise revêtent un caractère de fonctionnariat, le système synodal — à l’origine une réunion pour la confirmation de la foi — devient un mécanisme de contrôle sur la base des critères de démocratie séculière, du principe de majorité dans le meilleur des cas. La structure hiérarchique et charismatique de l’Eglise se trouve ainsi renversée. Les sacrements — “mystères” dans le langage orthodoxe — deviennent des actes de démonstration privée et mondaine ; ils ne sont plus les événements de la communion eschatologique. L’unité entre la théologie et la vie ecclésiale est brisée. La connaissance se détache de l’amour. L’Eglise devient un mécanisme idéologique qui se défend contre celui qui ne l’accepte pas. Et alors tous les moyens peuvent être justifiés… b) La sécularisation est un long processus, mis en marche par l’addition et la soustraction diverses sur l’identité et la tradition de l’Eglise, par des “corrections” donc sur l’œuvre créatrice et sotériologique de Dieu dans l’Eglise. C’est pour cette raison que les Pères de l’Eglise se sont montrés si sévères, lorsqu’il s’agissait de transformer la structure et le dogme de l’Eglise, même si cela concernait un iota. Et c’est bien pour cette même raison que nous observons actuellement avec respect et compréhension l’attachement des Eglises et des fidèles à ce qui nous a été transmis et est vécu dans chaque tradition ecclésiale. c) L’Eglise orthodoxe porte une sensibilité particulière à ce sujet, comme en témoigne le texte final de l’Assemblée de la Hiérarchie du Patriarcat œcuménique, convoquée au Phanarion en septembre 1998 : « Nous [Orthodoxes] sommes aussi soumis aux tentations de la “sécularisation” ; c’est là, pour le monde et tout ce qui est relatif, la conception, le vécu sans Dieu et l’assimilation au monde. […] Dieu ne nous a pas donné un “esprit de crainte mais un esprit de puissance et de sagesse” (2 Tim. 1, 7). Nous tenant nous-mêmes dans cet esprit en ce monde sécularisé qui ramène tout à lui-même, nous sommes appelés à manifester en notre vie la vie de qui nous a créés, offrant dans nos paroles comme dans nos actes le signe et le témoignage d’enfants de Dieu dans la lumière de Sa puissance ». d) Lorsque la sécularisation survient, l’Eglise agit de deux manières différentes : soit elle devient une partie de l’appareil de l’Etat, soit elle tente de se substituer à l’Etat. Dans l’espace des pays orthodoxes, la sécularisation en tant que faiblesse personnelle des membres n’est pas quelque chose d’inconnu, tout comme la tendance à institutionnaliser, dans l’histoire récente comme dans l’ancienne. Le rappel suivant de Saint Jean Damascène dans son “Contre les ennemis des icônes” n’est certainement pas du au hasard : « Il n’appartient pas aux souverains de légiférer dans l’Eglise. […] Les souverains doivent avoir un comportement politique juste ». Mais la tendance de sécularisation a pris des dimensions institutionnelles après les Lumières et la Révolution française ; de là, elle est arrivée dans les pays de tradition et à majorité orthodoxes sous la forme d’un effort de modernisation et de conformité à l’esprit européen.
De la question précédente, avec l’esquisse des influences que l’Eglise reçoit de la sécularisation institutionnalisée, naît la question suivante : l’Eglise — le Christianisme — est-elle en mesure de faire face et de renverser la tendance de l’homme actuel qui marche vers une coupure totale de la communion de Dieu ?
Notre réponse est positive, pour des raisons suivantes : a) Parce que le Chrétien croit en la Vérité révélée. Grâce à cette foi, il est convaincu de la vie eschatologique et prie pour que le projet de Dieu soit accompli en sa personne. Il espère, et cet espoir ne faiblit pas, selon l’apôtre Paul (Rom. 5, 5). b) Parce que le croyant chrétien apprend de plus en plus d’accepter et de respecter la liberté personnelle de tout homme, qui a sa propre façon et sa propre foi pour s’unir au Dieu Créateur, qui comme Père « illumine et sanctifie tout homme qui vient au monde » (Jn 1, 9). c) Parce qu’il y a une prise progressive de conscience que pour accomplir le projet et la volonté de Dieu, nous sommes invités dans notre vie de faire nôtres les valeurs — qui sont en même temps des vertus — du respect mutuel, de la fraternité, de la solidarité, du soutien mutuel et enfin de l’amour, qui s’élève au-dessus de toute autre principe et vertu. d) Parce que les Eglises chrétiennes que nous représentons en Europe prouvent de manières diverses la disposition et la volonté de redonner vie au message de l’Evangile dans un monde qui semble nouveau mais ne s’est pas détaché de ses racines et d’utiliser tous les moyens humains pour qu’une coexistence pacifique et juste des peuples de l’Europe soit établie. e) Parce que, confiante, l’Eglise entreprend le fameux Dialogue dans toute direction et à toute circonstance, pour une connaissance plus ample des idées des hommes. f) Parce que, tout simplement, le Christ est ressuscité des morts !…
Prof. Hdr. Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS Doyen du Séminaire de Théologie Orthodoxe « St Platon » de Tallinn