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Par-delà l’Occident, par-delà l’Orient, une seule maison : l’Europe !
Par le +Stephanos, métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie
Le thème de la présence de l’Eglise dans le monde est à la fois très actuel et très ancien puisqu’il apparaît déjà au 2nd chapitre des Actes des Apôtres. Ceci pour dire qu’on ne cesse de le reprendre continuellement en le mettant chaque fois à l’ordre du jour. Pour nous, il s’inscrit présentement dans la dynamique de la construction de l’Europe. Malgré les apparences et les tendances du moment, il me semble donc utile et nécessaire de poser cette question : s’il advient un jour que l’Europe oublie ses origines chrétiennes, sera-t-elle encore l’Europe ?
Consciemment ou inconsciemment, nous savons bien que l’Histoire ne doit pas seulement être entendue comme une grandeur purement humaine ou purement divine mais surtout comme réalité à laquelle prennent part à la fois et Dieu et l’homme. Bernard de Clairvaux * répondit un jour par ces termes à un cardinal qui lui reprochait de se mêler des affaires de ce monde : Les affaires de Dieu sont les miennes ; rien de ce qui Le regarde ne m’est étranger ! Comme chrétien, je ne puis envisager l’avenir du monde en dehors de la perspective de son salut par le Christ au sein de Son Eglise et il en est de même pour le futur de notre Maison commune qui a pour nom l’Europe.
Mais voilà : nous ne sommes plus au temps de la grande Chrétienté, où tout le monde était par définition chrétien. L’espace dans lequel nous évoluons est sans conteste, un espace qui se veut de plus en plus international, de plus en plus uni par une multitude de communautés politiques, économiques, culturelles et religieuses en une civilisation davantage universaliste. Par la force des choses, cet espace se sécularise ; il est sous-tendu par des courants violents sur fond d’ignorance. Le Christianisme en Europe est méconnu. De plus en plus méconnu.
Mais encore : nous ne sommes plus au temps de la grande Chrétienté et depuis, Byzance a été assassinée ! Et si son humanisme est passé en Occident, la théologie et la spiritualité des énergies divines, le sens des potentialités sacramentelles de la matière ont été, sinon oubliées, du moins ensevelies dans quelques monastères, sans aucune application dans la culture et l’histoire. Le Christianisme occidental, reconnaissons-le sans polémique aucune, n’a pas su assumer tout cela, malgré l’élan qu’il a pu donner à la science et à la technique modernes.
Les Orthodoxes quant à eux, écrasés par le totalitarisme communiste, ont été en grande majorité contraints de se replier sur leur seule vie liturgique, dans le ritualisme, dans l’immobilisme, dans l’asservissement de l’Eglise envers l’Etat, dans le nationalisme ecclésial, dans le repli sur soi ; ici où là, dans des attitudes hostiles envers l’Occident, qu’ils accusent de vouloir profiter à la fois de l’effondrement du marxisme et de l’affaiblissement extrême de leurs Eglises pour rechristianiser des pays déjà baptisés depuis des siècles.
Ainsi la question de l’Uniatisme en Europe de l’Est. Nul doute que la quasi totalité des Uniates souhaitent le rester, par conviction certes, mais surtout en raison des drames de la période communiste ; nul doute non plus que, pour les Orthodoxes, il y a bien entre l’Occident et l’Orient chrétiens un grave problème de fond concernant l’organisation et le fonctionnement de l’Eglise.
Un problème de fond inséparable de l’ecclésiologie de communion selon le modèle du mystère trinitaire, pour laquelle l’Eglise locale, grâce au témoignage apostolique de son évêque, manifeste en plénitude l’Una Sancta, à la mesure justement de sa propre communion avec toutes les autres Eglises locales.
Un problème de fond que l’Occident serait mal inspiré de prendre à la légère parce qu’il peut conduire, même involontairement, à une dynamique d’implantation et, inévitablement, de prosélytisme. On n’en sortira que par un rapprochement en profondeur des deux ecclésiologies et d’abord, par un pardon réciproque selon la si difficile évidence que les commandements évangéliques ne valent pas seulement pour les individus mais, tout autant pour les collectivités.
Cet exemple, choisi pour la circonstance, montre encore une fois que les confrontations entre l’Orthodoxie et l’Occident chrétien ne sont pas qu´une affaire d’antagonismes théoriques et abstraits. Je dirai volontiers que, de nos jours, ce ne sont pas tellement les différences théologiques en elles-mêmes qui importent en premier, mais bien leurs conséquences sur la vie et l’action. Ce qui prime avant tout, c’est l’accomplissement de la plénitude de notre vie en Christ. Une vie qui s’est manifestée dans le Verbe incarné et qui est communiquée dans Sa mort et dans Sa résurrection.
