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LE ROLE DES EGLISES EN EUROPE

POINT DE VUE ORTHODOXE

par le Métropolite Stephanos de Tallinn

Il existe, pour schématiser, deux Europe : l’Europe née de Rome et de la latinité chrétienne, divisée depuis le 16è siècle entre le Nord protestant et le Sud catholique-romain et l’Europe née de l’hellénisme chrétien et longtemps asservie à des forces étrangères, l’Empire ottoman ou l’Empire soviétique. Cette deuxième Europe est celle de l’Eglise Orthodoxe et en son sein la Grèce est actuellement le seul pays orthodoxe qui fasse partie de la Communauté, laquelle, au sein de l’Union est appelée à retrouver pleinement sa mémoire de « matrice culturelle de l’Europe » (par les philosophes et les tragiques de l’Antiquité) et de « matrice culturelle » du christianisme (par les Pères grecs et les Conciles oecuméniques tenus par la chrétienté indivise du premier millénaire). Ce rappel est pour l’Europe particulièrement important car l’Eglise Universelle de toutes les époques « n’est pas simplement un enfant de l’Eglise des Pères mais Elle est et Elle demeure l »Eglise des Pères » (Louis BOYER in « Le renouveau des études patristiques, la vie intellectuelle » 1947, 18) et parce que la synthèse entre la foi d’Israël et l’esprit grec fondent aussi l’Europe. « S’il advient un jour que l’Europe oublie son héritage grec, alors Elle ne sera plus l’Europe », soutient le Cardinal Joseph Ratzinger. Bien entendu la mission du Parlement européen qui a la « grande et historique mission d’organiser l’unité des peuples de la grande Europe, dans la démocratie et la paix » (Patriarche Bartholomée 1er) ne peut se contenter de ses membres actuels. Notre « maison commune » se doit d’accueillir aussi ses autres peuples qui la composent et qui, situés sur son flanc « Est » sont majoritairement rattachés à la tradition ecclésiastique orthodoxe. Ceci afin que soient garantis pour tous la liberté de pensée et d’action, la libre circulation et le libre établissement des personnes, la protection des minorités et des faibles. Pour qu’en Europe soient supprimées toutes les inégalités qui menacent son avenir et que l’on ne se contente pas seulement d’un développement économique uniforme et d’un programme de défense commune. Il importe en effet d’intégrer aussi en son sein une dimension sociale et une collaboration pacifique et féconde entre les peuples qui la constituent.

Or, la faiblesse de la construction européenne, c’est justement qu’elle ne touche pas les cœurs. Essentiellement préoccupée par les objectifs de l’économie,, elle multiplie les droits, développe un appareil juridique complexe, mais dans l’oubli total que les droits des autres signifient pour moi des obligations. Dans nos sociétés d’Europe occidentale, l’essor du droit contraste avec l’affaiblissement de la démocratie, c’est-à-dire la citoyenneté responsable. On vote de moins en moins ou, contre l’abstraction des techniques et des technocrates, on fait retour à la « terre charnelle », nationalisme des extrêmes droites ou panthéisme des « écologismes ».

Ce qu’il faut que nos Eglises rappellent, c’est que le droit est fondé sur une vision spirituelle de l’homme ; c’est qu’il nous faut nous embarrasser moins du « droit naturel » et lui préférer une vision « trinitaire » de l’homme. Le droit est fondé sur le respect de la personne, mais il s’agit de la personne et non de l’individu. L’individu est orgueil et avidité, angoisse de la mort, il se crispe sur son morceau d’humanité ; il ne voit des êtres et des choses que ce qu’il peut littéralement « se mettre sous la dent » pour lui, le droit dont il se barde, désigne les obligations des autres, jamais les siennes.

