Les rēgles monastiques de St Basile le Grand
SAINT BASILE LE GRAND
PROLOGUE
Par la grâce divine et au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, nous voilà réunis en ce lieu, nous qui n’avons qu’un seul et même but : celui de mener une vie de piété, et si vous avez manifestement soif d’entendre un enseignement profitable à vos âmes, je me sens pour ma part, dans l’obligation de vous instruire au sujet des commandements divins. Je suis, en effet, poursuivi jour et nuit par le souvenir de ces paroles de l’Apôtre : « Pendant trois ans, de nuit et de jour, je n’ai cessé de donner dans les larmes des avertissements à chacun. » (Ac 20, 31)
L’heure est favorable, l’endroit nous procure le silence et l’éloignement des bruits du dehors. Demandez-moi donc de distribuer en temps utile, à mes compagnons, leur mesure de froment, et moi je vous demanderai de recevoir ma parole comme en une bonne terre, afin de porter un jour en abondance les fruits parfaits de justice dont parle l’Ecriture. (Mt 13, 23)
Je vous en conjure, par l’Amour de notre Seigneur Jésus Christ qui S’est livré lui-même pour nos péchés (Tite 2, 14), occupons-nous enfin de notre âme, pleurons la vanité de notre vie passée, combattons, dans l’espérance des biens futurs, pour la Gloire de Dieu, de son Christ et de son adorable Esprit-Saint.
Ne demeurons pas dans cette insouciance et dans ce relâchement, ne remettons pas toujours avec légèreté, à demain ou à plus tard, le commencement de l’action. Craignons qu’un jour Celui qui nous a rachetés ne vienne nous surprendre dépourvus de bonnes œuvres et ne nous écarte des joies du festin nuptial. Lorsqu’il ne servira plus à rien de se repentir, nous pleurerons en vain et nous regretterons inutilement le temps mal employé de notre vie : « C’est maintenant l’heure propice, dit l’Apôtre, c’est aujourd’hui le jour du salut. »(2 Cor 6, 2)
Actuellement, c’est le temps de la pénitence, plus tard ce sera celui de la récompense ; à présent celui de la patience, un jour celui de la consolation. En ce moment Dieu vient en aide à ceux qui se détournent des voies du mal ; plus tard il sera l’inquisiteur infaillible et redoutable des actes, des paroles et des pensées des hommes. Aujourd’hui nous profitons de sa longanimité, mais nous connaîtrons la justice de ses jugements lorsque, à la résurrection, nous recevrons, chacun selon ses œuvres, les uns le châtiment, les autres la vie éternelle.
A quand remettrons-nous d’obéir au Christ qui nous appelle dans son royaume céleste ? Ne viendrons-nous pas à résipiscence ? Ne nous exciterons-nous pas nous-mêmes à abandonner notre genre de vie habituelle pour la rigoureuse observance de l’Evangile ? Ne nous mettrons-nous pas nous-mêmes sous les yeux ce jour à la fois solennel et terrible où ceux qui auront bien vécu seront reçus à la droite du Seigneur dans le Royaume de Dieu, tandis que se cacheront dans la sombre géhenne du feu éternel ceux que le Seigneur aura rejetés à sa gauche pour leur stérilité : « Là, dit-il, il y aura des pleurs et des grincements de dents. »(Mt 1, 43)
Nous prétendons bien chercher le royaume de Dieu, mais nous nous préoccupons peu des moyens de l’obtenir. Sans nous donner aucune peine pour observer les commandements du Seigneur, nous nous croyons, dans la vanité de notre âme, dignes de recevoir les mêmes récompenses que ceux qui ont résisté au péché jusqu’à la mort.
Mais qui donc a pu s’asseoir et dormir chez lui au temps des semailles et ramasser ensuite au moment de la moisson des gerbes pleins les bras ? Qui a fait la vendange sans avoir ni planté ni cultivé la vigne ?
Les fruits sont pour ceux qui ont peiné, les récompenses et les couronnes pour ceux qui ont vaincu.
