Les rēgles monastiques de St Basile le Grand – « Les grandes rēgles 1-27 »
« LES GRANDES REGLES 1-27 »
Table des matières
01 – De l’ordre établi dans la série des commandements du Seigneur.
02 – De la charité envers Dieu. L’homme a naturellement en lui la disposition et la force d’accomplir les commandements du Seigneur.
03 – De la charité envers le prochain.
04 – De la crainte de Dieu.
05 – De la dispersion de l’âme à éviter.
06 – De la nécessité de vivre dans la solitude.
07 – De l’opportunité de se joindre à ceux qui ont un même désir de plaire à Dieu, parce qu’il est difficile en même temps que dangereux de vivre seul.
08 – Du renoncement.
09 – De l’obligation de n’abandonner ses biens à ses proches qu’avec discernement.
10 – Qui faut-il accepter parmi ceux qui se présentent pour vivre selon Dieu ? Quand, et comment ?
11 – Des esclaves.
12 – Comment faut-il recevoir les gens mariés ?
13 – Qu’il est utile d’exercer également au silence les nouveaux venus.
14 – De ceux qui se consacrent à Dieu et cherchent ensuite à renier leur promesse.
15 – De l’acceptation et de l’éducation des enfants, et de la profession de chasteté.
16 – De la tempérance.
17 – Qu’il faut aussi se modérer dans le rire.
18 – Qu’il faut goûter tous les mets qu’on nous présente.
19 – Quelle est la norme de la tempérance ?
20 – Quelle table offrir aux hôtes ?
21 – Quel rang et quelle place faut-il prendre aux repas de midi et du soir ?
22 – Quel vêtement convient au chrétien ?
23 – De la ceinture.
24 – De la manière de vivre entre soi.
25 – Que redoutable sera le jugement pour le supérieur qui ne reprend pas les coupables.
26 – Qu’il faut révéler au supérieur jusqu’aux secrets du cœur.
27 – Si le supérieur vient à faiblir, il sera repris par ceux qui ont autorité dans la fraternité.
QU : 1 : De l’ordre établi dans la série des commandements du Seigneur
Puisque l’Ecriture nous permet d’interroger, nous vous prions d’abord de nous dire si les commandements de Dieu se suivent dans un certain ordre. Y-a-t-il un premier, un deuxième, un troisième et ainsi de suite ? ou bien sont-ils tous connexes et également dignes de la primauté dans la pratique, en sorte qu’on puisse commencer par où l’on veut, comme dans un cercle ?
R. – Votre question est ancienne et a déjà été posée dans l’Evangile, lorsque le docteur de la loi s’approcha de Jésus et dit : « Maître, quel est le premier commandement dans la loi ? – Et le Seigneur de répondre : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit. Le second lui est semblable : » Tu aimeras ton prochain comme toi même. » (Mt 22, 36-39)
Le Seigneur en personne a donc déterminé l’ordre à garder dans les commandements. Le premier et le plus grand est celui qui regarde la charité envers Dieu, et le second, qui lui est semblable, ou plutôt en est l’accomplissement et la conséquence, concerne l’amour du prochain.
Voilà comment les paroles susdites et d’autres rapportées aussi dans la Sainte Ecriture nous apprennent en quel ordre sont imposés les commandements de Dieu.
QU : 2 : De la charité envers Dieu. L’homme a naturellement en lui la disposition et la force d’accomplir les commandements du Seigneur
Parlez-nous d’abord de l’amour de Dieu. Il est entendu qu’il faut aimer Dieu, mais comment faut-il l’aimer ? Voilà ce que nous voudrions apprendre.
R – L’amour de Dieu ne s’enseigne pas. Personne ne nous a appris à jouir de la lumière ni à tenir à la vie par-dessus tout ; personne non plus ne nous a enseigné à aimer ceux qui nous ont mis au monde ou nous ont élevés.
De la même façon, ou plutôt à plus forte raison, ce n’est pas un enseignement extérieur qui nous apprend à aimer Dieu. Dans la nature même de l’être vivant, je veux dire de l’homme, se trouve inséré comme un germe qui contient en lui le principe de cette aptitude à aimer. C’est à l’école des commandements de Dieu qu’il appartient de recueillir ce germe, de le cultiver diligemment, de le nourrir avec soin, et de le porter à son épanouissement moyennant la grâce divine.
J’approuve votre zèle, il est indispensable au but ; nous-même, autant que le saint Esprit nous en donnera le pouvoir, nous nous efforcerons, avec l’aide de Dieu et de vos prières, d’exciter l’étincelle de l’amour divin caché en vous.
Il faut savoir que cette vertu de charité est une, mais qu’en puissance elle embrasse tous les commandements : « Car celui qui m’aime, dit le Seigneur, accomplit mes commandements » (Jn 14, 23), et encore : « Dans ces deux commandements sont contenus toute la loi et les prophètes. » (Mt 22, 40)
Nous n’entreprendrons pas d’argumenter en détails sur cette assertion, car sans nous en apercevoir, nous y introduirions à son tour tout le traité des vertus ; nous vous rappellerons seulement, pour autant qu’il est en notre pouvoir et que cela convient à notre but, l’amour que vous devez à Dieu.
Posons d’abord cette prémisse : nous avons reçu de Dieu la tendance naturelle de faire ce qu’il commande et nous ne pouvons donc nous insurger comme s’il nous demandait une chose tout à fait extraordinaire, ni nous enorgueillir comme si nous apportions plus que ce qui nous est donné. C’est en usant loyalement et convenablement de ces forces que nous vivons saintement dans la vertu ; en les détournant de leur fin, que nous sommes au contraire emportés vers le mal.
Telle est, en effet, la définition du vice : l’usage abusif et contraire aux commandements du Seigneur, des facultés que Dieu nous a données pour le bien, et telle, par conséquent, la définition de la vertu que Dieu exige de nous : l’usage consciencieux de ces facultés selon l’ordre du Seigneur.
Cela étant, nous dirons la même chose de la charité.
En recevant de Dieu le commandement de l’amour, nous avons aussitôt, dès notre origine, possédé la faculté naturelle d’aimer.
Ce n’est pas du dehors que nous en sommes informé ; chacun peut s’en rendre compte par lui-même et en lui même, car nous cherchons naturellement ce qui est beau, bien que la notion de beauté diffère pour l’un et pour l’autre ; nous aimons sans qu’on nous l’apprenne, ceux qui nous sont apparentés par le sang ou par l’alliance ; nous manifestons enfin volontiers notre bienveillance à nos bienfaiteurs.
Or, quoi de plus admirable que la beauté divine ? Que peut-on concevoir de plus digne de plaire que la magnificence de Dieu ? Quel désir est ardent et intolérable comme la soif provoquée par Dieu dans l’âme purifiée de tout vice et s’écriant dans une émotion sincère : « L’amour m’a blessée » ? (Ct 2, 5)
Ineffables et indescriptibles sont les rayons de la beauté divine ! La langue est impuissante à en parler, l’oreille ne peut l’entendre! Quand vous diriez l’éclat de l’étoile du matin, la clarté de la lune et la lumière du soleil, tout cela est indigne de représenter sa gloire, et, comparé à la lumière de vérité, est bien plus éloigné d’elle, que la nuit profonde, triste et obscure, n’est distante du midi le plus pur.
Cette beauté est invisible aux yeux du corps, l’âme seule et l’intelligence peuvent la saisir. Chaque fois qu’elle a illuminé les saints, elle a laissé en eux l’aiguillon d’un intolérable désir, au point que, lassés de cette vie, ils se sont écriés : « Malheur à moi, parce que mon exil s’est prolongé ! » (Ps 119, 5), « Quand irai-je contempler la face du Seigneur ? » (Ps 41, 3), et : « Je voudrais me dissoudre et être avec le Christ. » (Ph 1, 23) « Mon âme a soif du Seigneur fort et vivant » (Ps 41, 3), et enfin : « Maintenant, Seigneur, délivrez votre serviteur ! » (Lc 2,29) Supportant avec peine cette vie qui leur semblait un emprisonnement, ils contenaient difficilement les élans provoqués dans leur âme par le désir de Dieu ; jamais rassasiés de contempler la beauté divine, ils suppliaient que fut prolongée dans la vie éternelle la vision de la magnificence de Dieu.
C’est ainsi que les hommes aspirent naturellement vers le beau. Mais ce qui est bon est aussi souverainement beau et aimable ; or Dieu est bon ; donc tout recherche le bon ; donc tout recherche Dieu.
Il s’ensuit que, si notre âme n’est pas pervertie par le mal, le bien que nous faisons possède en nous-mêmes sa racine. Nous sommes ainsi obligés de rendre à Dieu, comme un devoir strict, cet amour, dont cependant la privation est pour l’âme le plus grand de tous les maux, car l’éloignement et l’aversion de Dieu sont la plus terrible des peines de l’enfer, et même si la douleur ne s’y ajoutait pas, elle serait plus lourde à porter que la privation de la vue pour l’œil, et la mort pour l’être vivant.
Si l’affection des enfants pour les parents est un sentiment naturel qui se manifeste dans l’instinct des animaux et dans la disposition des hommes à aimer leur mère dès leur jeune âge, ne soyons pas moins intelligents que des enfants, ni plus stupides que des bêtes sauvages : ne restons pas devant Dieu qui nous a créés, comme des étrangers sans amour.
N’aurions-nous pas appris par sa bonté même ce qu’il est, nous devrions encore, pour le seul motif que nous avons été créés par lui, l’aimer par dessus tout, et rester attachés à son souvenir comme des enfants à celui de leur mère.
De fait, parmi ceux que l’on aime naturellement, les bienfaiteurs sont au premier rang, et cette affection pour ceux qui nous ont fait du bien n’est pas un sentiment propre à l’homme seulement, mais commun à la plupart des animaux : « Le bœuf, dit l’Ecriture, connaît son possesseur, et l’âne la mangeoire de son maître. » (Is 1, 3)
A Dieu ne plaise donc qu’il puisse être dit de nous : « Israël ne m’a pas reconnu, et mon peuple ne m’a point compris ! » (Is 1, 3) Faut-il dire quelle reconnaissance le chien et d’autres animaux montrent à ceux qui les nourrissent ?
Si l’affection et l’amitié naissent spontanément en nous pour ceux qui nous font du bien, et si nous faisons tout pour rendre le bienfait reçu, quel langage pourrait exprimer dignement l’importance des bienfait de Dieu ?
Ils sont si abondants que leur nombre échappe, si grands et de telle nature qu’un seul suffit pour nous rendre débiteurs de toute notre reconnaissance à Celui dont nous l’avons reçu !
Je tairai tous ceux qui rivalisent, il est vrai, d’importance et de dignité, mais sont cependant surpassés par de plus grands, comme les astres par les rayons du soleil, et perdent ainsi de leur éclat ; car il ne faut pas mesurer la bonté du bienfaiteur à ses moindre faveurs et laisser de côté les plus grandes.
Silence donc sur les levers du soleil, les phases de la lune, les alternances des saisons, la succession des heures.
Ne disons rien des eaux du ciel, des sources jaillissantes, de la mer elle-même et de la terre entière.
Ne parlons pas de tout ce qui naît sur le sol, de tout ce qui vit dans les eaux, de tout ce qui vole dans les airs, des animaux sans nombre, de tout ce qui sert à notre vie.
Voici le bienfait dont il est impossible de ne pas tenir compte, même malgré soi, celui qu’absolument l’on ne peut taire, si l’on est doué d’intelligence et de saine raison, et dont personne cependant n’est capable de parler dignement : Dieu avait créé l’homme à son image et à sa ressemblance, il l’avait jugé digne de le connaître lui-même, mis par le don d’intelligence au-dessus de tous les animaux, établi dans la jouissance des incomparables délices du paradis, et enfin constitué maître de tout ce qui se trouvait sur la terre ; cependant, lorsqu’il le vit, circonvenu par le serpent, tomber dans le péché, et, par le péché dans la mort et les souffrances qui y conduisent, il ne le rejeta pas. Au contraire, il lui donna d’abord le secours de sa loi ; il désigna des anges pour le garder et prendre soin de lui, il envoya des prophètes pour lui reprocher sa méchanceté et lui enseigner la vertu ; il brisa par les menaces ses tendances au mal, et excita par des promesses ses dispositions pour le bien, montrant continuellement par des exemples salutaires l’aboutissement de l’une et de l’autre.
Lorsque, malgré ces grâces et bien d’autres encore, les hommes persistèrent dans la désobéissance, il ne se détourna pas d’eux.
Après avoir offensé notre bienfaiteur par notre indifférence devant les marques de sa bienveillance, nous ne fûmes cependant pas abandonnés par la bonté du Seigneur ni retranchés de son amour, mais nous avons été tirés de la mort et rendus à la vie par Notre Seigneur Jésus-Christ, et la manière dont nous avons été sauvés est digne d’une admiration plus grande encore! »Bien qu’il fut Dieu, il n’estima pas devoir garder jalousement son égalité avec Dieu, mais il s’abaissa lui-même jusqu’à prendre la forme de l’esclave. » (Ph 2, 6-7)
Il a pris nos faiblesses, il a porté nos souffrances, il a été meurtri pour nous afin de nous sauver par ses blessures (Is 53, 4),il nous a rachetés de la malédiction en se faisant malédiction pour nous(Ga 3, 13) ; il a souffert la mort la plus infamante pour nous conduire à la vie de la gloire.
