L’expérience politique de l’orthodoxie aujourd’hui
Mgr Stephanos Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie
1. Avant de nous avancer plus avant dans notre sujet, il y a lieu de poser deux principes propres à l’attitude orthodoxe. Le premier, c’est que l’Eglise conserve toujours la responsabilité de continuer à prêcher la parole prophétique de Dieu en toute situation sans exception, car il n’existe aucune situation politique qui n’ait besoin de la parole de Dieu. Le second, c’est que la vérité de l’Eglise n’est pas une théorie métaphysique ou « religieuse », ni une règle morale, mais elle constitue un mode d’existence, radicalement différent de l’existence mortelle des individus naturels. Le mode d’existence de l’Eglise présuppose en effet la transformation dynamique des individus en personnes. Dans le terme « personne » il faut comprendre le vécu de la vie comme communion d’amour, à l’image de notre prototype existentiel qui est la Sainte Trinité, Dieu qui est amour(1). Voici pourquoi l’orthodoxie, dans le cadre de l’Eglise locale, peut acquérir des colorations diverses, selon les Eglises autocéphales et nationales (et jamais nationalistes). Cela apparaît clairement dans les pays historiques orientaux, mais on constate la même affinité avec la nation (et non avec sa politique) dans les pays occidentaux où l’orthodoxie a émigré au cours de notre siècle. Et on voit également pourquoi notre tradition a toujours été très hésitante face à l’idée d’un centre juridique de l’Eglise universelle dans lequel elle voit pour les Eglises nationales autocéphales le danger immédiat d’une dépendance juridique à l’égard d’un centre extérieur à leur pays. Pour l’orthodoxie, l’Eglise doit être inséparablement liée à son peuple, afin de pouvoir le secourir dans ses problèmes et apporter sa parole prophétique dans le sens juste et le milieu immédiat et avec le souci de ne jamais courir le risque de représenter un Etat sacré et universel dans l’Etat local et profane car cela provoquerait à ses yeux une opposition entre l’Eglise et l’Etat et une séparation entre l’éternel et le temporel d’où résulterait un anticléricalisme radical. Cela explique par exemple l’attitude de l’Eglise orthodoxe dans les Pays de l’Est : confrontée à des gouvernements de pays assumant jusqu’à ces temps tout récents et prônant officiellement un athéisme militant, les efforts de l’Eglise se sont portés vers le souci de maintenir le point de contact avec les autorités civiles pour une collaboration en vue du bien-être des citoyens et des sociétés tout entières.
2. Aujourd’hui, la majorité des Eglises orthodoxes vit dans des circonstances particulières ou dans des sociétés pluralistes, plus ou moins indifférentes aux valeurs chrétiennes ou bien se déclarant ouvertement contre leur réalisation culturelle et sociale. Chaque Eglise locale a son espace missionnaire limité dans son propre cadre, où elle est plutôt concernée par la protection de sa continuité historique. Cette situation est déterminée, dans les pays orthodoxes, par plusieurs facteurs :
a) La révolution communiste qui a non seulement imposé son interprétation marxiste, matérialiste de la religion, mais qui a formulé des accusations contre l’Eglise comme institution d’une classe sociale privilégiée, ce qui tendait à faire d’elle une simple institution « religieuse » qui a des limites dans sa fonction et sa responsabilité, livrée à une marginalisation croissante ;
b) La sécularisation, due à la révolution technologique et à la culture scientifique : la religion est désormais considérée comme une question de conscience personnelle, repoussée dans le domaine de la vie affective et morale. L’Eglise n’est certes pas menacée dans son existence, mais elle se voit écartée de son rôle et centre traditionnel, constamment limitée dans son espace public, sans accès direct à la vie intellectuelle et à l’éducation de la nation qui se veut laïque ;
c) La faiblesse et le ralentissement des structures missionnaires internes au sein du monde orthodoxe (tant locales que panorthodoxes), qui n’ont pas pu répondre toujours au défi et aux pressions idéologiques et politiques récentes (comme ce fut par exemple le cas en Grèce, sous le gouvernement socialiste du Pasok me semble-t-il).