A-t-on jamais couronné celui qui n’a même pas enlevé ses vêtements en face de l’adversaire ? Et cependant, non seulement il faut vaincre, mais il faut encore, comme dit l’Apôtre, « combattre selon toutes les règles » (2 Tim 2, 5), c’est-à-dire agir suivant les commandements qui nous ont été donnés sans en omettre le moindre. « Bienheureux, en effet, le serviteur que le maître, à son arrivée, trouvera -non pas travaillant au hasard- mais travaillant de telle manière » (Lc 12, 43), et encore : « Si tu as bien offert, mais si tu n’as pas bien divisé ton offrande, tu es coupable. » (Gen 4, 7)
Pour nous, dès que nous croyons avoir observé un précepte, (je ne dis pas : lorsque nous l’avons observé, car ils sont tellement liés entre eux dans le sens complet du mot, qu’en transgressant un seul nous les violons tous), au lieu de craindre la colère pour ceux que nous avons négligés, nous attendons déjà la récompense pour celui que nous avons respecté !
Si quelqu’un se voit confier dix talents, en garde un ou deux pour lui et rend le reste, il ne passera pas pour honnête parce qu’il a rendu beaucoup, mais il sera taxé d’injustice et de cupidité pour le peu qu’il s’est emparé. Que dis-je emparé ? Mais s’il a reçu un seul talent et le rend entier tel qu’il l’a reçu, il sera condamné pour n’avoir rien ajouté à ce qui lui a été donné. Qui frappe une seule fois son père, même après l’avoir respecté pendant dix ans, sera non point honoré pour sa piété filiale, mais jugé comme parricide.
« Allez, dit le Seigneur, enseignez toutes les nations et apprenez-leur – non pas à garder certains commandements en négligeant les autres – mais à garder tous ceux que je vous ai donnés » (Mt 28, 19), et l’Apôtre, après Lui, écrit : « N’offensons personne en rien, de peur qu’on ne blâme notre ministère ; mais montrons-nous en toute chose de dignes ministres de Dieu. » (2 Cor 6, 3)
Si tous ces commandements n’étaient pas nécessaires au salut, ils n’auraient pas été tous ni écrits, ni imposés comme strictement obligatoires.
A quoi me sert, en effet, d’observer tous les autres préceptes si, pour avoir dit « fou » à mon frère, je suis digne de la géhenne ?
A quoi sert d’être libre vis-à-vis du grand nombre si l’on est maintenu en servitude par un seul ? Car : « Qui commet le péché est esclave du péché. » (Jn 8, 34) Quel avantage à être exempt de beaucoup de maladies lorsqu’il suffit d’une seule pour nous abattre ?
Alors, dira-t-on, pour la masse des chrétiens qui ne gardent pas tous les commandements, il sera inutile d’en garder au moins quelques-uns ?
Ici, il sera bon de se rappeler saint Pierre. Après s’être si bien comporté en tant d’occasions, après avoir mérité d’être appelé bienheureux, il s’entendit dire, pour une seule fois qu’il se déroba : « Si je ne te lave pas les pieds, tu n’aura point de part avec moi » (Jn. 13, 8), et cependant, j’omets de le mentionner, son refus ne signifiait nullement l’indifférence ou le mépris, mais indiquait plutôt le respect et la déférence.
Et pourtant, objectera-t-on encore, il est écrit : « Celui qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. »(Joël 2, 32)
Comme si l’invocation du nom du Seigneur suffisait, à elle seule, à sauver qui la profère !
Que celui-là entende aussi les paroles de l’Apôtre : « Comment invoqueront-ils Celui en qui ils n’ont point cru ? » (Rom 10, 14) Et si maintenant tu crois, écoute le Seigneur : « Entrera dans le royaume des cieux non pas quiconque dira : Seigneur, Seigneur, mais celui qui accomplit la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » (Mt 7, 21)
Bien plus, si quelqu’un accomplit cette volonté, mais non de la manière que Dieu veut ni dans les dispositions d’amour de Dieu, c’est en vain qu’il s’est mis en peine, le Seigneur Lui-même le dit : « En vérité, ceux qui agissent pour être vus des hommes ont déjà leur récompense. » (Mt 6,5) D’où saint Paul a pu dire : « Quand même je distribuerais mes biens aux pauvres et livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne sert à rien. » (1 Cor 13, 3)
Pour être bref, je distingue trois dispositions différentes qui nous portent inévitablement à obéir : ou bien nous nous détournons du mal par crainte du châtiment, et nous sommes dans la disposition de l’esclave ; ou nous poursuivons l’appât de la récompense en accomplissant les commandements pour l’avantage que nous en retirons, et ainsi nous ressemblons aux mercenaires ; ou enfin c’est pour le bien lui-même et l’amour de celui qui commande, que nous obéissons, heureux d’avoir été trouvés dignes de servir un Dieu si glorieux et si bon, et nous sommes alors dans la disposition des enfants.