La personne elle, que nous n’en finissons pas, certes, de réaliser, mais dont l’appel nous empêche de marcher à « quatre pattes », la personne, en Christ et sous le souffle vivifiant de l’Esprit est une « existence en relation ». Elle est inconceptualisable ; elle n’a d’autre définition que de n’en avoir aucune. Dans son expérience la plus profonde, l’homme sait bien qu’il n’est pas seulement un phénomène de ce monde. Ici convergent toute pensée « humaniste ouverte », le meilleur de la philosophie juive, de Buber à Levinas, et toute une tradition personnaliste chrétienne à laquelle chaque Eglise a apporté sa contribution, mais que la théologie et la philosophie religieuse orthodoxes fondent avec une vigueur incomparable (rappelons-nous ici de Berdiaev dans le personnalisme français, de Soljenitsyne dans sa tentative d’exorciser l’illusion marxiste de Intelligentsia française). Comme le suggère si bien Christos Yannaras (et déjà Khomiakov et toute la pensée russe), la libre communion ecclésiale (qu’il nous appartient de manifester) constitue pour la société tout entière un appel, une vocation, une « contagion de communion ».

Dans cette perspective, la théologie orthodoxe peut inciter à élaborer peu à peu une anthropologie et une cosmologie ecclésiale, christo-pneumatique, à partir certes des germes pauliniens et patristiques, mais aussi dans la perspective créatrice qu’exige notre temps et pour éviter que « L’économie ne s’autonomise par rapport aux besoins du corps social et qu’elle ne fonctionne en l’absence de l’homme » (Patriarche Bartholomée 1er). Il se pourrait bien que les impasses actuelles de la vie européenne cachent, en fait, une prise de position théologique au centre de laquelle se trouve la sanctification -théosis- de l’homme, de l’histoire et du temps par le renouveau de l’Esprit Saint. Sans cette vision pascale du christianisme, sans ce recentrement sur le mystère de Dieu dans son épiclèse liturgique, sans gestes accordés prioritairement à la réconciliation, l’Eglise ne peut pas ouvrir un espace à l’action de l’Esprit de Dieu, Lequel transforme de l’intérieur la personne et la communauté. Aucun système social ou régime politique ne subsiste sans une vision eschatologique. Seul un ressourcement eschatologique profond, dans la réalité ultime de la vie en Dieu, peut guérir les insatisfactions de l’humanité.

La théologie des Pères grecs, pour ne pas tomber non plus dans un idéalisme eschatologique, insiste sur le vrai « présent », c’est-à-dire sur le mystère de ce monde en voie de transfiguration par le renouveau de l’Esprit. « La dynamique sociale qui apportera le progrès naîtra quand les relations de l’homme avec le monde matériel et avec ses frères prendra un sens nouveau » (Patriarche Bartholomée 1er). Telle peut être donc, oserais-je dire ici, l’attitude « politique » de l’Eglise Orthodoxe au sein de l’Europe et ce au sens le plus profond et le plus dynamique du mot puisque à ses yeux la plupart des problèmes, dans lesquels nos sociétés se débattent, constituent autant de défis théologiques.

Dans ce débat, le drame pour notre Eglise est double : d’une part, pour l’Europe de l’Ouest, les Orthodoxes n’ont pas encore de poids sociologique même si, dans une société où tout se mercantilise, ils peuvent comme en contrepoint lui préserver avec leur liturgie comme expérience spirituelle, avec le témoignage de leurs icônes comme visage transfiguré et comme « beauté qui crée toute communion » (Denys l’Aéropagite) avec le rayonnement de quelque « pères spirituels », ces valeurs de gratuité qui peuvent répondre à bien des quêtes de nos contemporains et qui sont à même d’offrir des transformations radicales dans la façon de comprendre la vie humaine. Autrement dit, ce que la politique sert, c’est la conviction des expériences véhiculées par les traditions religieuses qui le consolide.

D’autre part, nos Eglises sont encore divisées. Déjà les croisades avaient, en leur temps, brutalement mis en contact deux religions populaires, deux mentalités closes, « qui donnaient aux détails, selon le Professeur Olivier Clément, une importance presque magique et qui étaient incapables de penser l’autre ». Ainsi, deux ensembles ecclésiologiques, théologiques, culturels se sont formés à l’écart l’un de l’autre qui, pour finir, avec la mise en contact forcée que provoquèrent les croisades, se dressèrent l’un contre l’autre. Avec la conséquence tragique qu’à un moment donné de l’histoire, difficile à préciser, le monde chrétien, comme s’il avait pris peur de l’Esprit Saint, vint à s’entériner dans la crainte de la vie et de la liberté, dans un moralisme plutôt ritualiste en Orient, dans un moralisme plutôt juridique en Occident. Alors les bourrasques de l’Esprit ont soufflé, écrit encore le Professeur Olivier Clément, à la périphérie des Eglises, parfois contre Elles, dans une immense exigence de vie créatrice, de justice, de communion et de beauté ». Aussi, pour notre Diaspora en Europe occidentale, née et élevée en pays catholique et protestant et qui par conséquent n’est jamais à l’abri du risque d’effritement propre à toute minorité, la question est de savoir s’il est possible de se contenter pour elle, du seul et unique concept d’une Orthodoxie qui serait reçue en « simple héritage oriental et culturel »