Et il ne lui a pas suffi de rendre à la vie ceux qui étaient dans la mort, il les a revêtus de la dignité divine et leur a préparé dans l’éternel repos une félicité qui dépasse toute imagination humaine.
Que rendrons-nous donc au Seigneur pour tout ce qu’il nous a donné ? (Ps 115, 12)
Il est si bon qu’il ne demande rien en compensation de ses bienfaits : il se contente d’être aimé !
Pour moi, je dirai mon impression : lorsque je repasse tout cela dans ma mémoire, je suis saisi d’une anxiété terrible, dans la crainte que, par suite de mon insouciance et à force de m’occuper de vanités, je ne trahisse l’amour de Dieu et ne devienne pour le Christ un sujet de honte.
Celui qui, à présent, cherche à nous tromper, et met toute son industrie à nous faire oublier notre bienfaiteur devant les appâts du monde, insultera un jour, en effet, à notre perte. Nous foulant aux pieds il présentera au Seigneur notre dédain comme une injure, et il se glorifiera devant lui de notre désobéissance et de notre apostasie, lui qui, cependant, ne nous a pas créés et n’est pas non plus mort pour nous, mais nous a, au contraire, entraînés avec lui dans l’insoumission et le mépris des commandements de Dieu.
Cette humiliation infligée au Seigneur et cette gloire remportée par son adversaire : voilà ce qui me paraîtra le plus dur des châtiments de l’enfer ! Car c’est devenir pour l’ennemi du Christ un sujet d’orgueil et un motif d’élévation, en face de Celui qui est mort et ressuscité pour nous, à qui donc, selon l’Ecriture, nous sommes tellement redevables… !
Cela suffira au sujet de l’amour de Dieu. Comme je l’ai dit, mon but n’était pas de faire un exposé complet, ce serait impossible, mais de livrer brièvement aux âmes un résumé des motifs qui doivent nous porter sans cesse à aimer Dieu.
QU : 3 : De la charité envers le prochain
Il faudrait nous parler maintenant du commandement le plus important qui vient ensuite.
R. – Je vous ai déjà dit que la loi trouve en nous des germes qu’elle cultive et nourrit. Ayant reçu l’ordre d’aimer le prochain comme nous-mêmes, voyons donc si Dieu nous a donné aussi la propension naturelle à le faire.
Qui ne se rend compte que l’homme, être sociable et doux, n’est pas fait pour la vie solitaire et sauvage ?
Rien n’est plus conforme à notre nature que de nous fréquenter mutuellement, de nous rechercher les uns les autres et d’aimer notre semblable. Le Seigneur demande donc les fruits de ce dont il a déposé le germe en nous, lorsqu’il a dit : « Je vous donne un commandement nouveau, c’est que vous vous aimiez les uns les autres. » (Jn 13, 34)
Dans le but d’exciter notre âme à obéir à ce précepte, il n’a pas voulu qu’on cherchât la marque de ses disciples dans des prodiges ou des œuvres extraordinaires, bien qu’ils en eussent reçu le don dans l’Esprit saint.
Que dit-il au contraire ?
« On reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». (Jn 13, 35) Et il met un tel lien entre les deux commandements qu’il regarde comme faite à lui-même toute bonne action envers le prochain : « Car j’ai eu soif, dit-il, et vous m’avez donné à boire… » (Mt 25, 35),puis il ajoute : « Tout ce que vous avez fait au moindre de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». (Mt 25, 40)
L’observance du premier commandement contient donc aussi l’observance du second, et par le second on retourne à exécuter le premier.
Celui qui aime Dieu aimera par conséquent son prochain : « Car celui qui m’aime, dit le Seigneur, accomplira mes commandements ». (Jn 14, 23) » Or, mon commandement, le voici : c’est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés ». (Jn 15, 12) Je le répète donc : qui aime son prochain remplit son devoir d’amour envers Dieu, et Dieu considère ce don comme fait à lui-même.
C’est ainsi que le fidèle serviteur de Dieu, Moïse, aima ses frères jusqu’à supplier d’être effacé du livre des vivants sur lequel il était inscrit, si le peuple ne recevait pas le pardon de sa faute. (Ex 32, 32)
Paul, lui, osa souhaiter d’être anathémisé par le Christ pour ses frères de race (Rm 9, 3), parce qu’il voulait, à l’exemple du Christ, devenir rançon pour le salut de tous. Cependant, il le comprenait bien, il était impossible que fut séparé du Christ celui qui, par amour pour lui, plaçait au-dessus de la grâce de Dieu l’observance du plus grand de ses commandements, et devait pour cela recevoir beaucoup plus que ce à quoi il renonçait.
Voilà qui suffit à montrer comment les saints sont parvenus à un degré élevé dans l’amour du prochain.
QU : 4 : De la crainte de Dieu
R. : Pour ceux qui viennent d’entrer dans la voie de la perfection, il est plus utile de commencer par l’enseignement élémentaire de la crainte ; le très sage Salomon l’affirme : « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse ». (Pr 1, 7)
Vous qui avez traversé l’enfance dans le Christ et n’avez plus besoin de lait, vous êtes capables de porter l’homme intérieur à sa perfection grâce à la nourriture solide de la doctrine. Il vous faut donc des commandements plus élevés dans lesquels se vérifie toute la réalité de l’amour de Dieu.
Prenez garde cependant : l’abondance des dons de Dieu pourrait devenir un motif de jugement plus sévère pour ceux qui manqueraient de reconnaissance envers leur Bienfaiteur, car il est écrit : « Il sera plus demandé à celui à qui il aura été plus donné ». (Lc 12, 48)
QU : 5 : De la dispersion de l’âme à éviter
R. : Il faut bien savoir ceci : il ne nous est possible d’observer ni le commandement de l’amour de Dieu, ni celui de la charité envers le prochain, ni aucun autre commandement, si nos pensées changent constamment d’objet.
On ne peut connaître exactement un art ou un métier lorsqu’on passe de l’un à l’autre, et on ne peut certainement parvenir à la perfection d’un seul, si on ne connaît pas ce qui se rapporte au but. Il faut, en effet, proportionner les moyens à la fin, car, avec des moyens inaptes, nul n’atteindra parfaitement ce qu’il s’est proposé.
Un chaudronnier ne fera rien en travaillant comme un potier, et un athlète ne remportera pas la couronne en s’exerçant à la flûte, mais à toute fin correspond un effort spécial et approprié.
Il en est de même de la vie d’ascèse par laquelle nous voulons plaire à Dieu en nous conformant à l’Evangile du Christ : nous ne pouvons le mener que dans l’éloignement des soucis du monde et le bannissement absolu des distractions.
C’est pourquoi, bien que le mariage soit permis et digne d’être béni, l’Apôtre oppose pourtant les embarras qu’il implique aux préoccupations du service de Dieu, comme s’il ne pouvait y avoir accord : « Celui qui n’est pas marié, dit-il, pense aux choses du Seigneur, afin de lui plaire ; tandis que celui qui est marié pense aux choses du monde, afin de plaire à sa femme. » (1 Co 7, 32)
C’est ainsi aussi que le Seigneur, considérant la pureté d’âme et la fidélité de ses disciples, leur donna ce témoignage : « Vous, vous n’êtes pas de ce monde ». (Jn 15, 19)
D’autre part, il affirmera l’incapacité du monde à recevoir la connaissance de Dieu et à posséder l’Esprit saint : « Père saint, dit-il, le monde non plus ne t’a point connu » (Jn 17, 25) et : « L’Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir ». (Jn 14, 17)
Celui qui veut véritablement suivre le Christ doit donc se libérer des liens des penchants de la vie, et cela se réalise dans l’éloignement et l’oubli des anciennes habitudes. C’est pourquoi, si nous ne nous rendons pas étrangers à la parenté charnelle et aux relations extérieures, nous dont le caractère est de tendre vers un autre monde, selon cette parole : « Notre vie est dans les cieux » (Ph 3, 20), il nous est impossible d’atteindre notre but et de plaire à Dieu. Il a dit, en effet, catégoriquement : « Celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qu’il a, ne peut être mon disciple ». (Lc 14, 33)
Lorsque nous avons fait cela, il nous faut encore garder notre cœur en toute vigilance (Pr 4, 23), pour ne point perdre Dieu de vue, et ne point souiller par des imaginations vaines le souvenir des merveilles divines. Partout il nous faut porter la sainte pensée de Dieu comme un sceau indélébile imprimé dans nos âmes, nous souvenant uniquement et inlassablement de lui.
Ainsi se développe en nous l’amour de Dieu, et, en même temps qu’il nous porte à l’accomplissement des commandements du Seigneur ,il puise à son tour en eux sa durée et sa perfection. Tel est du reste l’avertissement que nous en donne le Seigneur, lorsqu’il dit, tantôt : « Si vous m’aimez, gardez mes commandements. » (Jn 14, 15), et tantôt : « Si vous accomplissez mes commandements, vous resterez dans mon amour » (Jn 15, 10), ajoutant ces paroles plus impressionnantes encore ; « Comme j’exécute les ordres de mon Père et reste dans son amour ». (Jn 15, 10)
Il nous apprend par là à conserver toujours comme but de nos actes la volonté de celui qui commande et à tendre vers lui de toute notre énergie, comme il le dit ailleurs : « Je suis descendu du Ciel non pour faire ma volonté, mais la volonté de mon Père qui m’a envoyé ». (Jn 6, 38)
De fait, les divers métiers se proposent d’abord chacun un but spécial et proportionnent ensuite à ce but le détail de leurs opérations. Ainsi en va-t-il dans nos œuvres : lorsque nous nous sommes assignés pour règle et but unique d’observer les commandements de Dieu, de façon à lui plaire, il nous est impossible de le faire parfaitement sans conformer notre conduite à la volonté de celui qui nous les impose. C’est, d’autre part, dans le zèle à accomplir ponctuellement la volonté de Dieu dans ce qui nous est ordonné qu’on trouve le moyen de s’unir mentalement à lui.
Lorsqu’un forgeron doit faire une hache, il pense d’abord à qui lui en a confié l’exécution, et il en garde le souvenir présent à l’esprit. Il réfléchit ensuite à la grandeur et à la force de l’objet, et exécute son travail, selon la volonté de celui qui le lui a commandé, car, s’il perd tout cela de vue, il fera autre chose que ce qu’on lui a ordonné ou il le fera différent.
Il en est de même du chrétien, lorsqu’il oriente toute son activité, quelle qu’elle soit, vers l’accomplissement de la volonté de Dieu. Tout en apportant la perfection dans ses actes, il reste fidèle à la pensée de celui qui commande ; il réalise ces paroles : « Je voyais toujours le Seigneur devant moi, car il se tient à ma droite, afin que je ne sois pas ébranlé » (Ps 15, 8), et il observe ce précepte : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu ». (1Co 10, 31)
Par contre celui qui accompli un commandement en lui ôtant de sa rigueur, montre à l’évidence qu’il pense peu à Dieu.
Il faut donc toujours nous rappeler cette voix de l’Ecriture : « Ne suis-je pas Celui qui remplit le ciel et la terre ? dit le Seigneur » (Jr 23, 24), » Je suis un Dieu tout proche et non un Dieu lointain » (Jr 23, 24), et encore : « Lorsque deux ou trois sont réunis en mon nom, je serais au milieu d’eux » (Mt 18, 20), de façon que toute action s’accomplisse sous les yeux du Seigneur et que toute pensée se forme, comme il convient, sous ses regards. Ainsi régnera cette crainte dont l’Ecriture dit qu’elle hait l’iniquité (Ps 118, 163), l’insolence, l’orgueil et la voie des méchants ; alors s’épanouira l’amour qui fait ce que dit le Seigneur : « Je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de mon Père qui m’a envoyé » (Jn 5, 30) ; l’âme en effet, vivra dans cette conviction que le Juge dont dépend notre récompense agréera ses bonnes œuvres, tandis que les actions opposées recevront de lui leur condamnation.
A mon avis, cette façon d’agir aura même aussi pour conséquence que l’on n’accomplira plus les commandements du Seigneur pour plaire aux hommes.
S’il a conscience de se trouver en présence d’un personnage puissant, nul ne se tournera vers un autre qui l’est moins. Bien mieux, si un acte plaît et reçoit l’agrément de la personne la plus digne, bien qu’il encoure le blâme et la désapprobation de celle qui l’est moins, on attachera du prix à l’approbation de la première, tandis qu’on dédaignera le blâme de la seconde.
Or, s’il en est ainsi quand il s’agit des hommes, est-ce qu’une âme réellement prudente, sage et pénétrée de la pensée de Dieu, cessera d’agir dans l’intention de plaire à Dieu, pour se tourner vers les louanges des hommes ? Oubliera-t-elle les préceptes divins pour se faire esclave de la façon d’agir des hommes, se laisser dominer par les préjugés, ou troubler par des considérations humaines ?