Celui qui accomplit les commandements dans la crainte et voit sans cesse devant lui la peine qu’encoure la négligence, ne se contentera pas d’exécuter une partie des préceptes en négligeant les autres, mais il redoutera le châtiment qui s’attache aussi bien à n’importe quelle désobéissance. C’est pourquoi : « Bienheureux celui qu’anime en tout une crainte salutaire. » (Prov 28, 14), il est solidement établi dans la vérité, car il peut dire : « Je voyais toujours le Seigneur devant moi, Il se tient à ma droite afin que je ne sois pas ébranlé. » (Ps,15, 8) De cette façon il ne voudra rien omettre de son devoir. « Bienheureux l’homme qui craint le Seigneur », pourquoi ? « Parce qu’il s’appliquera avec zèle à l’observance de ses commandements. »(Ps 111, 1)
Ceux qui vivent dans la crainte ne pourront donc ni omettre ni observer négligemment un seul des commandements qui leur sont donnés.
Mais le mercenaire, lui non plus, ne voudra rien dédaigner de ce qui lui est prescrit.
En effet, comment recevrait-il le prix de son travail dans la vigne, s’il n’a pas observé les conventions ? S’il a passé outre à quelque travail urgent, il l’a rendue inutile à son propriétaire. Qui donc accorderait un salaire pour un dommage qu’on lui a causé.
En troisième lieu vient le service rendu par amour. Quel fils désireux de plaire à son père le contentera dans les grandes lignes, en se réservant cependant de le chagriner dans les détails ? Surtout qu’il se souviendra des paroles de l’Apôtre : « Ne contristez pas l’Esprit de Dieu dont le sceau est imprimé en vous. » (Eph 4, 30)
Ceux qui violent la plupart des commandements, dans quelle catégorie les placerons-nous donc ?
Ils n’exécutent pas les ordres de Dieu comme ceux d’un Père ; ils ne lui obéissent pas dans l’espoir d’une récompense ; ils ne le servent pas comme un maître… » Si je suis Père, dit le Seigneur, où est le respect qu’on me doit ? Et si je suis le Maître, où est la crainte que j’inspire ? » (Mal 1, 6) En vérité : « Celui qui craint le Seigneur assujettira fortement son vouloir à ses lois » (Ps 111, 1), car il est dit : « En violant sa loi tu traites Dieu avec dédain. » (Rom 2, 23)
Si nous voulons vivre selon notre bon plaisir plutôt que selon les commandements, comment nous promettons-nous, pour plus tard, la vie bienheureuse, l’égalité avec les saints et la joie partagée avec les anges en présence du Seigneur ? Imaginations puériles !
Comment serai-je avec Job, si je n’ai pas accepté avec reconnaissance le malheur qui m’a frappé ? Comment serai-je avec David, quand je n’ai pas traité mon ennemi avec générosité ? Comment avec Daniel, sans avoir cherché Dieu dans la tempérance ininterrompue et la prière continuelle ? Comment avec chacun des saints, moi qui n’ai pas marché sur leurs traces ?
Quel est le directeur de jeux assez dénué de jugement pour estimer dignes des mêmes couronnes le vainqueur et celui qui n’a même pas combattu ? Quel chef d’armée appellera ceux qui n’ont même pas paru dans la mêlée, à recevoir, avec ceux qui ont remporté la victoire, une part égale au butin ?