3. Toutefois, avant de voir ce qu’il est possible d’envisager dans ce domaine, il faut dire (l’idée d’une réflexion sur le problème de l’engagement politico-social des chrétiens dans la vie de l’Etat n’étant pas dénuée d’ambiguïté) qu’il existe des théologiens qui pensent qu’on ne peut pas proprement parler d’une éthique et d’une praxis sociale dans la spiritualité orthodoxe. Ils préfèrent plutôt insister sur l’ascèse comme mode d’existence au centre duquel se trouve la sanctification intérieure, personnelle, que sur un style de vie ou une conduite qui vise les relations avec les autres. D’autres parlent d’une séparation entre l’éthique (du ressort de l’Eglise) ‘et la politique (du ressort de l’Etat). Certains enfin ont tendance, dans une période de crise, à séparer les chrétiens, membres pécheurs de l’Eglise, et le Corps du Christ, institution divino-humaine infaillible. Derrière toutes ces hésitations, beaucoup d’orthodoxes ont appris (car même s’ils se sont trompés dans leurs projets politiques, ils n’ont jamais renoncé à parler d’amour, de pardon, de témoignage de la réconciliation, de non-violence) quel est le paradoxe de l’engagement social, qui mène non vers le pouvoir mais vers le martyre(2). C’est la leçon laissée par les Pères de l’Eglise qui ont refusé de faire le jeu du pouvoir politique, tout en restant attachés aux souffrances et aux luttes des hommes. Toutefois cette présence paradoxale ne pouvant pas toujours être assurée, beaucoup d’Eglises orthodoxes évitent ici ou là de s’engager dans l’éthique sociale de peur de devenir une institution comme les autres. D’un autre côté, beaucoup de chrétiens orthodoxes pensent que si l’intégration idéologique et politique d’un pays signifie l’aliénation des racines culturelles propres à leurs pays, elle doit être mise en cause (ce fut le cas par exemple en Russie, en Grèce récemment pour ne citer que ces deux cas). Autrement dit, dans l’assimilation d’une culture et d’une idéologie nouvelle, les chrétiens cherchent à conserver leur propre liberté de témoigner de leur foi à travers une culture qui lui corresponde, car ils savent bien qu’il existera toujours un grand espace politique et social où ils sont appelés à apporter leur contribution particulière, indispensable à l’édification d’une société. Aussi l’Eglise orthodoxe se demande actuellement quelles sont les formes possibles et les limites d’un engagement politique inspiré par la foi; quelle est sa crédibilité et quels sont ses moyens d’inspirer les choix politiques de ses fidèles ; comment elle peut surmonter le clivage entre le renouveau social, ses structures propres traditionnelles et sa vocation prophétique; quel type de société proposerait-elle et imaginerait-elle pour les hommes d’aujourd’hui ? Et elle ne peut répondre à ces questions que dans le contexte de son propre renouveau. Disons ici que la responsabilité politique de l’Eglise ne provient pas du désir de contester ou de défendre un régime politique ou autre, mais du devoir de conserver sa liberté d’écouter son Seigneur plutôt que les hommes. Et cela est d’autant plus urgent pour l’orthodoxie qui doit une fois pour toutes renoncer à cette illusion sociologique, qui la guette en permanence, selon laquelle elle serait au-dessus de toute idéologie politique et de toute emprise de la société car les fidèles ne peuvent pas rester à l’écart du monde dans leur vie de chaque jour.
Particulièrement intéressante sur ce point fut la chronique religieuse de Spyros Alexiou dans le quotidien athénien Kathimerini en date du 30 octobre 1986 et qui faisait suite à une déclaration de l’archevêque Séraphin lors de la séance du Saint-Synode du 24 octobre de cette même année et où il était question de reconsidérer les liens constitutionnels unissant l’Eglise de Grèce à l’Etat Ses analyses mettaient bien en lumière la nature complexe des rapports existant en Grèce entre l’Eglise et l’Etat et elle rejoignaient bien les préoccupations de la majorité du peuple orthodoxe de Grèce qui considère qu’il est entré, depuis 1974, dans une période de « découverte de la vérité » capable de lui permettre de faire des choix moins partiaux et fanatiques, tenant compte aussi bien de sa riche tradition que des éléments positifs de la culture occidentale, qui est avant tout la démocratie des libertés(3). En fait, dans la conscience la plus large de ce peuple, la conviction est qu’aujourd’hui l’Eglise comme l’Etat, se trouvent continuellement devant le « danger de l’auto-justification », ainsi que le souligne Alexandre Papaderos, directeur de l’Académie orthodoxe de Crète(4) et que ce qui importe c’est de maintenir le dialogue entre les parties concernées, « qui fait progresser, dit-il, la connaissance que nous avons de nous-mêmes, et d’ajouter : la connaissance de soi incline à l’humilité ».
Un document important tant par son contenu que par le fait qu’il a été élaboré en février 1986 par la Conférence panorthodoxe préconciliaire a pour titre : Contribution des Eglises orthodoxes locales à la réalisation des idéaux chrétiens de paix, de liberté, de fraternité et d’amour entre les peuples et à la suppression des discriminations raciales(5).