Telles étaient les dispositions de celui qui a dit : « Les méchants m’ont assailli de mensonges, mais moi je garde ta loi » (Ps 118, 85), et encore : « J’ai parlé de tes commandements devant les rois et je n’ai point rougi ». (Ps 118, 46)
QU : 6 : De la nécessité de vivre dans la solitude
R. : Pour aider l’âme à se concentrer, il faut habiter dans la solitude.
Il est dangereux, en effet, de demeurer parmi ceux qui vivent sans aucune crainte de Dieu et dédaignent d’observer parfaitement ses commandements. Salomon nous l’enseigne en disant : « Ne t’associe pas à un compagnon violent, n’habite pas avec un ami irascible, de peur qu’il ne t’apprenne ses voies et ne tende des pièges à ton âme » (Pr 22, 24-25) ; l’Apôtre de même : « Sortez du milieu d’eux, et écartez-vous d’eux, dit le Seigneur » (2 Co 6, 17).
Si nous craignons d’être tentés par les yeux et les oreilles, et de nous habituer insensiblement au péché, si nous redoutons pour notre âme le danger mortel qu’il y aurait à y garder imprimé le souvenir de choses vues ou de paroles entendues, si nous voulons en outre persévérer dans la prière continuelle, commençons par prendre la décision d’habiter dans la retraite.
Ainsi parviendrons-nous, peut-être, à échapper à l’habitude prise de vivre comme des étrangers aux commandements du Christ, or il ne faut pas un mince combat pour vaincre une habitude que le temps fortifie. Peut-être aussi, arriverons-nous à effacer les traces du péché, grâce à une prière infatigable et la méditation des commandements divins, prière et méditation auxquelles il est impossible de s’adonner au milieu de la foule, source de distractions multiples et de soucis temporels.
Et la parole du Christ : « Si quelqu’un veut me suivre qu’il se renonce à lui-même » (Lc 9, 23), qui pourrait jamais l’observer tout en restant parmi eux ? Car c’est en nous renonçant nous-mêmes et en prenant la croix du Christ qu’il nous faut le suivre.
Or le renoncement, c’est l’oubli complet des choses passagères et le sacrifice de sa volonté propre, sacrifice fort difficile, pour ne pas dire tout à fait impossible à qui vit mêlé aux hommes.
Prendre sa croix et suivre le Christ est également chose malaisée dans un monde si mélangé. Car se préparer à mourir pour le Christ, être mortifié, comme il convient dans ses membres sur la terre, être prêt à résister aux attaques lancées contre nous à cause du nom du Christ, se garder détaché de la vie présente : c’est cela prendre sa croix, or nous y trouvons beaucoup d’obstacles, si nous persévérons dans la vie ordinaire.
Celui-ci parmi tant d’autres : lorsque l’âme a sous les yeux la masse des pécheurs, elle ne trouve plus l’occasion de remarquer ses propres péchés, ni de faire, dans le repentir, pénitence pour ses propres fautes. Elle se compare à de plus grands coupables, et s’imagine avoir de la vertu. Ensuite, arrachée par les ennuis et les soucis de la vie ordinaire à une pensée bien plus digne : celle de Dieu, elle perd, avec la joie et l’allégresse spirituelle, le bonheur de savourer les délices du Seigneur et de goûter la douceur de ses paroles : « Je me suis souvenu du Seigneur, est-il dit, et j’ai été dans l’allégresse » (Ps 76, 4), et : « Comme tes paroles sont douces à ma gorge, elles sont pour ma bouche préférables au miel »(Ps.118, 103). Enfin elle s’accoutume à mépriser complètement les jugements divins, et, pour elle, rien de plus triste ni de plus funeste !
QU : 7 : De l’opportunité de se joindre à ceux qui ont un même désir de plaire à Dieu, parce qu’aussi bien il est difficile, en même temps que dangereux, de vivre complètement seul.
Vos paroles nous ont convaincus du péril qu’il y a à vivre au milieu des contempteurs de la loi divine. Nous voudrions apprendre maintenant s’il faut, en s’écartant d’eux, vivre seul ou en compagnie de frères, unis dans un même esprit et un même désir de perfection.
R. : Ceux qui poursuivent un but identique trouvent à vivre ensemble, j’en suis sûr, une foule d’avantages.
Tout d’abord, aucun de nous ne se suffit à lui-même quant aux besoins matériels, et nous avons besoin les uns des autres pour subvenir à nos nécessités.
Le pied, par exemple, possède certaines facultés, mais il en est d’autres qu’il n’a pas. Privé du secours des autres membres il trouve ses propres forces impuissantes et insuffisantes par elles-mêmes à lui conserver l’existence ou lui procurer ce dont il a besoin. Ainsi en est-il de la vie solitaire : ce que nous possédons ne nous sert pas, et nous ne pouvons nous procurer ce qui nous manque ; car Dieu a voulu que nous ayons besoin les uns des autres, afin que nous soyons unis les uns les autres, comme le dit l’Ecriture. (Qo 13, 20)
Le précepte du Christ sur la charité ne permet d’ailleurs pas que l’on s’occupe uniquement de soi : « Car la charité, est-il dit, ne cherche pas ses propres intérêts » (1 Co 13, 5). Or la vie solitaire ne tend qu’à un but : vivre chacun pour soi, but manifestement opposé à la loi d’amour qu’observait l’Apôtre saint Paul, car il cherchait, lui, non son avantage personnel, mais celui de tant d’autres qu’il voulait sauver. (1 Co 10, 33)
En second lieu, le solitaire connaîtra difficilement ses fautes, car il n’aura personne ni pour les lui montrer, ni pour le corriger avec douceur et compassion. Un reproche, en effet, même lorsqu’il vient d’un ennemi, produit souvent dans l’âme bien disposée le désir du remède ; et d’autre part, le remède au péché, c’est à celui qui aime vraiment de l’appliquer avec sagesse : « Celui qui aime a soin de corriger, dit l’Ecriture » (Pr 13, 24). Or voilà ce que ne pourra trouver le solitaire, s’il ne vit d’abord avec d’autres. Il lui arrivera donc ce que dit l’Ecclésiaste : « Malheur à celui qui est seul, parce que lorsqu’il tombera, il n’aura personne pour le relever ». (Qo 4, 10)
Lorsqu’on est plusieurs, on peut également observer un plus grand nombre de commandements, ce qu’un seul ne peut faire, car pendant qu’il observe l’un, il ne peut observer l’autre. Visiter les malades, par exemple, empêche de recevoir des hôtes ; la distribution des aumônes, surtout quand ce ministère exige beaucoup de temps, entrave l’application au travail ; et à cause de cela, on négligera un commandement important, essentiel au salut, en omettant de nourrir celui qui a faim et de vêtir celui qui est nu.
Qui donc préférerait une vie oisive et stérile à celle qui porte du fruit et œuvre selon le commandement de Dieu ?
Puisque nous tous, qui avons été associés par vocation dans une espérance unique (Ep 4, 4), nous sommes un seul corps, ayant le Christ pour tête, et membres les uns des autres (1Co 12, 12), chacun pour sa part, nous n’entrons dans la construction d’un corps unique dans l’Esprit saint, que dans la concorde. Si donc chacun d’entre nous choisit la solitude, sans servir l’utilité commune selon qu’il est agréable à Dieu, mais satisfait son bon plaisir, comment pourrions nous, ainsi, déchirés et divisés, conserver la réciprocité et le service mutuel des membres ou la soumission à notre tête qui est le Christ ? Car, dans une vie isolée il n’est possible ni de se réjouir avec qui est à l’honneur, ni de sympathiser avec qui est dans la souffrance (1 Co 12, 26),chacun ne pouvant, comme de juste, connaître la situation du prochain.
Par ailleurs un seul ne peut recevoir tous les charismes spirituels, le saint Esprit distribuant ses dons à la mesure de la foi de chacun (Rm 12, 6) ; mais, dans la vie commune, le charisme propre à chacun devient le bien commun de l’ensemble : « A l’un, en effet, il est donné une parole de sagesse, à un autre une parole de connaissance, à un autre la foi, à un autre la prophétie, à un autre les charismes de guérison, etc… » (1 Co 12, 8-10) Celui qui reçoit l’un de ces dons ne le reçoit pas tant pour lui-même que pour les autres. De sorte que, dans la vie commune, la force du saint Esprit donnée à l’un devient nécessairement en même temps celle de tous. Celui qui vit à part a peut-être un charisme, mais il le rend inutile par son oisiveté, en l’enfouissant en lui-même. Vous tous qui lisez les Evangiles, vous savez quel danger il court. Tandis que celui qui vit en nombreuse société jouit de son propre charisme, l’amplifie en le partageant, et profite de ceux des autres comme s’ils étaient siens.
La vie commune a encore bien d’autres avantages qu’il n’est pas facile de dénombrer. Elle vaut mieux que la solitude pour la conservation des dons que Dieu nous a fait. Quant aux embûches extérieures de l’ennemi, celui-là s’en gardera bien plus sûrement, s’il est réveillé par ceux qui ne dorment pas, lorsque, par hasard, il est saisi par ce sommeil de mort que David nous a appris à écarter par la prière, quand il dit : « Illumine mes yeux, de peur que je ne m’endorme dans la mort ». (Ps 12, 14)
Pour le pécheur, l’éloignement du péché lui devient aussi plus facile quand il craint la réprobation concordante de la plupart, en sorte qu’on puisse lui appliquer cette parole : « C’est assez pour cet homme de la censure que la majorité lui inflige. » (2 Co 2, 6)
Pour celui qui se conduit bien, par contre, il y aura cette assurance qui vient du fait d’être vu et approuvé par plusieurs, car si toute parole prend sa valeur sur la foi de deux ou trois témoins (Mt 18, 16), il est bien plus évident que celui qui agit bien se trouvera encouragé par la présence de nombreux témoins.
Outre les désavantages dont nous avons déjà parlé, la solitude complète présente encore d’autres inconvénients, dont le premier et le plus grand est le contentement de soi. Le solitaire n’ayant personne pour juger sa conduite, s’imaginera bientôt qu’il est arrivé à la perfection de la Loi. Gardant ses facultés toujours inactives, il ne connaîtra pas ses propres besoins et ne constatera pas de progrès dans ses œuvres, car l’occasion de pratiquer les commandements lui fera défaut. En quoi montrera-t-il son humilité, s’il n’a personne devant qui s’abaisser ? Envers qui fera-t-il miséricorde, enlevé qu’il sera à la société d’autrui ? Comment s’exercer à la douceur, nul n’étant là pour s’opposer à ses volontés ?
Si quelqu’un prétend qu’il suffit, pour parvenir à la perfection, d’étudier les Saintes Ecritures, il fait exactement comme celui qui apprend le métier de menuisier sans jamais travailler le bois, le métier de forgeron sans mettre en pratique les leçons qu’il reçoit. C’est à lui que l’Apôtre dirait : « Ce ne sont pas ceux qui entendent la Loi qui seront déclarés justes devant Dieu, mais ceux-là seulement seront justifiés qui l’accomplissent » (Rm 2, 13). Dans son amour débordant pour les hommes, le Seigneur ne s’est pas contenté de l’enseignement oral, mais pour donner un exemple précis et frappant de l’humilité dans la perfection de la charité, il se ceignit lui-même et lava les pieds de ses disciples. Or toi, qui vis face à toi-même, à qui laveras-tu les pieds ? Après qui te mettras-tu le dernier ? Qui serviras-tu ? Ce bonheur et cette joie d’être plusieurs frères habitant ensemble, semblables, dit l’Esprit saint, au parfum qui coule de la barbe du Grand-Prêtre, comment les trouver dans la demeure du solitaire ? (Ps 132, 1-2)
Le champ du combat, la voie assurée du progrès, un entraînement continuel, la pratique assidue des commandements du Seigneur, voilà ce qu’est aussi une communauté de frères. Elle tend à la gloire de Dieu selon le précepte de notre Seigneur Jésus-Christ, lequel a dit : « Que votre clarté apparaisse devant les hommes, afin que ceux-ci voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux » (Mt 5, 16). Elle garde enfin ce trait spécial aux saints dont l’histoire est rapportée dans les Actes et dont il est dit : « Tous ceux qui avaient la foi vivaient ensemble et possédaient tout en commun » (Ac 2, 44), et encore : « La masse des fidèles n’avait qu’un cœur et qu’une âme, et nul n’appelait sien ce qu’il possédait, mais tout été à tous. » (Ac 4, 32)
QU : 8 Du renoncement
Faut-il premièrement renoncer à tout avant de se consacrer à Dieu de la sorte ?
R. – Notre Seigneur Jésus-Christ a vivement et souvent insisté : « Si quelqu’un veut venir à moi, qu’il se renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mt 16, 24), et encore : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il a, ne peut être mon disciple » (Lc 14, 33). Il nous paraît donc exiger le renoncement le plus complet.