Rien de plus mensonger : l’Ancienne et la Nouvelle Rome sont mêmement les axes de référence et d’unité de l’Europe dans son sens fondamental. Ma pensée n’est pas innocente ici : il incombe à l’Europe de l’Ouest, qui découvre l’Orthodoxie, de s’astreindre à des révisions fondamentales quant à ses propres choix culturels, c’est-à-dire eu égard à ce qui régit son modèle culturel. Cela impose aux Eglises de s’adonner ensemble, sans discrimination, sans fanatisme, sans passion, à une forme de collaboration nouvelle capable de proposer les modes de solidarité qui donneront à l’Europe une morale sociale nouvelle et le cadre vrai qui régira les relations humaines. L’Eglise orthodoxe, pour sa part, consciente qu’un nombre de plus en plus grand d’Orthodoxes viendra grossir les rangs de l’Europe, considère cela pour Elle comme un événement majeur eu égard à la construction européenne, ce qui augmente ces responsabilités »(Patriarche Bartholomée 1er). A cette prise de conscience aiguë se pose la question de savoir que signifie pour nous la recherche de l’Unité des chrétiens ? Sa Sainteté Bartholomée 1er, lors de sa rencontre avec les représentants des Confessions chrétiennes à Strasbourg (20/04/1994), disait ceci : « Quant à nous, nous n’annonçons pas une unité idéologique fondée sur un accord commun mensonger et sur l’uniformisation. Nous annonçons l’unité comme effort de renonciation personnelle, comme abandon des priorités égocentriques, comme reconnaissance et respect des différences. Nous visons à la réalité existentielle de l’unité dans la communion des relations entre les personnes et dans le vécu de la catholicité à l’intérieur de la communauté, locale et au sein des traditions locales » et la veille, au Parlement européen il précisait ce qui suit : « N’est-il pas surprenant que l’organisation vraiment démocratique de l’Eglise orthodoxe, avec son haut degré d’autonomie administrative et d’autorité locale des Evêques, des Patriarches et des Eglises Autocéphales, à laquelle s’ajoute en même temps l’unité eucharistique dans la foi, fasse figure de prototype, lequel a été récemment institutionnalisé par l’Union Européenne sous la dénomination de « Principe de Subsidiarité » comme étant la méthode la plus profitable quant à l’articulation de ses pouvoirs?  »

Ajoutons encore qu’il n’y a pas de définition de l’Orthodoxie qui soit fondamentalement étrangère aux autres confessions chrétiennes. La séparation structurelle et l’opposition sacramentelle, apparues dans des situations historiques et culturelles déterminées, sont réelles et douloureuses. Mais la frontière qui sépare les chrétiens a sa transparence et sa mobilité. Chaque Eglise est tournée vers le mouvement de l’unité par :

– La foi commune du peuple de Dieu qui confesse l’universalité du salut en Jésus Christ, reçue dans la grâce du baptême ;

– L’eucharistie, structure de « catholicité », de communion et de réconciliation entre la communauté liturgique locale et l’Eglise universelle,

– le témoignage commun des chrétiens -tel qu’il est vécu par eux sur le champ de bataille-, qui est le signe de la vie commune déjà réalisée des Eglises.

Dans son espace oecuménique qui devient plus dynamique et plus large, l’Orthodoxie s’engagera non seulement dans un dialogue théologique, mais aussi dans un échange réel, en recevant et en partageant. Dans cet espace, il ne faut pas avoir peur de faire une sorte de « réception » orthodoxe de l’occident, notamment le caractère « confessionnel », historique contextuel, de la foi commune de l’Eglise exprimée en Occident, ainsi que la mission spécifique, dans une situation locale, que les chrétiens non orthodoxes ne peuvent plus abandonner.