4. Dans le cas de la Russie et même s’il est encore trop tôt pour tirer des leçons et analyser les divers comportements des dirigeants de cette Eglise, on peut toutefois affirmer que le problème qui fut posé aux orthodoxes des relations avec le marxisme fut loin d’être un problème théorique, indéfiniment trituré en dialogues, appréciations, séductions et fascinations comme c’est bien souvent le cas en Occident. Il s’est posé dans la brutalité concrète d’une situation d’oppression tant en U.R.S.S. que dans les « démocraties populaires » d’alors et il ressortira, à plus ou moins longue échéance, que la présence des Eglises orthodoxes dans les pays communistes aura en fait très patiemment
tendu à démythifier le « socialisme », en convergence avec les réalités éthiques, esthétiques et écologiques. Certes, la servilité et le conformisme d’une partie de l’épiscopat (difficile pour nous de juger) de même que la difficulté pour une pensée chrétienne de s’éprouver et de s’affermir ont partiellement paralysé ce témoignage(6). Cependant la souffrance de tarit de martyrs et de confesseurs, souffrance étroitement liée à l’amour évangélique des ennemis, l’effort tenace de ces Eglises pour sauvegarder l’essentiel de la foi tout en s’insérant pleinement dans l’existence historique des peuples où elles se trouvent, toute cette « kénose », maladroite et déformée certes, mais, chez tant d’âmes de lumière, orante et aimante, auront sans doute contribué à briser le monisme marxiste tout en introduisant dans une vision divino-humaine les requêtes indispensables de la révolte et de la critique marxiennes. « Particulièrement intéressante, écrit Olivier Clément, semble, dans cette perspective, la démarche de l’Eglise roumaine, dont il faut mentionner à la fois le renouveau philocalique et la théologie du service social, et qui garde dans le domaine culturel une incontestable capacité d’inspiration »(7). Bien sûr, l’histoire complexe de l’évolution des relations entre l’Etat soviétique et l’Eglise orthodoxe ne saurait être traitée ici, dans le cadre de cette trop brève présentation. Cependant, on peut en dégager certains principes que traça vers les années trente le Métropolite Serge, devenu patriarche de Moscou et dont la valeur va bien au-delà des circonstances d’application en un temps et un lieu déterminés.
a) Premier principe : la nécessaire distinction entre l’Etat comme tel et son idéologie : « Nous ne pouvons passer sous silence la contradiction existant entre nous autres orthodoxes et les communistes qui gouvernent l’union… Ils acceptent uniquement la conception matérialiste de l’histoire; nous, nous croyons en la Providence, au miracle. Loin de promettre la réconciliation en maquillant notre foi pour l’adapter au communisme, nous restons au point de vue religieux ce que nous sommes, à savoir les membres de l’Eglise traditionnelle. « Ainsi la loyauté à l’Etat ne saurait jamais justifier automatiquement l’approbation de tel ou tel système social et politique…
b) Deuxième principe : les chrétiens, vu leur loyauté, ont le droit de demander le libre exercice de leur religion. il ne s’agit pas d’un privilège mais bien que la loi civile reconnaisse l’organisation hiérarchique de l’Eglise comme légale.
Quant à la loyauté de l’Eglise vis-à-vis de l’Etat, elle ne peut en aucun cas impliquer une collaboration à l’action répressive de ce dernier : « … nous ne pouvons contracter aucun engagement spécial, pour prouver notre loyauté », était-il précisé.
c) Troisième principe : les chrétiens partagent les joies et les souffrances du pays où ils vivent. Cette participation à la vie sociale et nationale a une signification plus profonde que la démonstration du loyalisme civique; il y a à l’arrière-fond l’idée que toute civilisation, toute société est appelée à être transfigurée par l’action de la grâce divine. « Notre Eglise orthodoxe a toujours partagé le sort du peuple. Avec lui, elle a supporté les épreuves, avec lui elle était consolée par ses succès. Aujourd’hui non plus elle n’abandonnera pas son peuple. Elle donne sa bénédiction céleste à l’effort héroïque que va accomplir tout le peuple ».(8)
Ainsi, le destin de la Russie a toujours été inséparable de celui de l’Eglise orthodoxe russe. Beaucoup de chrétiens en U.R.S.S. étaient convaincus que la renaissance spirituelle du pays était liée à celui de l’Eglise. Elle fut souvent critiquée de l’intérieur, notamment par l’association ‘Christianisme ouvert »(9) qui lui reprochait son incapacité de réaliser sa mission.