Certes, nous avons renoncé avant tout au démon et aux passions de la chair, nous qui avons rejeté les fautes secrètes, les parentés du sang, les fréquentations humaines et toute habitude de vie en contradiction avec la pratique parfaite et salutaire de l’Evangile.
Chose plus nécessaire encore, celui-là s’est renoncé lui-même, qui « s’est dépouillé du vieil homme et de ses actes » (Col 3, 9), parce qu’il « s’attache pour sa perte aux désirs trompeurs » (Ep 4, 22). Il repousse donc toutes les affections mondaines capables de mettre obstacle à la perfection qu’il poursuit, il considère comme ses parents véritables ceux qui l’ont engendré dans le Christ par l’Evangile (1 Co 4, 15), et comme des frères ceux qui ont reçu le même Esprit d’adoption ; enfin, il tient les richesses pour chose étrangère à lui, comme elles le sont en réalité.
En un mot, comment pourrait encore entrer dans des préoccupations mondaines celui pour qui le monde est crucifié et qui est lui-même crucifié au monde à cause du Christ ? » (Ga 6, 14) Car le Christ a voulu jusqu’à l’extrême le mépris de sa vie et le renoncement à soi, lorsqu’il a dit : « Si quelqu’un veut venir avec moi, qu’il se renonce à lui-même et prenne sa croix », ajoutant : « et qu’il me suive »(Mt.16, 24), et encore : » Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, sa propre vie enfin, il ne peut être mon disciple » (Lc 14, 26).
Le renoncement complet consiste donc à ne plus même tenir à la vie, mais à se regarder toujours comme condamné à la mort, de façon à ne plus faire état de soi. (2 Co 1, 9)
Il commence par l’abandon des choses extérieures, comme les richesses, la vaine gloire, la société des hommes, l’attrait des bagatelles.
C’est de cela que nous ont donné l’exemple les saints apôtres du Christ : Jacques et Jean qui quittent leur père Zébédée et leur barque même, leur gagne pain ; Mathieu, qui se lève de son comptoir pour suivre Jésus, non seulement au détriment de ses intérêts, mais encore au mépris des peines qui le menaçaient de la part des magistrats, lui et ses proches, parce qu’il laissait indûment inachevée la perception des impôts ; quant à Paul, le monde était crucifié pour lui, et lui l’était au monde. (Ga 6, 14)
Ainsi celui qui est animé d’un impérieux désir de suivre le Christ ne peut plus tenir compte de quoi que ce soit en cette vie : ni de l’affection des parents et amis, dès qu’elle s’oppose aux préceptes du Seigneur, car c’est alors que s’appliquent les paroles : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père et sa mère » (Lc 14, 26) ; ni de la crainte des hommes, lorsqu’elle détourne du vrai bien, comme l’ont fait excellemment les saints qui ont dit : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes » (Ac 5, 29) ; ni enfin des moqueries dont les méchants accablent les bons, car il ne faut pas se laisser vaincre par le mépris.
Si l’on veut connaître plus exactement et plus clairement quelle ardeur ceux qui suivirent le Christ apportaient à l’aimer, qu’on se souvienne de ce que l’Apôtre dit en parlant de lui-même pour nous instruire : « Si quelqu’un croit pouvoir se glorifier dans la chair, j’ai plus de raison que lui, circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, irréprochable observateur de la justice de la Loi ; mais tout ce qui m’était avantageux, je l’ai considéré comme un détriment, à cause de ce qu’il y a de suréminent dans la connaissance du Christ Jésus notre Seigneur, pour lequel j’ai cru bon de tout perdre, et je regarde tout comme excrément afin de gagner le Christ » (Ph 3, 4-8).
Vraiment, à parler avec hardiesse, mais aussi avec vérité, si c’est aux pires rebuts du corps, à ce que nous rejetons avec mépris et dont nous nous écartons avec empressement, que saint Paul compare même les avantages accordés temporairement à la Loi, s’il en fait des obstacles à la connaissance du Christ, à la justice en lui et à la transformation dans sa mort, que dire de ce qui a été établi par les hommes ?
Mais à quoi bon nous appuyer sur nos arguments ou sur les exemples des saints ? Nous pouvons citer les affirmations du Seigneur lui-même et par elles confondre l’âme craintive, car il parle clairement et sans contradiction possible : « Celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ne peut être mon disciple, dit-il » (Lc 14, 33). Et ailleurs : « Si tu veux être parfait… », puis il continue : « Va, vends tout ce que tu possèdes et donnes-en le prix aux pauvres… », après quoi il ajoute : « puis viens et suis moi ». (Mt 19, 21)
Pour qui sait comprendre, la parabole du marchand veut évidemment signifier la même chose : « Le royaume des cieux, dit Jésus, est semblable à un marchand en quête de pierres précieuses ; lorsqu’il en a trouver une d’un grand prix, il court vendre tout ce qu’il a, afin de pouvoir l’acheter ». (Mt 13, 45-46)
La pierre précieuse désigne assurément ici le royaume des Cieux, et le Seigneur nous montre qu’il est impossible de l’obtenir, si nous n’abandonnons tout ce que nous possédons : richesse, gloire, noblesse de naissance et tout ce que tant d’autres recherchent avidement.
Le Seigneur l’a déclaré, il est du reste impossible de s’occuper convenablement de ce que l’on fait, quand l’esprit est sollicité par des objets divers : « Personne ne peut servir deux maîtres » (Mt 6, 24), a-t-il dit, et encore : « Vous ne pouvez servir en même temps Dieu et Mammon ». (Mt 6, 24)
C’est pourquoi le trésor qui est dans le ciel est le seul que nous puissions choisir pour y attacher notre cœur : « Car où est votre trésor, là est votre cœur » (Mt 6, 21).Si nous nous réservons donc des biens terrestres ou un superflu périssable, notre esprit y demeure enfoui comme dans la fange et notre âme reste incapable de contempler Dieu ; elle devient insensible aux désirs des splendeurs du ciel et des biens qui nous sont promis. Or, ces biens, nous ne pouvons les obtenir que si une aspiration ardente nous porte à les demander sans cesse et nous rend léger l’effort pour les atteindre.
Pratiquer le renoncement c’est donc, nous l’avons montré, s’affranchir des liens de cette vie terrestre et passagère, et se libérer des contingences humaines, afin d’être plus à même de marcher dans la voie qui conduit à Dieu. C’est se libérer des entraves afin de pouvoir posséder et user de ces biens plus estimables dont il est dit : « Beaucoup plus précieux que l’or et l’argent ». (Ps 18, 11)
En résumé, c’est transporter le cœur humain dans la vie du ciel, en sorte qu’on puisse dire : « Notre patrie est dans les cieux » (Ph 3, 20), et surtout c’est commencer à nous assimiler au Christ, lequel s’est fait pauvre pour nous, de riche qu’il était (2 Co 8, 9), et à qui nous devons ressembler si nous voulons vivre conformément à l’Evangile.
Quand donc pourrons-nous avoir la contrition du cœur et l’humilité de l’esprit, ou nous affranchir de la colère, de la tristesse, des soucis et, en somme, de toutes les funestes passions de l’âme, si nous restons au sein des richesses et des préoccupations de la vie attachés au commerce des autres.
Bref, pourquoi celui qui ne veut même pas se mettre en peine pour le nécessaire, comme la nourriture et la vêtement, se laisserait-il retenir par les vils soucis de la richesse, épines qui viendraient entraver la fécondité de la graine que le divin semeur jette dans les âmes ? Car le Seigneur a dit : « Ceux-là ont reçu la semence au milieu des épines ; elle a été étouffée par les préoccupations, les richesses et les voluptés de la vie, et ils n’ont pas porté de fruits ». (Lc 8, 14)
QU : 9 : Quand on veut se joindre à ceux qui se sont donnés à Dieu, doit-on, avec indifférence, abandonner ses biens à ses proches qui pourraient en user mal ?
R. – Le Seigneur a dit : » Vends tout ce que tu as au profit des pauvres, afin d’avoir un trésor dans le ciel, puis viens et suis-moi » (Mt 19, 21), et : « Vendez tout ce que vous avez et faites l’aumône ». (Lc 12, 33)
Je crois donc que celui qui renonce à toute propriété dans un tel but, ne peut cependant pas agir avec mépris vis-à-vis de ses biens. Il doit au contraire en prendre scrupuleusement soin, parce qu’ils sont désormais consacrés au Seigneur.
Il en disposera consciencieusement soit lui-même, s’il le peut et possède assez d’expérience, soit par des intermédiaires choisis, bien éprouvés d’abord, et ayant donné des gages qu’ils peuvent gérer prudemment et sagement ; il doit savoir, en effet, qu’il n’est pas sans danger de les abandonner à ses proches ou de laisser n’importe qui s’en occuper.
Celui qui a la charge d’administrer les biens du roi, même s’il ne s’en approprie aucun, ne sera cependant pas exempt de faute dès qu’il perdra, par sa négligence, l’occasion d’en acquérir de nouveaux. Or, s’il en est ainsi, à quel jugement doivent s’attendre ceux qui se sont montrés lâches et négligents dans l’administration des biens désormais dédiés au Seigneur ? Ne s’exposent-ils pas à la condamnation qui attend les indolents, conformément aux paroles de l’Ecriture : « Maudit celui qui accomplit négligemment les œuvres du Seigneur ». (Jr 48, 10)
Nous devons cependant toujours faire attention que sous couleur d’observer un commandement nous n’en transgressions manifestement un autre.
Ainsi ne convient-il pas d’entrer en querelles et en procès avec ceux qui agiraient mal, car la dispute ne sied pas aux serviteur de Dieu (2 Tm 2, 24). Si nous sommes dépouillés, fut-ce par nos parents, il faut nous rappeler ce que dit le Seigneur : « Il n’est personne qui n’abandonne sa maison, ses frères, ses sœurs, son père, sa mère, sa femme, ses enfants et ses champs, je ne dis pas : purement et simplement, mais à cause de moi et de l’Evangile, et qui ne reçoive le centuple en ce monde et la vie éternelle dans le siècle à venir ». (Mc 10, 29-30)
Certes, suivant le précepte du Christ : « Si ton frère pèche, va et corrige-le… » (Mt 18, 15), il faut montrer à ces imprudents qu’ils font mal et que leur larcin est sacrilège ; mais la religion défend de les citer devant les tribunaux civils, car il est dit : « Si quelqu’un veut t’appeler en jugement et prendre ta tunique, donne-lui aussi ton manteau » (Mt 5, 40), et : « Si quelqu’un d’entre vous a une querelle, osera-t-il la porter devant les tribunaux des méchants plutôt que devant les saints ? » (1 Co 6, 1). C’est en présence de ceux-ci que nous les appellerons donc, en ayant en vue le salut de nos frères bien plus que la possession des richesses, car le Seigneur après avoir dit : « S’il t’écoute », a ajouté : « tu auras gagné, non pas des richesses, mais, ton frère ». (Mt. 18, 15)
Il peut arriver que pour établir la vérité, et lorsque celui-là même qui a commencé la querelle nous fait comparaître au tribunal ordinaire, nous nous y rendions pour réfuter l’accusation. N’y allons cependant pas les premiers, mais suivons plutôt ceux qui nous citent, non pour satisfaire notre goût de querelle, mais pour faire connaître la vérité. Ainsi nous arracherons notre adversaire au mal malgré lui, et nous-même, nous n’enfreindrons pas les commandements, mais nous serons de vrais ministres de Dieu, ennemi des querelles et de la cupidité, qui tiennent bon avec calme pour la manifestation de la vérité, et ne dépassent jamais en rien la limite assignée au zèle. (Retour)
QU : 10 – Faut-il recevoir tous ceux qui se présentent, ou qui faut-il recevoir ? Faut-il admettre immédiatement ou après une probation, et quelle probation ?
R. – Dans sa divine Bonté Notre Seigneur Jésus-Christ a dit et proclamé : « Vous qui souffrez et êtes surchargés, venez à moi et je vous soulagerai ». (Mt 11, 28)
Il n’est donc pas sans danger de repousser ceux qui viennent à nous pour servir le Seigneur et prendre, avec son joug suave, le fardeau de ses commandements qui nous élèvent jusqu’au ciel.
Sans doute il ne faut pas admettre qu’on se présente aux règles de la piété comme avec des pieds non lavés, mais imiter Notre Seigneur interrogeant sur sa vie le jeune homme qui vint à lui. Ayant appris qu’elle avait été bonne, il lui montra ce qui restait à faire pour atteindre la perfection, puis lui permit de le suivre.
Ainsi devons-nous évidemment nous enquérir du passé de ceux qui se présentent.
A ceux qui auront déjà pratiqué le bien, il faudra montrer la perfection des commandements. Pour les autres, qu’ils se convertissent après une vie de péché, ou qu’ils abandonnent un état d’indifférence pour chercher la vie de perfection dans la connaissance de Dieu, il faut examiner leur caractère, de peur qu’ils ne soient instables et ne changent facilement. De tels inconstants sont en effet suspects, car ils n’arrivent eux-mêmes à aucun résultat, et viennent en outre nuire aux autres, répandant sur notre vie mensonges, blâmes et calomnies méchantes.