Mais ce message n’aura de valeur que s’il s’accompagne d’un puissant renouveau de vie chrétienne. La spiritualité d’une communauté chrétienne se situe sur deux plans ; en premier lieu :

– la vie de l’Eglise en tant que Corps du Christ avec les éléments qui la constituent : l’Ecriture sainte, la liturgie, les sacrements, la catéchèse, et d’autre part, intimement liés avec ces facteurs internes de cohésion, le rassemblement de la communauté locale, celui des ensembles d’Eglises locales et enfin, celui de l’Eglise universelle, ensuite :

– le plan de la diversité infinie des personnes qui sont appliquées à la quête de Dieu par l’effort personnel dans la prière et l’ascèse intérieure et par la recherche de la perfection morale. Ces deux plans ressortent de la réalité spirituelle. Le premier cependant a un aspect plus social, davantage communautaire. C’est la construction d’une communauté, certes spirituelle, mais qui trouve sa voie et jusqu’à sa justification dans l’effort de rassemblement sous la mouvance de la foi et de la charité d’un peuple constitué. L’autre mouvement est celui d’une concentration extrême de la vie intérieure de chacun -, c’est un mouvement de retour sur soi, de conversion intérieure. Ces deux plans encore sont l’un et l’autre intégrés dans l’Eglise et se trouvent ensemble confrontés avec le monde. Il est bien évident que la collégialité de l’Ecclesia d’une part et de la vie spirituelle selon la diversité des personnes d’autre part, se recoupent dans l’unique réalité du Salut universel en Christ et concernent, dans l’unique Eglise, les mêmes hommes : pasteurs et croyants, chacun à sa place. Si de ce fait tous les charismes coédifient la communauté, c’est donc en tant que tels que nous aussi, membres du peuple de Dieu, nous devons tout mettre en oeuvre pour que, au sein de nos paroisses, nous trouvions d’authentiques communautés où l’homme de la « foule solitaire » et de la civilisation du rendement expérimente la communion fraternelle et la vraie fête sur la pratique d’une spiritualité à la fois humble et créatrice, voire prophétique, qui soit à même d’illuminer l’amour humain et « l’œuvre commune » des hommes.

Eu égard à tout ce qui vient d’être dit précédemment, l’Eglise orthodoxe est en droit, avec les autres Chrétiens, de poser les questions suivantes à une Europe qui se cherche et se construit :

a) Comment essayer de passer d’une société d’exclusion à une société d’inclusion ? « De plus en plus notre société ne fonctionne qu’en excluant : les chômeurs, les immigrés… les agonisants, solitaires et abandonnés au sein même de la technique la plus raffinée, de larges portions du territoire national, autrefois peuplées, humanisées, aujourd’hui désertifiées, menacées par le feu ou les pluies acides, d’immenses régions du Tiers Monde pauvre condamnées à la misère et à la famine… » ;

b) Comment passer d’une société de consommation à une société de limitation volontaire, de partage, de respect aussi de la nature ? « Un peu partout se cherche, pour des raisons médicales ou esthétiques, une pratique de sobriété. Un peu partout les techniques de concentration asiatiques introduisent des disciplines du corps. Les chrétiens n’ont-ils rien à proposer pour mieux aimer, à même le corps, le Dieu qui s’est fait corps, pour mieux aider simultanément le prochain dans son corps souffrant ?… Entre le lyrisme de la technologie (qui use mal de la nature) et celui de l’écologisme (qui ignore le rôle créateur de l’homme), les chrétiens ont à inventer une « théologie de l’économie », orientée au respect, à l’embellissement, à la spiritualisation de la nature »