5. Intéressant aussi est cet extrait d’un article de la revue religieuse et littéraire ’37 » de Léningrad. Voici ce qui est dit : « Ce qui importe pour le chrétien, ce n’est pas seulement de construire sa vie religieuse, mais aussi de donner à toute sa vie un caractère religieux. Le christianisme doit être non pas la forme, mais le contenu de notre réalité. Si nous devons être chrétiens, ce n’est pas parce que c’est une bonne chose à faire, ni parce que les chrétiens sont persécutés. ( … ) Ayant adopté la voie de la religion, nous en arrivons à l’indifférence politique, qui va de pair avec une limitation de l’activité sur le plan individuel. Nous voulons vivre en nous-mêmes et pour nous-mêmes, nous ne voulons plus nous intégrer au monde extérieur, nous adapter à un modèle du domaine politique. Cela dit, nous devons considérer qu’en ce qui concerne les autorités, nous sommes l’objet non pas tant de persécutions, que d’une tentation : la tentation de nous jeter en avant ou en arrière. Et pour la combattre, nous ne pouvons chercher recours qu’en> nous-mêmes, dans la prière. ( … ) Déjà Berdiaev nous invitait à penser et agir en fonction non pas des offenses subies, mais de la conscience de notre propre faute ( … ) ce qui signifie accepter une profonde transformation spirituelle, nous devons concentrer notre attention non pas sur le fait qu’on nous offense, qu’on nous persécute et nous opprime, mais sur la constatation qu’il est rare que nous agissions par amour, et que nous faisons peu d’efforts pour nous rapprocher de Dieu » ! (10) Ainsi donc, la conséquence, après tant d’années de persécutions, c’est d’aboutir à la recherche d’une voie nouvelle qui n’appelle pas à choisir entre la religion et le Christ, ou entre la foi en Dieu et l’amour du prochain mais qui soit le dépassement de toute attitude d’opposition. En clair, en politique cette attitude se doit de dépasser toute hérésie manichéenne et en éthique toute tentation d’accuser l’autre. Voici, en conclusion, une prière qui circulait en Russie aux pires moments :
« Pardonne-nous et bénis-nous tous, les larrons et les samaritains… ceux qui s’effondrent sur la route, les prêtres qui passent sans s’arrêter, tous, car tous sont nos prochains : les bourreaux et les victimes, ceux qui maudissent et ceux qui sont maudits, ceux qui se révoltent contre toi et ceux qui se prosternent devant ton amour. Prends-nous tous en toi, Père saint et juste. Et ne permets pas que tu tarisses la louange que nous t’adressons, pour la vie, pour l’amour, pour la joie, pour cette paix que nous trouvons dans ta volonté ».(11)
6. En France, lors des dernières élections législatives, le Service Orthodoxe de Presse (S.O.P.) à Paris demanda au professeur et théologien orthodoxe Olivier Clément de poser quelques problèmes de vie qui interpellent notre société et, au premier chef sans doute les chrétiens. Après avoir considéré qu’il importait d’enregistrer la fin de la politique comme religion en remplacement, l’auteur de cette réflexion qui avait pour titre « l’infrastructure de l’histoire est spirituelle », établit une série de questions très actuelles pour la France :
a) Comment essayer de passer d’une société d’exclusion à une société d’inclusion ? « De plus en plus, je cite, notre société ne fonctionne qu’en excluant les chômeurs, les immigrés… les agonisants, solitaires et abandonnés au sein même de la technique la plus raffinée, de larges portions du territoire national, autrefois peuplées, humanisées, aujourd’hui désertifiées, menacées par le feu ou les pluies acides d’immenses régions du Tiers Monde pauvre condamnées à la misère et à la famine… »;
b) Comment passer d’une société de consommation à une société de limitation volontaire, de partage, de respect aussi de la nature ? « Un peu partout, je cite, se cherche pour des raisons médicales ou esthétiques une pratique de sobriété. Un peu partout les techniques de concentration asiatiques introduisent des disciplines du corps. Les chrétiens n’ont-ils rien à proposer pour mieux aimer, à même le corps, le Dieu qui s’est fait corps; pour mieux aider simultanément le prochain dans son corps souffrant ?… Entre le lyrisme de la technologie (qui use mal de la nature) et celui de l’écologisme (qui ignore le rôle créateur de l’homme), les chrétiens ont à inventer une « théologie de l’économie », orientée au respect, à l’embellissement, à la spiritualisation de la nature »;