Une des conditions majeures pour que tous les peuples de l’Europe s’unissent non seulement formellement mais dans l’essence même de leur être passe nécessairement par l’exigence de la restauration de l’unité de toute l’Eglise. Le schisme de 1054 n’a pas seulement divisé l’Eglise, il a aussi divisé l’Europe. Ainsi, deux ensembles ecclésiologiques, théologiques et culturels se sont formés à l’écart l’un de l’autre, lesquels, pour finir, avec la mise en contact forcée que provoquèrent les croisades, se dressèrent l’un contre l’autre. « Alors les bourrasques de l’Esprit, écrit Olivier Clément**, ont soufflé à la périphérie des Eglises, parfois contre elles, dans une immense exigence de vie créatrice, de justice, de communion et de beauté ».
L’enseignement qui en résulte est que ce qui n’est pas transfiguré se défigure nécessairement à un moment ou à un autre de l’histoire. Si solution chrétienne il y a pour l’Europe, et elle bien réelle, ce ne sera jamais la croisade mais la Croix. Toute l’histoire de l’Eglise est là pour témoigner que le Christianisme est en permanence tension entre le déjà de l’Incarnation et de la Résurrection et le pas encore du Royaume.
Quand le Père Alexandre Men*** proclame que « le Christianisme ne fait que commencer », il nous renvoie directement à l’Esprit Saint qui rassemble dans l’unité, qui maintient dans la Vérité les êtres et les choses, les sociétés et les cultures, en un mot tout ce qui est de la création et dans la création de Dieu. La Vérité n’est jamais automatique. Elle est toujours donnée, toujours reçue, encore et à nouveau !… Cela présuppose, de part et d’autre, des vraies remises en cause, des conversions communautaires, parfois mêmes personnelles. Cela ne peut être sans un dur et long labeur, sans une mort à un certain passé, afin que le Christ croisse tandis que nous, nous diminuerons, à l’image de Jean-Baptiste en présence de son Seigneur.
Pour nous, chrétiens de l´Est comme de l´Ouest, notre grande chance et notre nouveau défi, c’est bien cette Europe que nous avons morcelée par nos séparations en donnant aux détails une importance presque magique et qui étaient incapables de penser l’autre.
Notre grande chance c’est encore cette même Europe, qui nous appelle à vivre ensemble la vraie communion avec Dieu, la sanctification en Sa vérité, notre incorporation dans la plénitude du Corps du Christ. Qui attend de nous de lui montrer comment accéder à une vision de l’homme fondée sur l’image de la Sainte Trinité. Encore faudra-t-il bien nous entendre sur le point de départ puisque nous ne sommes pas seulement divisés quant aux affaires de ce monde mais encore quant au Christ lui-même.
Notre grande chance c’est toujours l’Europe qui, finalement, nous appelle à révéler Dieu là où Il nous a mis. C’est-à-dire au cœur de la modernité. A l’instar des premiers chrétiens qui ont témoigné, avec distance et sympathie dans le monde romain, lequel était pourtant celui de l’esclavage et des jeux des gladiateurs. Précisément là même où l’histoire se déroulait pour eux à la limite du visible et de l’invisible et jusque dans les profondeurs de l’invisible.
Alors, décaper quoi ? Préserver quoi ? Les sociétés de Chrétienté ont surtout mis l’accent sur le divin au détriment de l’humain. La modernité a été, quant à elle, marquée par la révolte de l’humain contre le divin. Aujourd’hui, à la révélation plénière de Dieu à l’homme qui est le Christ doit correspondre la révélation de l’homme à Dieu dans l’Esprit Saint. « L’histoire, écrivait Serge Boulgakov****, n’est pas un couloir vide, qu’il faut franchir au plus tôt pour s’échapper de ce monde ; elle procède de l’œuvre du Christ dans son incarnation, elle est (…) préparation active de la Parousie ». C’est bien cet ultime aujourd’hui entre le déjà et le pas encore qui donne tout son sens à « l’héritage chrétien de l’Europe ».
L’Europe peut certes se passer de cet héritage pour s’édifier en société politico-économique mais, en l’excluant, saura-t-Elle éviter le risque d’une autonomisation de l’économie par rapport aux besoins du corps social ; ne cèdera-t-Elle pas, à son grand détriment, à la tentation de fonctionner en l’absence de l’homme, en nivelant par le bas ses propres peuples ? Sans cet héritage, pourra-t-Elle au bout du compte s’édifier en société de l’esprit, au sein de laquelle le national et l’universel ne s’opposeront plus ; au sein de laquelle la diplomatie aura pour mission première la paix, le travail, la créativité, la philanthropie et la solidarité et non pas l’exclusion ?