Dieu est bon, mais il est juste aussi ; or c’est le propre du juste de rendre à chacun selon son dû, ainsi qu’il est écrit : « Seigneur accordez vos bienfaits à ceux qui sont bons et ont le cœur droit, mais ceux qui s’engagent dans les voies détournées, anéantissez-les avec les méchants. » (Ps 124, 4-5)
Dieu est miséricordieux, oui, mais il est juste : « Le Seigneur aime la miséricorde et la justice » (Ps 32, 5) ; c’est pourquoi : « Je chanterai, Seigneur, ta miséricorde et ta justice. »(Ps 100, 1)
Par l’Ecriture nous savons aussi qui bénéficiera de sa miséricorde : « Bienheureux les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde. »(Mt 5, 7)
Tu vois avec quel discernement Dieu use de la pitié ? Il ne fait pas miséricorde sans jugement et ne juge pas sans miséricorde, »Car le Seigneur est miséricordieux et juste » (Ps 114, 5). Ne nous faisons donc pas de Dieu une idée tronquée et ne cherchons pas dans sa bonté un prétexte à la négligence.
Voilà pourquoi les tonnerres, pourquoi les éclairs : c’est afin qu’on n’abuse pas de sa bonté.
Celui qui fait se lever le soleil (Mt 5, 45) punira aussi la cécité (2 Rois 6, 18) ; celui qui donne la pluie (Zach 10, 1) fera aussi tomber le feu (Gen 19, 24). Ce sont là des marques, les unes de sa bonté, les autres de sa sévérité : ou bien nous aimerons pour les premières, ou nous craindrons pour les secondes, en sorte qu’il ne nous soit pas dit, à nous aussi : « Méprises-tu les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité, oubliant que la clémence de Dieu veut te conduire à la pénitence ? Mais dans la mesure de ta dureté et de ton impénitence, tu n’amasses un trésor de colère pour le jour où elle se manifestera. » (Rom 2,4-5)
Il n’est donc pas possible de faire notre salut sans accomplir toutes les œuvres que nous impose le Seigneur, et il n’est pas sans danger de négliger quoi que ce soit de ce qui nous est prescrit, car c’est un funeste orgueil de prétendre juger le divin législateur et d’examiner les lois pour en admettre les unes et rejeter les autres.
Puisqu’il en est ainsi, athlètes de la piété, nous qui cherchons une vie calme et éloignée des affaires pour nous faciliter l’observance des préceptes évangéliques, eh bien ! mettons en commun notre souci et notre volonté de ne rien laisser échapper des commandements qui nous sont donnés.
S’il faut atteindre cette perfection de l’homme de Dieu dont parle l’Ecriture et que montrent les raisonnements précédents, il est absolument nécessaire de nous purifier par l’observance complète de la loi jusqu’à « la mesure de l’âge de la plénitude du Christ » (Eph. 4, 13), car une victime mutilée, si pure soit-elle devient impropre au sacrifice offert à Dieu.
Que chacun donc soumette à l’examen de tous ce dont il croit avoir besoin. Si l’on est plusieurs à chercher avec sollicitude, il sera plus facile de trouver la solution cachée, car Dieu, selon la promesse à notre Seigneur Jésus-Christ, nous fera la grâce de la découvrir dans les enseignements et les avertissements du saint Esprit. (Jn 14, 26)
Force m’est d’enseigner et malheur à moi si je ne proclame pas l’Evangile(1 Cor 9, 16) ; mais un égal danger vous menace, vous aussi, si vous êtes négligents dans cet examen, ou si vous apportez mollesse et relâchement dans le maintien des lois et la pratique des œuvres prescrites. Le Seigneur a dit : « La doctrine que je vous ai enseignée sera votre juge au dernier jour »(Jn 12, 48), et : « Le serviteur qui ignore la volonté de son maître et se rend digne d’être puni, le sera modérément ; mais celui qui la connaît et ne l’a pas accomplie, ou ne s’y est pas conformé, sera rigoureusement châtié. » (Lc 12, 47)
Prions donc afin que Dieu m’accorde à moi de dispenser sa parole sans mériter de blâme, et qu’il vous donne, à vous, de l’écouter avec fruit.
Sachant bien que les paroles de la sainte Ecriture se dresseront devant nous au tribunal du Christ, car il est dit : « Je te confondrai et j’établirai tes péchés contre toi » (Ps 49, 21), prêtons une vigilante attention à tout ce qui sera dit, et efforçons-nous de traduire avec zèle dans nos actes les enseignements divins. Nous ne savons pas, en effet, « ni quel jour, ni quelle heure le Seigneur viendra. » (Mt 24, 42).
Traduction : Léon LEBE O.S.B.