Cependant, comme avec du zèle tout se corrige, et que la crainte de Dieu vient à bout de toutes les déficiences de l’âme, il ne faut pas non plus les repousser, mais les mettre à même de s’exercer convenablement, et de faire, avec le temps et des efforts continuels, la preuve de leur bonne volonté. Si l’on constate alors en eux quelque fermeté, on pourra les recevoir sans danger ; sinon, on les renverra tant qu’ils ne font pas partie de la fraternité, à laquelle, par conséquent, cet essai ne portera aucun préjudice.
Quelqu’un a-t-il vécu jusque là dans le péché ? Il faut alors bien examiner si la honte ne le retient pas d’avouer ses fautes secrètes et de s’accuser lui-même, s’il déteste et renie les complices de ses méfaits, selon cette parole : « Écartez-vous de moi, vous tous qui commettez l’iniquité » (Ps 6, 9), et enfin s’il offre, pour l’avenir, des garanties qu’il ne se laissera plus entraîner par ses passions dans la suite.
Un genre d’épreuve qui convient à tous, est de voir s’ils acceptent sans rougir n’importe quelle humiliation, au point de remplir les offices les plus vils, quand la raison en reconnaît l’utilité.
Enfin, lorsque quelqu’un a été éprouvé de toutes façons par des esprits judicieux et reconnu pour être un instrument facile au Maître, prêt à toute bonne action, il peut être admis parmi ceux qui se sont consacrés au Seigneur.
Avant tout, à celui qui laisserait une situation en vue dans le monde, pour venir pratiquer l’humilité à l’exemple de notre Seigneur Jésus Christ, il faudrait imposer un exercice comme considéré comme des plus humiliants par les gens du monde, et voir s’il donne pleine certitude qu’il travaille pour Dieu sans rougir.
QU : 11 : Des esclaves
R. – Les esclaves qui s’enfuient pour venir se joindre à la fraternité doivent être exhortés et ramenés à de meilleurs sentiments, puis renvoyés à leur maître.
Ainsi fit le bienheureux Paul qui engendra Onésime à l’Evangile et le renvoya ensuite à Philémon (Philém 10, 12). Il avait assuré l’un que le joug de la servitude, porté loyalement pour plaire à Dieu, rend digne du royaume céleste, et il suppliait le second, non seulement de remettre la peine imminente en souvenir de ce que dit le véritable Maître : « Si vous pardonnez aux hommes, votre Père céleste vous pardonnera, à vous aussi vos péchés » (Mt 6, 14), mais encore d’user même à son égard d’une plus grande bonté, écrivant à cet effet : « Peut-être est-il parti pour une heure, afin que tu le retrouves pour l’éternité, non plus comme esclave, mais comme frère ». (Phm 15, 16)
Toutefois, si le maître est méchant, donne des ordres iniques et oblige l’esclave à violer la loi de notre vrai Maître, Jésus-Christ, il faut lutter pour que le nom du Seigneur ne soit pas outragé dans l’accomplissement par l’esclave d’un acte déplaisant à Dieu. Et voici en quel sens il faut lutter : on préparera l’esclave à subir les mauvais traitements afin d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Ac 5, 29), ou bien on le recevra en acceptant, pour plaire à Dieu, les attaques lancées à cause de lui contre ceux qui l’auront accueilli.
QU : 12 – Comment il faut recevoir les gens mariés
R. – Lorsque les gens mariés veulent mener une telle vie, il faut leur demander s’ils le font d’accord avec leurs conjoints, conformément à la parole de l’Apôtre : « Ils n’ont plus la disposition de leur propre corps » (1 Co 7, 4). On doit alors les recevoir en présence de témoins, car rien ne doit être préféré à l’obéissance à Dieu.
Si ne faisant aucun cas du désir de plaire à Dieu, l’autre partie n’est pas consentante et fait opposition, on se souviendra de l’Apôtre qui dit : « C’est dans la paix que Dieu vous a appelés » (1 Co 7, 15) et on se conformera à l’enseignement du Seigneur : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père et sa mère, sa femme et ses enfants…, il ne peut être mon disciple » (Lc 14, 26). Il ne faut, en effet, rien préférer à la soumission à Dieu. Du reste nous avons souvent remarqué qu’une prière fervente et un jeûne assidu font prévaloir le désir de vivre en chasteté, car ceux qui s’obstinent dans le refus, Dieu agit parfois sur leur corps pour les obliger à céder au bon dessein.
QU : 13 – Qu’il est utile d’exercer également au silence les nouveaux venus.
R. – Il est bon que les nouveaux venus s’exercent également au silence. En même temps qu’ils donneront une preuve palpable de leur empire sur eux-mêmes en dominant leur langue, ils s’appliqueront avec zèle, en gardant un silence constant et parfait, à apprendre de ceux qui savent manier la parole, comment interroger et comment répondre.
Le ton de la voix, la discrétion dans les paroles, le moment opportun, la nature spéciale des termes familiers et particuliers à ceux qui vivent dans la piété : autant de choses qu’il est impossible de connaître, si l’on a pas désappris les usages du monde. Or le silence permet d’oublier les anciennes habitudes en ne les pratiquant plus, et il donne le temps de s’instruire des bonnes.
C’est pourquoi, en dehors, bien entendu, de la psalmodie, il faut garder le silence, et ne parler que si l’on est obligé, soit par l’utilité personnelle, comme la direction de son âme, ou en absolue nécessité au cours d’un travail, soit encore parce qu’on est interrogé d’urgence.
QU : 14 – De ceux qui se consacrent au Seigneur et cherchent ensuite à renier leur promesse
R. – Si quelqu’un est admis dans la fraternité, et manque ensuite à sa profession, qu’il soit considéré comme pécheur envers Dieu, en présence de qui et envers qui il a consenti à s’engager par un pacte. Or : « Si quelqu’un pèche contre Dieu, est-il dit, qui priera encore pour lui ? » (1 Sam 2, 25), car celui qui s’est voué à Dieu, puis se retire pour vivre autrement, devient voleur sacrilège, puisqu’il s’est dérobé lui-même au Seigneur et a repris l’offrande faite à Dieu.
Il est donc juste que les frères ne lui ouvrent plus leur porte, même s’il revenait simplement en passant demander un abris ; car la règle apostolique est bien claire, elle nous ordonne de nous écarter de tout indiscipliné, et de ne pas l’admettre parmi nous, afin qu’il rentre en lui-même. (2 Th 3, 14)
QU : 15 – A partir de quel âge faut-il permettre de se consacrer à Dieu et considérer l’engagement à la chasteté comme valide ?
R. – Le Seigneur a dit : « Laissez venir à moi les petits enfants » (Mc 10, 114), tandis que l’Apôtre loue ceux qui ont étudié les saintes Ecritures dès leur enfance (2 Tm 3, 15), et exhorte à faire l’éducation des enfants en les disciplinant et en les corrigeant dans le Seigneur (Ep 6, 4).
Il nous semble donc qu’à tout âge, même dans la première enfance, on peut venir à nous et être reçu. Nous accueillerons ceux qui n’ont plus de parents, pour devenir, à l’envi de Job (Jb 29, 12), pères des orphelins, et ceux que leurs parents eux-mêmes nous amèneront, nous les admettrons en présence de témoins, pour ne pas donner occasion à ceux qui la cherchent et pour fermer la bouche à ceux qui nous calomnient.
Pour cette même raison, il faut les recevoir, certes, mais pas d’emblée, et il ne convient pas de les mettre au nombre et au rang des frères dans la communauté, de peur que la honte d’un insuccès ne rejaillisse sur la vie consacrée à Dieu.
Il convient, sans doute, d’élever ces enfants avec amour comme étant ceux de tous les frères, mais dans les communautés, tant d’hommes que de femmes, on doit leur donner nourriture et logement séparés. De la sorte ils n’apporteront pas trop de liberté ou trop de hardiesse dans leurs relations avec leurs aînés, et ne se trouvant que rarement avec eux, ils conserveront la réserve nécessaire vis-à-vis de leurs maîtres.
D’autre part, il y aurait à craindre qu’à la vue des frères plus âgés punis pour des manquements à leur devoir commis par suite d’inattention, ces enfants n’acquièrent, parfois même à leur insu, quelque inclination au mal, ou bien qu’ils ne s’enorgueillissent en constatant que de plus anciens sont souvent en faute, dans des circonstances où eux-mêmes agissent correctement. Ne diffèrent guère, en effet, des enfants ceux qui raisonnent en enfants ; il n’est donc pas étonnant de rencontrer les mêmes défauts chez les uns et les autres.
Il ne faut pas non plus que ce que les anciens font correctement à cause de leur âge, les enfants, par suite de leur contact continuel avec eux, ne soient tentés de le faire aussi, mais prématurément et mal.
Pour ces raisons et tant d’autres motifs de convenance, il faut séparer l’habitation des enfants de celle des frères. La demeure des ascètes qui sont déjà formés ne sera donc pas non plus troublée par les leçons et les exercices nécessaires pour les jeunes. Cependant, les prières déterminées aux différentes heures du jour seront communes aux uns et aux autres, car les plus jeunes s’habituent à la componction en suivant l’exemple des anciens, et ceux qui les éduquent reçoivent d’eux dans la prière un secours appréciable.
On fixera convenablement pour les enfants un régime particulier et un règlement spécial pour ce qui regarde le sommeil et les veilles, l’heure, la quantité et la qualité des repas.
On mettra à leur tête l’ancien qui aura le plus d’expérience et qui sera connu pour sa patience. Avec une paternelle bonté et par de sages paroles, il redressera les erreurs des enfants, et donnera à chacun le traitement qui convient à sa faute, afin de punir le coupable et d’exercer en même temps son âme à maîtriser les passions. L’un d’eux, par exemple, s’est-il mis en colère contre un compagnon ? Qu’il soit obligé de le servir, et de se mettre à sa disposition, dans la mesure même de son emportement ; car l’orgueil étant ce qui excite le plus souvent en nous la colère, l’habitude de l’humilité brise en l’âme l’élan de sa violence. A-t-il pris des aliments en dehors du temps fixé ? Qu’il reste sans manger la plus grande partie du jour. L’a-t-on vu manger immodérément ou malproprement ? Qu’à l’occasion, il regarde les autres manger comme il faut, sans pouvoir manger lui-même, de façon à être en même temps corrigé par la privation, et éduqué dans les convenances. A-t-il proféré quelque parole inutile, offensante pour le prochain, quelque mensonge ou autre parole défendue ? Qu’il soit puni par le ventre et mis au silence.
Il est nécessaire aussi de donner aux enfants une instruction conforme au but qu’ils poursuivent. Ils doivent donc apprendre à se servir des paroles tirées de l’Ecriture et, au lieu de fables, on doit leur enseigner des récits merveilleux de l’histoire, les instruire des sentences prises dans le Livre des Proverbes, et leur donner des récompenses pour la mémoire qu’ils garderont des noms et des faits. C’est donc avec plaisir et comme en se jouant, qu’ils atteindront le but, sans difficultés ni heurts.
En s’y prenant bien, on obtiendra facilement de ces enfants l’attention et l’habitude de n’être pas distraits, si leurs maîtres leur demandent à tout instant ce qu’ils pensent et à quoi ils songent. La simplicité de leur âge, leur naïveté et leur inaptitude au mensonge les fera exposer sans détour les secrets de leur âme. De peur d’être constamment surpris dans les pensées défendues, l’enfant évitera de laisser errer son esprit, et, par crainte de la honte inhérente aux reproches, il se reprendra lui-même, dès que ses pensées ne seront pas ce qu’elles doivent être.
C’est donc lorsque l’âme est encore malléable, tendre et molle comme la cire, capable de recevoir facilement les formes qu’on lui donne, qu’il faut sans tarder l’exercer au bien. Lorsque survient la raison et qu’arrive le jugement, elle peut prendre son essor, forte des notions élémentaires reçues auparavant et de la formation à la piété qui lui aura été donnée. La raison lui montrera l’opportunité de bien faire et l’habitude lui en procurera la facilité.
Alors on pourra admettre à la promesse de chasteté, promesse enfin sûre, formulée avec jugement et conviction personnelle, en plein exercice de la raison, par suite de quoi récompenses et punitions seront distribuées par le Juge équitable à ceux qui s’y conformeront ou à ceux qui l’enfreindront, selon le mérite de leurs actions.
Comme témoins de cette résolution, il faut prendre les supérieurs ecclésiastiques, afin qu’ils consacrent le corps du profès comme une offrande faite à Dieu et confirment la valeur de la profession par leur témoignage, « car, est-il dit, toute parole sera confirmée sur la foi de deux ou trois témoins » (Mt 18, 16). Ainsi d’une part on ne pourra blâmer le zèle des frères, et, d’autre part, celui qui sera voué à Dieu ne trouvera aucune excuse à son impudence, s’il veut s’en aller dans la suite.
Pour celui qui n’embrasse pas la vie de chasteté, parce qu’il lui est impossible de s’appliquer aux choses de Dieu, il sera congédié devant les mêmes témoins.