c) Comment passer d’une société non située à une société située ? « Il importe de situer notre jeunesse dans une mémoire – mémoire européenne (sans oublier l’ « autre Europe », celle qui est née de l’hellénisme chrétien), mémoire chrétienne et biblique. De la situer ainsi dans des réseaux de rencontre, de partage, d’amitié… Seul le témoignage de la Résurrection peut exorciser dans ses racines le nihilisme qui parasite notre société, provoque la violence, la fatigue, le cynisme. Une société droguée par les bruits, les images, l’obsession sexuelle, le spectacle politique ou plutôt la politique spectacle, l’usage effréné de calmants et d’euphorisants, ne peut libérer les forces de vie qu’elle recèle, La liberté ici détruit la liberté, la démocratie est compromise ». Que les Eglises (et l’appel ici est oecuménique car il s’adresse à toutes les confessions chrétiennes « que les Eglises alors soient vraiment des « lieux pour renaître »‘, des lieux pour faire grandir l’homme dans le partage de la beauté. Peu à peu apparaîtront, et ce sera le seul moyen de ranimer notre démocratie, les signes d’une « laocratie », car, en définitive il n’est de peuple que de Dieu – laos thou Theou (peuple de Dieu) » (in SOP 106 p12-14).

d) Reste la question du nationalisme et de l’intégrisme qu’il peut engendrer et vice-versa. Il est vrai qu’aujourd’hui un des dangers qui guette l’Orthodoxie est le nationalisme. Et il est vrai aussi que les médias d’Occident poussent par leur attitude négative contre les Orthodoxes à entretenir une sorte de confrontation permanente entre les Eglises d’Orient et d’Occident. Et cela est d’autant plus facilité en Europe occidentale par le fait que le vécu religieux est très individualisé, et l’aspect communautaire, collectif et social de la religion, s’il n’a pas disparu, n’émerge pas en premier de la perception actuelle de la vie religieuse. Sans renier les excès dans ce domaine, on peut dire que dans le meilleur des cas, le seul souci de l’Eglise orthodoxe, là où elle se trouve, est de maintenir surtout le point de contact avec les autorités civiles locales pour une collaboration en vue du bien-être des citoyens et des sociétés tout entières.

Disons ici que la responsabilité politique ne provient pas du désir de contester ou de défendre un régime politique ou autre, mais du devoir de conserver sa liberté d’écouter son Seigneur plutôt que les hommes. La préoccupation première de notre Eglise n’a jamais été de chercher à adapter l’Eglise à la mentalité du monde, mais d’adapter le Monde d’aujourd’hui avec Elle à la Vérité divine, à la Pensée divine sur le monde. L’Orthodoxie veillera toujours dans sa conduite à éviter le faux dilemme qui se fait de plus en plus jour ces derniers temps: le Christ dans l’Eglise ou le Christ dans le monde ? Tout ce qui est de ce monde (et les stratégies politiques de même) relève du domaine des symboles, alors que la vraie et seule réalité, c’est la « communion des saints », seule capable de changer le monde. Voici pourquoi l’orthodoxie donnera la priorité aux Eglises locales (chacune étant libre de secourir son peuple dans ses problèmes propres selon ses propres colorations et d’apporter sa parole prophétique dans le sens juste et dans le milieu immédiat qui est le sien), et sera toujours très hésitante face à l’idée d’un centre juridique (et à plus forte raison d’un axe politique) de l’Eglise universelle dans lequel Elle voit pour les Eglises nationales (et non point nationalistes) autocéphales le danger immédiat d’une dépendance vis-à-vis d’un centre extérieur à leur pays.

Cette participation à la vie sociale et nationale a une signification plus profonde que la démonstration d’un quelconque loyalisme civique ou d’une quelconque « stratégie politico-religieuse ». Il y a là plutôt à l’arrière-fond l’idée que toute civilisation, toute société, est appelée à être transfigurée par l’action de la grâce divine. « Notre Eglise orthodoxe, disait le Patriarche Serge au plus fort de la révolution russe, a toujours partagé le sort du peuple. Avec lui Elle a supporté les épreuves, avec lui elle était consolée par ses succès. Aujourd’hui non plus Elle n’abandonnera pas son peuple. Elle donne sa bénédiction céleste à l’effort héroïque que va accomplir tout le peuple »‘. Cet effort s’est surtout soldé (malgré certes les défections) par le sacrifice de milliers de martyrs. L’Occident lui n’a vu que les seules compromissions au régime et malheureusement le plus souvent rien que cela.