L’Europe, quand bien même voudrait-Elle l’ignorer, a besoin du témoignage et de la force de notre foi. L’Europe a besoin, en faisant bon usage de notre témoignage de foi, d’élaborer une nécessaire ascèse de tout acte créateur, sans laquelle Elle ne pourra jamais donner un sens à toute manifestation de vie et de communion.
Par ailleurs, tandis que nous parlons de l’unification de l’Europe, au même moment le péché de division perdure encore au sein de ses communautés chrétiennes. Paradoxe pour les uns, scandale pour les autres !
Le devenir d’une Europe unie ne peut se passer du devenir d’une Chrétienté qui se doit d’être unie. La communion entre les chrétiens en est une condition incontournable. Elle ne sera possible, écrit le Métropolite Georges Khodr*****, que si on se comporte du côté chrétien « avec une authentique conversion qui bannit tout orgueil confessionnel, tout sentiment de supériorité sur le plan de la culture ou de la civilisation. Cette humilité exige que l’on s’accomplisse christiquement par l’autre. Une communauté chrétienne purifiée par le feu de l’Esprit, sainte à Dieu, pauvre pour Dieu, peut s’exposer dans la fragilité évangélique, à recevoir comme à donner dans la même simplicité. Il s’agit pour elle d’accepter le défi comme une correction fraternelle et de détecter, même à travers l’incroyance, le refus courageux des faussetés que l’histoire chrétienne n’a pas su ou voulu dénoncer ».
Une Eglise donc servante et pauvre, toute tissée de cette Lumière que seules la gratuité et l’abnégation de l’Evangile du Christ peuvent éclairer, expliciter et justifier pour la vie du monde. Dès maintenant, l’univers entier en Christ ressuscité est secrètement transfiguré et le feu du buisson ardent agit par les brèches de l’Histoire.
Et puisque, selon Ignace d’Antioche, « il y a en chaque homme une eau vive qui murmure : viens vers le Père », notre certitude et notre espérance, ce sont la prière et la patience de nos saints et de nos martyrs, qui sont abstention de jugement et confiance dans le dessein de Dieu. La sainteté comme liturgie et icône de tout approfondissement dans chaque destinée ; le martyr comme ouverture de l’Histoire à la résurrection et anticipation eschatologique.
Veilleur et prophète ! Le Christianisme, en Europe, ne fait que commencer !
Tallinn, Le 25 mars 2004.
+ STEPHANOS, Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.
Article paru dans la revue « MISSI » p11 N° 86 de avril-mai-juin 2004 et consacré à l’Europe : « L’Europe de Reykjavik à Nicosie » Tous les articles de ce numéro sont d’une grande qualité et nous en recommandons la lecture.
A propos des noms cités dans cet article :
*Bernard de Clairvaux ( 12e siècle ). Moine de Cîteaux ( France ). Fondateur de l´abbaye de Clairvaux et de nombreux autres monastères. Considéré par l´Eglise d´Occident comme saint et docteur de la Foi.
**Olivier Clément. Historien et théologien orthodoxe. Il vit à Paris. Auteur d´un grand nombre d´ouvrages théologiques, Il est considéré comme un des plus grands écrivains et penseurs orthodoxes français contemporains .
***Alexandre Men. Prêtre Orthodoxe russe, assassiné à Moscou le 9 septembre 1990. Figure rayonnante d´une vision de l´Orthodoxie bien ancrée dans la modernité, il a bénéficié d une incontestable notoriété dans la société et auprès des intellectuels de Russie.
****Serge Boulgakov. Dans l´histoire intellectuelle et spirituelle du XXe siècle, ses travaux philosophiques et surtout théologiques le placent en tête des esprits de notre temps par leur ampleur, leur cohérence, leur profondeur et leur nouveauté. Le Père Serge Boulgakov a été professeur à l´Institut de Théologie Orthodoxe de Paris.
*****Monseigneur Georges Khodr, Métropolite du Mont Liban ( Patriarcat d´Antioche ). Il est connu comme un grand spirituel et jouit d´un immense prestige tant au Liban que dans l´ensemble du monde orthodoxe. Il est un des grands et fervents spécialistes de l´arabité aussi bien d´expression chrétienne que musulmane.