Enfin celui qui s’engage doit réfléchir longuement, et il convient de le laisser délibérer plusieurs jours en lui-même pour ne pas avoir l’air de l’attirer malgré lui, mais ensuite il faut le recevoir et le mettre au nombre des frères en lui donnant la participation à la table et au logis des profès.
Nous avons oublié de dire, mais il est encore temps d’en parler, que puisqu’il faut enseigner certains métiers dès l’enfance, lorsque certains de ces enfants paraissent aptes à recevoir cet enseignement, nous ne défendons pas qu’ils passent la journée avec leurs instructeurs, mais pour la nuit et pour les repas ils doivent se retrouver avec leurs compagnons.
QU : 16 – La tempérance est-elle nécessaire à ceux qui veulent vivre saintement ?
R. – Qu’il doive être question de la tempérance, la chose ne fait pas de doute. Tout d’abord, parce que l’Apôtre met la tempérance au nombre des fruits du saint Esprit (Ga 5, 23), ensuite parce qu’il affirme que c’est elle qui a rendu son ministère irréprochable : « Dans les souffrances, dit-il, dans les veilles, dans le jeûne, dans la continence » (2 Co 6, 5), et ailleurs : « Dans la peine, dans la fatigue, dans les veilles fréquentes, dans la faim, dans la soif, dans les jeûnes répétés » (2 Co 11, 27) ; il ajoute aussi : « Un athlète doit se modérer en tout ». (1 Co 9, 25)
C’est que nul moyen n’est plus apte que la tempérance à mortifier et à asservir le corps. L’effervescence de la jeunesse et la fougue des passions trouvent en elle un frein puissant qui les contient.
« La vie délicate n’apporte rien à l’insensé » dit Salomon (Pr 19, 10), et quoi de plus insensé que la chair se livrant aux délices, et la jeunesse aux égarements ? C’est pourquoi l’Apôtre dit : « N’accomplissez pas les désirs de la chair en cédant à la concupiscence » (Rm 13, 14), et : « celle qui est dans les voluptés est déjà morte ».(1 Tm 5, 6)
L’exemple du riche qui avait vécu dans les délices nous montre aussi la nécessité de la tempérance, si nous ne voulons nous entendre répéter ce qui lui a été dit : « La part de bien, tu l’as reçu déjà dans la vie ». (Lc 16, 25)
L’Apôtre nous dit encore combien l’intempérance est à craindre lorsqu’il cite parmi les caractères de l’apostasie : « Aux derniers jours il y aura des moments durs à supporter, car les hommes seront épris d’eux- mêmes » (2 Tm 3, 1-2), et après avoir énuméré quelques formes du mal, il ajoute : « …calomniateurs, intempérants ». (2 Tm.3, 3)
Esaü, d’ailleurs, éprouva combien l’intempérance est le plus grand des maux, lorsque pour un seul plat d’aliments, il vendit ses droits d’aînesse (Gn 25, 33), et la première désobéissance de l’homme eut son origine dans l’intempérance.
Tous les saints, au contraire, ont mérité ce témoignage qu’ils ont vécu dans la tempérance, et la vie des bienheureux tout entière, l’exemple de Notre Seigneur dans son séjour mortel nous y portent.
C’est à la suite d’une longue persévérance dans le jeûne et la prière que Moïse reçut la loi (Dt 9, 9) et put entendre la parole de Dieu « comme celle d’un ami parlant à son ami » (Ex 33, 11). Elie ne fut jugé digne de voir Dieu que lorsqu’il eut jeûné lui-même dans la même mesure (1 R 19, 8). Et que dire de Daniel ? Comment parvint-il à ses visions merveilleuses ? N’est-ce pas après le vingtième jour de jeûne ? (Dn 10, 3) Comment les trois enfants éteignirent-ils la violence du feu ? N’est-ce pas grâce à la tempérance ? (Dn 1, 8) Et Jean ? Dès le commencement il vécu dans la tempérance (Mt 3, 4 ; Lc 1, 15). Le Seigneur lui-même commença sa vie publique en la pratiquant (Mt 4, 2).
Nous appelons évidemment tempérance non la complète abstention des aliments, car cela provoquerait inévitablement la mort, mais le renoncement aux choses agréables, pratiqué pour émousser l’orgueil de la chair au profit de la piété. En somme, c’est en tout ce dont veulent jouir ceux qui vivent selon leurs passions que nous devons nous modérer, lorsque nous nous soumettons aux règles de la perfection.
Ce n’est pas seulement contre les plaisirs de la bouche qu’est dirigée la pratique de la tempérance, car elle comprend aussi le renoncement à tout ce qui pourrait entraver la pratique de la vertu. Le parfait tempérant ne commande donc pas à son ventre pour être ensuite vaincu par la gloire humaine ; il ne maîtrise pas ses mauvais instincts, sans dominer aussi l’appétit de la richesse et n’importe quelle autre inclination méprisable à la colère, à la jalousie ou d’autres sentiments, qui asservissent ordinairement les âmes grossières.
Je pense bien que l’on peut remarquer particulièrement à propos du précepte de la tempérance ce que l’on constate au sujet des commandements, c’est-à-dire qu’ils se tiennent entre eux, et qu’il est impossible de les observer séparément. Humble est celui qui domine son goût pour la gloire ; pauvre dans l’esprit voulu par l’Evangile, celui qui se modère dans l’usage de la richesse et doux celui qui commande à sa colère et son emportement.
La tempérance parfaite exige essentiellement qu’on impose une mesure à sa langue, des limites aux yeux et la simplicité aux oreilles : qui n’est pas fidèle en cela est un homme sans modération ni retenue. Vous voyez comment autour de ce seul précepte tous les autres se rangent comme en un cœur ?
QU : 17 – Qu’il faut aussi se modérer dans le rire
R. – Voilà un point fort négligé et cependant bien digne d’attention toute spéciale de la part de ceux qui pratiquent l’ascétisme.
Se livrer au rire bruyant et immodéré est un signe d’intempérance et prouve qu’on ne sait ni se maintenir dans le calme, ni réprimer la frivolité de l’âme par la sainte raison. Il n’est pas inconvenant de montrer, jusqu’au sourire joyeux, l’épanouissement de l’âme, comme l’indique ce proverbe de l’Ecriture : « Cœur joyeux, figure sereine » (Pr 15, 13), mais rire aux éclats et en être secoué malgré soi, n’est pas le fait de l’âme tranquille, éprouvée ou maîtresse d’elle-même.
Ce genre de rire, l’Ecclésiaste le réprouve aussi comme le grand adversaire de la stabilité de l’âme : « J’ai condamné le rire comme un égarement »(Qo 2, 2), et : « Le rire de l’insensé est comme le crépitement des épines sous la chaudière »(Qo 7, 7).
Le Seigneur lui-même a bien voulu éprouver tous les sentiments inséparables de la nature humaine et montrer sa vertu dans la fatigue, par exemple, ou dans la compassion envers les malheureux mais, comme l’attestent les récits évangéliques, il n’a jamais céder au rire ; bien plus il se lamente sur ceux qui rient. (Lc 6, 25)
Ne nous laissons cependant pas tromper par l’équivoque, car l’Ecriture appelle souvent rire la joie de l’âme et le plaisir provoqué par diverses espèces de biens ; ainsi s’exclame Sara : « Dieu m’a accordé de rire » (Gn 21, 6), de même Jésus dit : « Bienheureux vous qui pleurez, parce que vous rirez »(Lc 6, 21), et Job : » Bouche sincère connaîtra le rire » (Jb 8, 21). Toutes ces expressions sont prises pour l’allégresse, qui se fonde sur le contentement de l’âme.
Si quelqu’un est donc au dessus des passions, ne subit pas l’attrait du plaisir, ou du moins ne lui cède pas, mais se domine avec fermeté en présence de toute jouissance nuisible, celui-là est parfaitement tempérant, et il est manifeste qu’étant tel il s’écartera de toute faute. Il est même des circonstances où il faut s’abstenir des choses permises et nécessaires à la vie, ainsi lorsque l’intérêt d’un frère le demande, comme dit l’Apôtre : « Si la nourriture que je prends scandalise mon frère, je ne mangerai plus de viande » (1 Co 8, 13). Il avait la faculté de vivre selon l’Evangile, mais il n’en a pas usé de peur de faire obstacle à ce même Evangile du Christ. (1 Co 9, 12)
La tempérance est la destruction du péché, l’anéantissement des passions, la mortification du corps, jusque dans ses appétits et ses désirs, le principe de la vie spirituelle et le gage des biens éternels, car elle brise en elle l’aiguillon de la volupté. Le plaisir est, en effet, le grand appât du mal qui nous rend nous, hommes, si enclins au péché, et par lequel toute âme est attirée vers la mort, comme par un hameçon. En ne se laissant ni efféminer par lui ni courber sous son joug, on échappe, grâce à la tempérance, à toute faute ; cependant, si, après l’avoir fui dans la plupart des occasions, on vient à lui céder, ne fut-ce qu’une seule fois, on n’est pas tempérant, pas plus que n’est en bonne santé celui qui est atteint d’une seule maladie, pas plus que n’est libre celui qui se laisse dominer par un seul maître et une fois par hasard.
Les autres vertus, parce qu’elles s’exercent dans le secret de l’âme apparaissent peu aux yeux des hommes, la tempérance, au contraire, signale qui la possède à tous ceux qu’il rencontre. Comme la corpulence et les belles couleurs caractérisent l’athlète, ainsi la maigreur et la pâleur qui résultent des privations, font connaître le chrétien, car étant athlète du Christ, c’est dans l’affaiblissement du corps qu’il vient à bout de son ennemi et montre jusqu’où il peut soutenir les combats spirituels, selon ces paroles : « C’est lorsque je suis faible que je me sens fort ». (2 Co 12, 10)
Combien il est profitable ne fut-ce que de voir la conduite du tempérant ! Usant à peine et en petites quantités des choses nécessaires, comme pour rendre à la nature un service qui lui pèse, trouvant trop long le temps qu’il faut y consacrer, il est vite levé de table pour s’empresser au travail. Je crois bien qu’aucun discours ne pourrait toucher l’âme de celui qui est esclave de son ventre, et l’amener à se convertir, comme une seule rencontre avec celui qui est tempérant.
Voilà, me semble-t-il, ce que veut dire manger et boire pour la gloire de Dieu : c’est faire en sorte que, même à table, nos bonnes actions resplendissent pour glorifier notre Père, qui est dans les cieux.
QU : 18 : Qu’il faut goûter de tous les mets qu’on nous présente
R. : Sans doute, il est nécessaire d’établir ce principe que la tempérance est requise chez les athlètes de la piété pour maîtriser le corps : « Un athlète, en effet, évite tout excès » (1 Co 9, 25) ; mais il ne faut pas tomber dans l’erreur de ceux qui se sont cautérisé la conscience et, par suite, s’abstiennent des aliments créés par Dieu pour que les fidèles en usent en lui rendant grâces (1 Tm 4, 2-3). Il faut donc, lorsque l’occasion s’en présente, toucher à chaque mets suffisamment pour manifester aux yeux de tous que pour les purs tout est pur (Tt 1, 15), que toute chose créée par Dieu est bonne et qu’on ne doit rien rejeter de ce qu’on peut prendre avec actions de grâces : « Car la parole de Dieu et la prière l’ont sanctifié » (1 Tm 4, 4-5). Quant à l’objectif de la tempérance on le réalise de cette façon : d’une part on use selon ses besoins des choses les plus simples, nécessaires à la vie, en évitant toute satiété, et d’autre part on s’abstient de tout ce qui n’est que pour le plaisir.
Ainsi nous émousserons l’aiguillon de la volupté, nous éviterons pour notre part la faute de ceux qui se sont insensibilisé la conscience, et nous échapperons au soupçon d’excès dans l’un ou l’autre sens : « Pourquoi, dit l’Apôtre, ma liberté serait-elle jugée par la conscience d’autrui ? » (1 Co 10, 29)
La tempérance est le signe qu’on est mort avec le Christ et que l’on mortifie ses membres sur la terre. C’est elle, nous le savons, qui engendre la chasteté, procure la santé, écarte enfin puissamment les obstacles à la fécondité en bonnes œuvres dans le Christ, puisque, selon son expression, les soucis de ce monde, les plaisirs de la vie et tous les autres désirs étouffent la parole de Dieu et la rendent stérile (Mt 13, 22). C’est devant elle aussi que les démons fuient, car le Seigneur lui-même nous a appris que cette race n’est mise en fuite que par le jeûne et la prière. (Mt 17, 20)
QU : 19 : Quelle est la norme de la tempérance ?
R. : Pour ce qui est des passions de l’âme il n’y a qu’une mesure à fixer à la tempérance : c’est le renoncement complet à toutes celles qui tendent au plaisir coupable.
Quand aux aliments, au contraire, comme les besoins diffèrent pour les uns et les autres selon l’âge, les occupations et la constitution physique, il faut des régimes et des traitements divers. Il en résulte qu’on ne peut, dans une seule règle, embrasser toutes celles qui s’imposent dans l’exercice de la piété, mais en fixant ce qui convient aux santés normales, nous permettons aux supérieurs d’établir prudemment des exceptions pour les cas particuliers. Il n’est pas possible en effet de parler de chacun ; il faut se borner à donner des directives communes et générales.