Certes dans le monde orthodoxe, religion et nation forment une synergie active en ce sens qu’elles ne cessent de se rendre des services mutuellement. Le religieux et le national ont toujours noué des liens, que ce soit à l’époque du réveil des nationalités, dans la vie nationale même, dans la formation des courants nationalistes. Mais est-ce que cela est le seul fait du monde orthodoxe ? Il suffit de se tourner vers la Pologne par exemple pour comprendre que la question se pose à nos consciences de l’avenir de ce mariage entre religions et nations dans les Pays de l’Europe de l’Est.

Il est bien évident que dans ces pays, la religion comme système de référence dans le champ national, est appelée à continuer de fonctionner quel que soit par ailleurs le degré de laïcisation de ces sociétés. Ainsi, dans l’opposition Orthodoxie-Islam ou Orthodoxie-Catholicisme en Europe de l’Est, on constate que pour les uns comme pour les autres la religion est à la fois source de tensions et légitimation dans la conscience des acteurs historiques Est-ce à dire qu’il nous en faut rester là ? Plutôt que de concentrer notre attention sur ce qui nous offense ou nous opprime, cherchons au contraire ensemble le comment dépasser toute attitude d’opposition.

En conclusion, les Eglises chrétiennes en Europe peuvent ensemble rappeler ce qui suit aux politiques :

1) Au-delà des diverses échéances électorales et des manœuvres politiques qui jalonnent le quotidien de nos pays, les chrétiens doivent ainsi rendre à l’Eglise son visage véritable, pour qu’elle soit visiblement le lieu où se dépassent les affrontements, où le partage devient possible, où est assumée, concrètement et véritablement, avec vigilance et humilité, dans la lumière vivifiante de l’Esprit l’histoire tragique des hommes, en vue d’apporter la solution aux problèmes de fond auxquels sont confrontées toutes les sociétés.

Au centre du témoignage de l’Eglise se trouve la sanctification de l’homme, de l’histoire et du temps. Lorsque la vie de l’Eglise est centrée sur le mystère de Dieu, lorsqu’elle est véritablement enracinée dans la prière et dans la contemplation, tout le reste, mission, témoignage, théologie, discipline est donné par surcroît.

Aujourd’hui, heureusement, il existe pour les chrétiens un grand espace politique et social où ils sont appelés à apporter leur contribution particulière, indispensable à l’édification d’une société. Il s’agit d’un effort en vue de trouver ensemble -chrétiens et non-chrétiens- une définition commune à leur société, définition qui soit inséparable de leur histoire. L’éthique symphonique que la spiritualité orthodoxe a imprimée avec force sur la piété chrétienne -en dépit du fait qu’à l’intérieur d’un pays apparaît une source idéologique différente – peut empêcher de séparer une nation en camps opposés et peut encore déterminer le sens d’une société humaine future.

2) Bien sûr, entre l’Eglise et le monde sécularisé, il existe des impossibilités de compromis ; on peut en citer au moins trois :

a) L’esprit sécularisé ne peut pas comprendre que si l’Eglise, à travers l’Histoire, ne diminue pas mais accroît ses exigences ascétiques, elle ne le fait pas pour s’éloigner des besoins matériels de l’homme. Elle le fait pour rester fidèle à son rôle de libératrice, à son amour fou pour l’homme emprisonné dans les exigences torturantes de sa nature mortelle. De ce point de vue, l’ascèse de l’Eglise, comme preuve de liberté personnelle, devient aujourd’hui une contestation dynamique et réelle du système de la consommation qui réduit en esclavage les hommes modernes. Contestation par conséquent de tous les systèmes d’une économie autonomisée par rapport aux vrais besoins de l’homme.

b) L’esprit sécularisé ne peut comprendre que les critères de l’Eglise ne se limitent pas à la vision myope d’une amélioration des mœurs, mais représentent le discernement radical entre la vie et la mort : la vie comme liberté d’amour et la mort comme emprisonnement dans l’individualité naturelle.

c) L’esprit sécularisé ne peut pas comprendre pourquoi l’Eglise refuse l’efficacité objective et les méthodes rationnelles pour gagner des partisans, et accepte la faiblesse de sa nature humaine, les divisions, les scandales, l’indignité de ses représentants, comme le Christ a accepté la mort de l’humanité jusqu’à la croix et aux enfers.

Cela dit, nous pouvons toutefois résumer la tâche principale de l’Eglise en rapport avec les structures politiques sous les quatre principaux aspects suivants :

a) Premièrement, l’Eglise ne peut s’identifier à aucune des structures de l’existence temporelle ni se lier complètement à elles,

b) Deuxièmement, la priorité majeure des Eglises est le renouveau de leur propre Vie trinitaire-euchatistique afin que l’Eglise puisse vraiment remplir sa vocation comme signe et sacrement du Royaume. Ceci signifie mettre de l’ordre dans ses propres affaires en éliminant les éléments antitrinitaires de ses propres structures, et en renouvelant le ministère enseignant et sacramentel ;

c) Troisièmement, dans le processus même d’un tel renouveau de sa propre vie, elle régénérera et libèrera ses propres membres pour en faire des agents actifs de la transformation de la société dans leurs propres vocations données par Dieu. Si des membres de l’Eglise, individuellement ou en groupe, se sentent appelés à s’engager dans des luttes de libération, de combats contre la tyrannie, l’Eglise devra tourner tout spécialement vers eux son attention pastorale pleine de discernement ;

d) Quatrièmement, la tâche de l’Eglise par rapport aux structures d’injustice se manifestera par une authentique repentance selon la situation et les circonstances de chaque Eglise (ce qui fut par exemple le cas tout récemment en Roumanie ou en Russie). Cette repentance s’exercera non pas par une critique pleine de supériorité détachée, mais par une authentique identification avec les faiblesses des hommes et en acceptant la responsabilité pour l’injustice dans les structures. Quant à l’attitude de l’Eglise et des chrétiens vis-à-vis des idéologies séculières, on peut ici ajouter qu’ils peuvent collaborer avec les représentants de pareilles positions idéologiques sans toutefois accepter les prémisses de ces idéologies socio-politiques actuelles qui n’auraient pas fait au préalable l’objet d’une analyse critique.

Il y a lieu cependant de signaler ici un paradoxe propre à la foi chrétienne : c’est qu’elle stimule la création dans ce monde ; mais en sa phase finale, la vraie culture, par sa dimension eschatologique, fait éclater le monde, oblige l’histoire à sortir de ses cadres. En un mot toutes les formes de la culture, dans une vision proprement chrétienne, doivent tendre au passage de « l’avoir » terrestre vers « l’être » du Royaume. Le point de vue de l’Eglise orthodoxe eu égard au sujet qui nous préoccupe c’est de présenter le monde dans l’Eglise comme ce buisson ardent biblique qui est posé au cœur même de l’existence.

Le Christ envoie son Eglise dans l’histoire pour en faire, aux différents moments de cette histoire, le lieu de sa présence, pour donner à tous de vivre l’aujourd’hui de Dieu dans l’aujourd’hui des hommes. Dieu n’est pas plus loin de notre temps que d’une autre époque ; Sa présence est plus particulièrement sensible dans toute vraie rencontre interhumaine. Ainsi le Christ appelle son Eglise à passer des formes symboliques à la réalité explosive de l’Evangile.

C’est dans le cas d’une pareille convergence que les signes d’un accord universel peuvent s’accompagner des signes transcendants du Royaume de Dieu et de Sa justice. Si à l’effort des hommes politiques, les chrétiens ajoutent leur unité profonde et sincère et s’ils opèrent l’épiclèse oecuménique, Dieu Lui-même posera le monde clairement et visiblement devant l’option ultime : « Voici que je mets devant toi la vie et la mort, choisis donc la vie pour que tu vives » (Deut. 30/15-20). Et, parce que Dieu est devenu homme, c’est Lui-même -homme parfait- qui pèsera de tout le poids de son Amour crucifié, sur le choix décisif des hommes. Saint Grégoire de Nysse le disait bien : « La puissance divine est capable d’inventer un espoir là où il n’y a plus d’espoir, et d’ouvrir une voie dans l’impossible ».