D’accord en cela avec celui qui a dit : « On donnait à chacun selon ses besoins » (Ac 2, 45), les supérieurs tiendront toujours raisonnablement compte des nécessités, pour procurer des soulagements dans la nourriture aux malades, à ceux qu’un travail soutenu aura épuisés, et à ceux qui se préparent à une grande fatigue, comme un voyage ou tout autre effort pénible.
Il n’est pas possible de déterminer pour les repas ni l’heure, ni la qualité, ni la quantité, mais on aura généralement en vu de satisfaire aux besoins. Se remplir le ventre et s’alourdir par les aliments mérite cette malédiction du Seigneur : « Malheur à vous qui êtes maintenant rassasiés ! » (Lc 6, 25) ; le corps en est du reste rendu incapable d’énergie et disposé au sommeil ou aux maladies.
Il ne faut pas non plus manger par gourmandise, mais pour vivre, en évitant de s’adonner au plaisir, car être esclave de la volupté n’est autre chose que se faire un Dieu de son ventre. Parce que notre corps se dépense et s’épuise constamment, il a besoin de réfection, et c’est pour cela que le besoin de nourriture est dans la nature elle-même, mais la juste norme que la raison nous fixe est de boire et de manger pour autant qu’il est nécessaire, afin de soutenir le corps en lui restituant ce qu’il a perdu.
Les aliments à employer sont ceux qui sont les plus simples à préparer. C’est ce que nous enseigne le Seigneur par la façon dont il se chargea de nourrir le peuple fatigué, de peur qu’il ne vint à défaillir en chemin, ainsi que le raconte l’Evangile (Mt 15, 32). Alors en effet, qu’il aurait pu faire un miracle plus éclatant, en imaginant dans le désert un repas magnifique, il présenta à ceux qui l’avaient suivi une nourriture si simple et si frugale, qu’elle se réduisait à du pain d’orge avec un peu de poisson (Jn 6, 9). De breuvage, il n’en est pas fait mention, car nous avons tous à notre disposition l’eau que fournit la nature en suffisance pour nos besoins, à moins que celle-ci ne soit nuisible à quelque malade et ne doive être écartée comme Paul le conseille à Timothée (1 Tm 5, 23).
Du reste tout ce qui nuit doit être évité, car il ne faut pas prendre pour soutenir le corps des aliments qui soient ensuite eux-mêmes les ennemis du corps et l’entravent dans l’accomplissement de son devoir, et ceci nous enseigne également à prendre l’habitude de fuir les aliments nuisibles, même lorsqu’ils nous plaisent.
On doit de toute façon préférer les mets les plus faciles à se procurer, et ne pas donner, sous prétexte d’abstinence, beaucoup de soins aux mets les plus recherchés et les plus coûteux en préparant les aliments au moyen des meilleurs assaisonnements. On choisira au contraire ce qu’on trouve le plus facilement dans la contrée, coûte peu et est d’usage commun ; on n’emploiera les aliments amenés du dehors, comme l’huile ou chose semblable, qu’en cas de nécessité vitale ou pour soulager un malade, encore faut-il que ce soit possible sans trop d’ennuis, d’agitation et de soucis.
QU : 20 : Quelle table offrir aux hôtes ?
R. : La vaine gloire, le désir de plaire aux hommes, agir pour être vu : voilà ce qui est absolument interdit aux chrétiens dans toute leur conduite, car, même lorsqu’on observe la loi, si on le fait pour être remarqué ou loué des hommes, on perd le droit à la récompense. Ceux qui ont embrassé l’humilité sous toutes ses formes pour obéir au Seigneur doivent donc fuir la vaine gloire par-dessus tout.
Quand nous voyons ceux du dehors rougir de ce que la pauvreté a d’humiliant et préparer une table abondante et somptueuse aux hôtes qu’ils reçoivent, je crains fort que nous aussi, sans nous en rendre compte, nous ne tombions dans le même défaut et ne méritions ce reproche de rougir de la pauvreté proclamée pourtant bienheureuse par le Christ. (Mt 5, 3)
Pas plus qu’il ne nous convient de nous procurer de l’extérieur des vases d’argent, des voiles de pourpre, un lit moelleux et des couvertures précieuses, nous ne pouvons composer des repas sortant fort de notre ordinaire. Si nous courons à la recherche de ce qui n’est pas strictement requis par la nécessité, mais a été inventé pour servir à la misérable volupté ou à la funeste gloriole, notre conduite est indigne de notre idéal et incompatible avec lui. Bien plus, elle fait un tord considérable à ceux qui vivant dans la mollesse et ramenant la béatitude aux plaisirs du ventre, nous voient nous tourner vers les mêmes viles préoccupations que les leurs.
Si la volupté est un mal détestable, nous ne devons jamais nous y livrer, car absolument rien de ce qui est réprouvé en soi ne peut convenir en aucune circonstance. Ceux qui vivent dans les délices, usent des meilleurs parfums et boivent les vins les plus fins, encourent la condamnation de l’Evangile (Am 6, 6), et la veuve qui cède au plaisir est de son vivant considérée comme déjà morte (1 Tm 5, 6) ; quant au riche, il a été privé du paradis pour sa vie de plaisir. (Lc 16, 22)
Que nous importe à nous le faste ? Survient-il un hôte ? Si c’est un confrère qui poursuit le même but que nous, il reconnaîtra sa propre table ; ce qu’il a laissé chez lui, voilà ce qu’il retrouvera chez nous. Mais il est fatigué du voyage ? Donnons-lui alors ce qui est nécessaire pour se restaurer.
Un autre est venu. Il est du monde ? Qu’il apprenne par les faits ce que la parole n’a pu lui faire admettre et qu’on lui montre le modèle et l’exemple de la frugalité dans la nourriture. Qu’on lui rappelle la table des chrétiens et la pauvreté supportée sans honte pour l’amour du Christ. S’il ne le comprend pas, mais trouve cela ridicule, il ne nous ennuiera pas une seconde fois.
Pour nous, lorsque nous voyons des riches mettre au premier rang la jouissance des plaisirs, nous gémissons beaucoup sur eux : en passant leur vie dans la vanité et en faisant leurs dieux des délices, ils ne s’aperçoivent pas qu’ils reçoivent dans cette vie leur part de biens, et en jouissant ici-bas, ils se précipitent dans le feu ardent qui a été préparé pour eux. Si nous en avons l’occasion n’hésitons pas à le leur dire.
Dans le cas où nous aussi nous tomberions dans ces erreurs et chercherions de tout notre pouvoir les plaisirs de la table et le faste agréable aux yeux, je crains que nous ne démolissions en fait ce que nous avons l’air de bâtir et que nous ne nous condamnions nous-même par les principes qui nous servent à juger les autres. Ce serait vivre en hypocrites, occupés à prendre tantôt une attitude et tantôt une autre, si même nous allons pas jusqu’à changer de vêtements quand nous nous rencontrons avec un personnage fastueux.
Si cela est méprisable, il l’est cependant encore plus de modifier notre propre régime à cause des amateurs de bonne chère. Il n’y a qu’une seule façon de vivre en chrétien, puisqu’il n’y a non plus qu’un seul but : la gloire de Dieu. « Que vous mangiez, que vous buviez, ou que vous fassiez n’importe quoi, faites tout pour la gloire de Dieu », dit Paul en parlant dans le Christ. (1 Co 10, 31)
La vie des gens du monde au contraire est variée et multiforme, parce qu’ils changent constamment pour plaire au premier venu.
Il s’ensuit que toi-même, lorsque tu prépares sur la table de ton frère des mets abondants et destinés à flatter le goût, tu l’accuses de rechercher le plaisir et tu l’insultes en le faisant paraître gourmand, puisque tu lui prêtes de telles inclinations. N’est-ce pas bien souvent en voyant quelle nourriture est préparée et comment elle l’est, que nous devinons qui on attend et ce qu’il vaut ?
Le Seigneur n’a nullement loué Marthe, très affairée à le servir, mais il a dit : « Tu te troubles et te préoccupes de trop de choses ; il n’est besoin que de peu, voire d’une seule chose » (Lc 10, 41-42). « Peu », signifie évidemment ce qui est à préparer ; « une seule chose », le but que l’on considère, c’est-à-dire la nécessité à satisfaire. Vous n’ignorez du reste pas non plus quel repas le Seigneur lui-même a fait servir aux cinq mille personnes.
La prière de Jacob est ainsi conçue : « Donnez-moi du pain à manger et un manteau pour me couvrir » (Gn 28, 20), et non pas : « Donnez-moi festins et habits somptueux ».
Et que dit le sage Salomon ? « Ne me donne ni la richesse ni l’indigence. Accorde-moi seulement assez de ce qui m’est nécessaire, de peur qu’ayant à satiété je ne devienne renégat et ne dise : Qui me voit ? ou bien qu’étant pauvre je ne dérobe et ne parjure le nom de mon Dieu » (Pr 30, 8-9).
Il entendait par « satiété » : la richesse, par « indigence » : le manque de tout ce qui est nécessaire à la vie, et par « le nécessaire en suffisance » : cet état où l’on ne manque de rien en même temps que l’on a rien de superflu. Or ce qui suffit à l’un diffère de ce qui suffit à l’autre, selon l’état physique et le besoin du moment. A celui-ci il faudra un aliment plus abondant et plus substantiel parce qu’il travaille, à celui-là un mets plus agréable et plus léger et proportionné en tout à sa faiblesse ; mais en général il faut donner une nourriture la plus ordinaire et la plus facile à se procurer.
Sans doute, on doit toujours avoir une table soigneusement et suffisamment servie, mais ne jamais dépasser les bornes du nécessaire. Lorsqu’on reçoit des hôtes, que l’on est en vue de les contenter en tout ce dont ils ont besoin. L’Apôtre dit : « Usant des choses de ce monde sans en abuser » (1 Co 7, 31) ; or l’abus est l’usage dépassant la nécessité.
N’avons-nous pas d’argent ? N’en ayons pas. Nos greniers ne regorgent-ils pas ? Nous vivons au jour le jour, et nos mains nous procureront la nourriture. Pourquoi donc prendrions-nous pour le plaisir des gourmets, la nourriture que Dieu donne à ceux qui ont faim ? Nous pécherions doublement : en augmentant pour ceux-ci les angoisses de l’indigence, et pour ceux-là les tristes suites de la satiété.
QU : 21 : Quel rang et quelle place faut-il prendre à table aux repas de midi et du soir ?
R. : Puisque, pour nous habituer partout à l’humilité, le Seigneur a voulu qu’en se mettant à table on prenne la dernière place (Lc 14, 10), quiconque veut obéir en tout, doit également observer ce précepte.
Si nous avons pour commensaux des gens du monde, il convient de leur montrer ainsi l’exemple qu’il ne faut ni s’élever ni choisir la première place.
Lorsque ceux qui sont à table ont les mêmes aspirations et veulent par conséquent donner en toute occasion la preuve de leur humilité, il appartient il est vrai à chacun de choisir la dernière place, mais il serait fort inconvenant aussi de se disputer pour l’avoir. Ce serait détruire l’ordre et provoquer le trouble, car se quereller et se tenir tête mutuellement pour la dernière place est la même chose que se disputer pour les premières. Il faut donc ici encore user de circonspection et savoir agir comme il convient, c’est-à-dire laisser à celui qui reçoit, le soin de déterminer les places, comme le Seigneur du reste l’a prescrit en disant qu’il appartient au maître de la maison de fixer l’ordre des convives. (Lc 14, 10)
C’est ainsi que nous nous supporterons mutuellement dans la charité en gardant partout l’ordre et la bonne tenue, et nous montrerons que nous ne pratiquons pas l’humilité envers et contre tout, par ostentation et esprit démagogique. C’est, en effet, plutôt en obéissant que nous serons humbles, car il y a manifestement plus d’orgueil à contester qu’à prendre la première place lorsqu’on vous la donne.
QU : 22 : Quel vêtement convient au disciple du Christ ?
R. : Ce que nous avons dit précédemment montre la nécessité de l’humilité, de la simplicité, de la pauvreté en tout et de la parcimonie, si l’on ne veut trouver dans les besoins du corps que peu de causes de distractions.
Pour le vêtement, il faut donc s’en tenir aux mêmes principes, car si nous devons chercher à être les derniers de tous, soyons aussi les derniers dans ce domaine. Autant les vaniteux se font gloire des vêtements dont ils se couvrent parce qu’ils aiment à être admirés et enviés pour la richesse de leur costume, autant celui qui s’abaisse par l’humilité au rang le plus infime doit naturellement aussi chercher ce qu’il y a de plus pauvre en fait d’habits.
Les Corinthiens furent réprimandés (1Co 11, 22), parce que, dans les repas communs, les riches avaient humilié ceux qui n’avaient rien ; de même celui qui affecte de surpasser les autres dans les vêtements qu’il porte ordinairement en public, fait évidemment rougir les pauvres en provoquant une sorte de comparaison.
Puisque l’Apôtre dit : « N’aspirez pas à ce qui est élevé, mais allez vers ce qui est humble » (Rm. 12, 16), que chacun se demande s’il vaut mieux pour le chrétien ressembler à ceux qui habitent dans les palais et portent des vêtements précieux ou bien à celui qui a annoncé et proclamé la venue du Seigneur, à celui que personne ne dépasse parmi ceux qui sont nés de la femme (Mt 11, 8-11), je veux dire à Jean fils de Zacharie, dont le vêtement était de poil de chameau (Mt.3, 4). Du reste, les saints d’autrefois s’en allaient, eux aussi, revêtus de peaux de mouton et de peaux de chèvres. (He 11, 37)
Le but du vêtement nous est indiqué par un mot de l’Apôtre : « Que nous ayons, dit-il, de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, et nous serons satisfaits » (1 Tm 6, 8). Il estimait que nous n’avons besoin que de nous couvrir sans tomber, pour ne pas dire plus encore, dans la frivolité coupable par la recherche de l’ornement et la vaine complaisance qui en résulte, car ce sont là choses introduites dans l’humanité par un art vain et superflu.
On sait d’ailleurs quel fut le premier vêtement en usage, donné par Dieu lui-même, lorsqu’il en fut besoin : « Il leur fit, dit l’Ecriture, des tuniques de peaux » (Gn 3, 21), car pour cacher la honte de la nudité ce manteau suffisait.
Dans la suite, à cette nécessité vint s’ajouter une autre : celle de se réchauffer en se couvrant ; il fallut donc bien adapter l’usage du vêtement à cette double exigence, à savoir : cacher sa nudité et se préserver des atteintes du froid.
Cependant, comme certains vêtements peuvent rendre plus de services et d’autres moins, il vaudra mieux préférer ceux qui sont utiles à plusieurs usages, afin de ne pas pécher contre l’essence de la pauvreté. N’ayons donc pas des habits spéciaux à porter en public et d’autres à porter chez nous, n’en ayons pas non plus de différents pour le jour et pour la nuit, mais trouvons un vêtement qui puisse servir à tout : à nous envelopper décemment le jour et à nous couvrir chaudement la nuit. Il s’ensuivra que nous aurons tous uniformément le même habit, et qu’il y aura même dans l’habillement comme un signe distinctif pour le chrétien, car les choses qui tendent au même but se ressemblent ordinairement entre elles.
Le port d’un vêtement spécial est donc fort utile pour faire connaître la profession de chacun, et témoigner de son dessein de vivre pour Dieu, en sorte que ceux qui nous rencontrent s’attendent à nous voir nous conduire en conséquence. Une conduite inconvenante ou malséante, en effet, ne l’est pas au même titre pour le premier venu, et pour celui qui a pris de grands engagements.
Si un homme du peuple, par exemple, ou n’importe qui, donne ou reçoit des coups en public, profère des paroles indécentes, entre dans les tavernes ou se conduit par ailleurs d’une façon aussi vulgaire, nul n’y fera attention, car on comprendra que ce sont là des faits ordinaires de la vie courante ; mais si quelqu’un prétend à la perfection et manque à son devoir, ne fut-ce qu’une seule fois par hasard, tous le remarqueront, le couvriront d’opprobres et feront comme il est dit dans l’Ecriture : « Se retournant sur vous, ils vous déchireront » (Mt 7, 9).
Le fait d’être signalés par leur habit sera donc pour les plus faibles comme un avertissement et les écartera du mal, même malgré eux.
Comme le soldat, le sénateur et d’autres se distinguent par une particularité dans l’habillement qui indique ordinairement leur rang, ainsi convient-il aussi au chrétien une façon de se vêtir qui sauve la modestie réclamée par l’Apôtre, lequel prescrit tantôt à l’évêque d’être modestement vêtu (1 Tm 3, 2), tantôt à la femme de porter un habit modeste (1 Tm 2, 9), la modestie étant sans doute à son avis ce qui répond le mieux aux tendances du christianisme.
Pour les chaussures je dirai la même chose : à savoir qu’il faut en toute occasion choisir ce qu’il y a de plus simple, de moins coûteux et de mieux adapté à l’usage qu’on en fait.
QU : 23 : De la ceinture
R. : La vie des saints qui nous ont précédés nous montre la nécessité de la ceinture.
Jean portait autour des reins une ceinture de peau (Mt 3, 4), et avant lui, Elie, car l’Ecriture en parle comme d’une de ses caractéristiques en disant de lui : « Un homme couvert d’un vêtement de poils et les reins ceints d’une lanière de peau » (2 R 1, 8).
Pierre en portait manifestement une aussi, comme il ressort des paroles que l’ange lui adressa : « Ceins-toi et mets tes sandales » (Ac 12,8). De même le bienheureux Paul, suivant la prophétie que fit Agab à son sujet : « Les Juifs lieront ainsi à Jérusalem l’homme à qui appartient cette ceinture » (Ac 21, 11).
Job reçu du Seigneur l’ordre de mettre sa ceinture comme un indice de virilité et un signe qu’il était prêt à agir : « Ceins-toi les reins comme un homme » (Jb 38, 3), et il est évident que tous les disciples de Jésus avait également l’habitude de porter une ceinture, puisqu’il leur fut défendu d’y garder de l’argent (Mt 10, 9).
D’autre part, qui veut se mettre au travail doit avoir les mouvements faciles et libres ; la ceinture lui sera donc utile pour adapter commodément la tunique au corps, de façon à le tenir plus chaudement enfermé dans les plis et à lui rendre les mouvements plus dégagés. Le Seigneur Lui-même, lorsqu’il se prépare à servir ses disciples, prit un linge et se ceignit. (Jn 13, 4)
Nous n’avons pas besoin de parler du nombre de vêtements, car nous avons assez dit sur ce sujet en traitant de la pauvreté. Si celui qui a deux tuniques est obligé d’en donner une à qui n’en a pas (Lc 3, 11), il est clair qu’il lui est défendu d’en avoir plusieurs à son usage, puisqu’on ne peut avoir deux tuniques, à quoi bon donner des règles sur la façon d’en user ?
QU : 24 : Satisfaits de ces enseignements, nous voudrions apprendre maintenant la manière de vivre les uns avec les autres
R. : L’Apôtre ayant dit : « Il faut que tout se fasse convenablement et avec ordre » (1 Co. 14, 40), nous appellerons conduite convenable et bien ordonnée celle qui dans les relations entre fidèles, se base sur les rapports entre membres d’un même corps. Aura donc la fonction d’ œil celui qui a reçu, dans l’intérêt de la communauté, la mission de juger ce qui a été fait et de prévoir sagement ce qu’il y a à faire ; celle de l’oreille celui qui a charge d’écouter ; celle de la main celui qui doit agir, et ainsi de suite selon l’activité de chacun.
Il n’est pas sans danger pour le corps qu’un membre néglige de remplir sa fonction ou refuse de se servir d’un autre membre selon la finalité qu’il a reçu du divin Créateur. Ainsi la main ou le pied n’obéissant pas aux indications de l’œil, la première court le risque de toucher ce qui lui sera nuisible et le second trébuchera nécessairement ou tombera dans un précipice. Si c’est l’œil qui se ferme et refuse de voir, il périra sûrement avec tous les autres membres auxquels il arrivera ce que nous venons de dire.
Or il est tout aussi dangereux pour le supérieur d’être négligent, car il devra rendre compte de tous ; quant à l’inférieur, s’il est désobéissant, il en subira le dommage et la peine, et spécialement lorsqu’il y aura scandale pour autrui.
Par contre, si quelqu’un montre dans la place qu’il occupe l’ardeur de son zèle conformément à l’avertissement de l’Apôtre : « Ne ménagez pas votre zèle » (Rm 12, 11), il recevra la louange que mérite la bonne volonté ; tandis qu’au négligent sera sûrement réservé comme un triste lot cet anathème de l’Ecriture : « Maudit celui qui accomplit avec négligence les œuvres du Seigneur ». (Jr 48, 10)
QU : 25 : Que redoutable sera le jugement pour le supérieur qui ne reprend pas les coupables
R. : Le supérieur auquel est confié le soin de tous doit donc agir comme ayant à rendre compte pour chacun.
Qu’il le sache, si l’un des frères vient à tomber dans une faute parce qu’il ne lui aura pas montré la loi de Dieu, ou si quelqu’un reste dans le péché parce qu’il ne lui aura pas indiqué le moyen de se corriger, suivant l’Ecriture (Ez 3, 20), il répondra de son sang. Il en sera ainsi notamment si ce n’est pas par ignorance qu’on enfreint la volonté divine mais parce qu’à force de flatter les défauts de chacun, le supérieur a laissé s’émousser la rigueur de la discipline : « Ceux qui vous louent vous induisent en erreur, dit l’Ecriture, et corrompent vos voies » (Is 3, 11), « mais ceux qui vous troublent ainsi subiront le jugement quel qu’il soit » (Ga 5, 10).
C’est pourquoi si nous ne voulons pas que cette menace se réalise pour nous, lorsque nous parlons aux frères, obéissons à cette règle de l’Apôtre : « Je ne suis jamais tombé dans des discours flatteurs, vous le savez ; je n’ai jamais paru avare, Dieu m’en est témoins, et je n’ai jamais cherché à être loué par les hommes, ni par vous, ni par d’autres ». (1 Th 2, 5-6)
Qui sera exempt de semblables défauts marchera vraisemblablement sans erreur dans une voie qui le mènera lui-même à la récompense et conduira ceux qui le suivent au salut éternel. Ne se laissant guider ni par des considérations humaines ni par la crainte d’offenser les pécheurs ou le désir de leur être agréable, et ne s’inspirant que de la charité, il transmettra librement une parole intègre et loyale, car il sera décidé à n’altérer en rien la vérité. C’est donc à un tel supérieur que s’appliqueront ces mots : « Nous avons été pleins de discrétion au milieu de vous. Comme une nourrice qui prend un tendre soin de ses enfants, nous aurions voulu, dans notre affection pour vous, non seulement vous donner l’Evangile de Dieu, mais encore vous donner notre propre vie ». (1 Th 2, 7-8)
Celui qui n’est pas dans ces dispositions est un guide aveugle qui se jette lui-même dans le précipice et y conduit ceux qui l’écoutent.
On en déduira de quel tort on est responsable lorsqu’au lieu de conduire un frère sur la bonne voie, on est cause de son erreur! C’est là, du reste, un signe qu’on observe même pas le précepte de la charité, car aucun père ne se désintéresse de son fils lorsqu’il le voit sur le point de tomber dans un précipice ou ne l’y abandonne à la mort une fois qu’il y est tombé. Or est-il besoin de dire combien il est plus terrible encore d’abandonner à sa perte une âme qui a glissé dans l’abîme du péché ?
Le supérieur est donc obligé de veiller sur les âmes des frères et de se préoccuper de ce qu’il faut faire pour sauver chacun d’eux, parce qu’il devra en rendre compte. Il doit même y être si empressé, que son zèle apparaisse capable d’aller jusqu’à la mort, non seulement parce que le Seigneur, en parlant de la charité ordinaire que l’on doit à tous, a dit : « que l’on donne sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13), mais aussi parce que l’Apôtre en a fait un précepte spécial en disant : « Dans notre affection pour vous, nous aurions voulu vous donner non seulement l’Evangile, mais encore notre vie elle-même »(1 Th 2, 8).
QU : 26 : Qu’il faut tout révéler au supérieur, jusqu’aux secrets de cœur
R. : Pour ce qui est des inférieurs, s’ils veulent faire des progrès appréciables et vivre selon les préceptes de notre Seigneur Jésus-Christ, ils ne doivent conserver caché aucun mouvement secret de l’âme, ni proférer aucune parole qui n’ait été contrôlée. Il faut au contraire qu’ils dévoilent les arcanes du cœur à ceux qui sont désignés pour s’occuper avec bienveillance et miséricorde des frères plus faibles : le bien qui se trouve en eux s’en trouvera affermi et le mal opportunément corrigé.
Grâce à cette collaboration on arrivera, par un progrès continu, jusqu’à la perfection.
QU : 27 : Si le supérieur lui-même vient à faiblir, il sera repris par ceux qui ont autorité dans la communauté
R. : Comme le supérieur est tenu de diriger les frères en tout, ainsi les autres doivent l’avertir à leur tour dès qu’ils craignent une faute de sa part. Cependant c’est aux frères plus avancés en âge et en jugement qu’il appartient de faire cette observation si on ne veut détruire le bon ordre.
S’il y a, en effet, quelque chose à corriger, nous rendrons service à un frère et, par lui, à nous-mêmes, puisqu’il est la règle de notre vie et que sa bonne conduite doit être pour nous comme un reproche dès que la nôtre est mauvaise, et nous redresser.
D’autre part, si c’est à tort que certains se troublent à cause du supérieur, lorsqu’ils seront persuadés à l’évidence que leurs soupçons n’étaient pas fondés, ils seront débarrassés de leurs doutes à son sujet.