L’Eglise doit être simultanément la servante désintéressée des hommes, à l’image de son Seigneur qui n’est pas venu pour être servi mais pour servir. Elle n’existe pas pour elle-même, mais pour l’humanité et l’univers. Elle est l’humanité et l’univers en voie de déification. La Parousie sacramentelle doit s’irradier dans les relations humaines, et dans les relations, par la science, la technique, l’art, entre l’humanité et la création dont elle est responsable. « On reconnaît ainsi les enfants de Dieu et les enfants du démon : celui qui ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, non plus que celui qui n’aime pas son frère »‘. « Et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui. Si quelqu’un dit : j’aime Dieu et qu’il hait son frère, celui-là est un menteur , car n’aimant pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Et nous avons de Lui ce commandement : « Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère ». (1Jean).

En conclusion, je dirai que, si l’Orthodoxie est certes d’origine orientale, au sens de l’Orient méditerranéen puis européen, mais aussi de la direction symbolique où se lève le soleil (aux premiers siècles les chrétiens priaient tourné vers l’Orient et les églises orthodoxes, jusqu’à aujourd’hui sont orientées), il serait tout aussi absurde de penser, pour reprendre ici la pensée de S.S.le Patriarche Oecuménique Bartholomeos 1er, que cette même Orthodoxie s’oppose à l’Occident. Elle estime, comme beaucoup d’Occidentaux, particulièrement parmi les chrétiens, qu’il accorde une valeur excessive au progrès matériel ; un progrès qui nuit souvent à la vie spirituelle de l’homme. Les trésors spirituels de l’Orthodoxie sont à tous, qui font pressentir une autre manière d’être, un « ethos » animé par la force et la joie secrète de la résurrection. L’Eglise Orthodoxe se sent donc co-responsable de la formation d’une Europe unie. Elle est partie prenante de l’Europe chrétienne avec laquelle Elle est appelée à introduire dans la société sécularisée de l’Europe contemporaine trois attitudes fondamentales : le repentir entre les nations, et notamment, après tant de guerres et de persécutions ; l’autolimitation, pour le partage avec les régions pauvres de la planète ; enfin le respect et la spiritualisation de la terre. Dans son tout récent livre « La vérité vous rendra libre », Olivier Clément termine ses entretiens avec le Patriarche Bartholomeos par ces mots que je fais volontiers les nôtres aussi : « Le temps viendra où le monde chrétien se recomposera dans l’unité, et livrera, en toute fermeté et humilité, les grands combats de l’Esprit : pour la pacification de l’humanité, pour une autolimitation qui libérera le désir de la frénésie de consommation et d’une sexualité privée de sens, pour affronter les forces du néant, un néant pervers, qui voudrait décomposer les âmes, les livrer à la vulgarité, à la dérision, à la violence du désespoir, aux pseudo-religions fusionnelles…, combats qui nous feront sans cesse osciller de la kénose et du martyre aux ébauches d’un divino-humanisme, pour lequel il n’est pas de recette car « le Seigneur c’est l’Esprit , et où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. » (Apoc.22,17 et 20) (in « La vérité vous rendra libre » Entretiens avec le Patriarche Oecuménique Bartholomée 1er Ed.Lattès-DDB, Paris 1999 P.314 et 16-17, 228-230)

 

Rencontre Nationale des responsables à l’œcuménisme d’Espagne Valencia du 28 au 30 Novembre 1996

 

BIBLIOGRAPHIE

– L. BOYER : « Le renouveau des études patristiques », La vie intellectuelle, 1947, 18
– Cardinal Ratzinger : « L’Europe: un héritage qui engage la responsabilité des chrétiens » in L’héritage chrétien de l’Europe, Ed. de la Métropole orthodoxe de Suisse 1989, pp:18-20
– « Sa Sainteté le Patriarche Oécuménique au Parlement Européen », revue Synaxe n°28 avril-juin 1994 pp:15-21
– SOP N°106 1986 pp:12-14
– Contacts Paris 1975 n° 92 pp:413-415
-O. CLEMENT : « La vérité vous rendra libre – Entretiens avec le Patriarche Oecuménique Bartholomée 1er » Ed. Lattès-DDB Paris 1996 pp:314 ; 16-17 ; 228-230