c) Comment passer d’une société non située à une société située ? Il importe, je cite, de situer notre jeunesse dans une mémoire : mémoire française, mémoire européenne (sans oublier l' »autre Europe », celle qui est née de l’hellénisme chrétien), mémoire chrétienne et biblique. De la situer ainsi dans des réseaux de rencontre, de partage, d’amitié… Seul le témoignage de la Résurrection peut exorciser dans ses racines le nihilisme qui parasite notre société, provoque la violence, la fatigue, le cynisme. » Et de conclure ainsi : « Une société droguée par les bruits, les images, l’obsession sexuelle, le spectacle politique ou plutôt la politique spectacle, l’usage effréné de calmants et d’euphorisants, ne peut libérer les forces de vie qu’elle recèle. La liberté ici détruit la liberté; la démocratie est compromise. » Que les Eglises (et l’appel ici est œcuménique car il s’adresse à toutes les confessions chrétiennes du Pays) « que les Eglises alors soient vraiment des « lieux pour renaître », des lieux pour faire grandir l’homme dans le partage de la beauté. Peu à peu apparaîtront, et ce sera le seul moyen de ranimer notre démocratie, les signes d’une « laocratie » car, en définitive, il n’est de peuple que de Dieu – laos thou Theou (peuple de Dieu) »(12) Rappelons encore que le SOP est placé sous l’égide du Comité interépiscopal orthodoxe en France et que de ce fait ce dernier donna son accord pour que soit publié ce document.
Conclusion
1) Au-delà des diverses échéances électorales et des manœuvres politiques qui jalonnent le quotidien de nos pays, les chrétiens doivent ainsi rendre à l’Eglise son visage véritable, pour qu’elle soit visiblement le lieu où se dépassent les affrontements, où le partage devient possible, où est assumée, concrètement et véritablement, avec vigilance et humilité, dans la lumière vivifiante de l’Esprit, l’histoire tragique des hommes, en vue d’apporter la solution aux problèmes de fond auxquels sont confrontées toutes les sociétés. Au centre du témoignage de l’Eglise se trouve la sanctification de l’homme, de l’histoire et du temps. Lorsque la vie de l’Eglise est centrée sur le mystère de Dieu, lorsqu’elle est véritablement enracinée dans la prière et dans la contemplation, tout le reste, mission, témoignage, théologie, discipline est donné par surcroît. Aujourd’hui, heureusement, il existe pour les chrétiens un grand espace politique et social où ils sont appelés à apporter leur contribution particulière, indispensable à l’édification d’une société. Il s’agit d’un effort en vue de trouver ensemble – chrétiens et non-chrétiens une définition commune à leur société; définition qui soit inséparable de leur histoire. L’éthique symphonique que la spiritualité orthodoxe a imprimée avec force sur la piété chrétienne – en dépit du fait qu’à l’intérieur d’un pays apparaît une source idéologique différente peut empêcher de séparer une nation en camps opposés et peut encore déterminer le sens d’une société humaine future.
2) Bien sûr, entre l’Eglise et le monde sécularisé, il existe des impossibilités de compromis; on peut en citer au moins trois.
a) L’esprit sécularisé ne peut pas comprendre que si l’Eglise, à travers l’Histoire, ne diminue pas mais accroît ses exigences ascétiques, elle ne le fait pas pour s’éloigner des besoins matériels de l’homme. Elle le fait pour rester fidèle à son rôle de libératrice, à son amour fou pour l’homme emprisonné dans les exigences torturantes de sa nature mortelle. De ce point de vue, l’ascèse de l’Eglise, comme preuve de liberté personnelle, devient aujourd’hui une contestation dynamique et réelle du système de la consommation qui réduit en esclavage les hommes modernes. Contestation par conséquent de tous les systèmes d’une économie autonomisée par rapport aux vrais besoins de l’homme.
b) L’esprit sécularisé ne peut comprendre que les critères de l’Eglise ne se limitent pas à la vision myope d’une amélioration des mœurs, mais représentent le discernement radical entre la vie et la mort : la vie comme liberté d’amour et la mort comme emprisonnement dans l’individualité naturelle.
c) L’esprit sécularisé ne peut pas comprendre pourquoi l’Eglise refuse l’efficacité objective et les méthodes rationnelles pour gagner des partisans, et accepte la faiblesse de sa nature humaine, les divisions, les scandales, l’indignité de ses représentants, comme le Christ a accepté la mort de l’humanité jusqu’à la croix et aux enfers.(13)
Cela dit, nous pouvons toutefois résumer la tâche principale de l’Eglise en rapport avec les structures politiques sous les quatre principaux aspects suivants :
a) Premièrement, l’Eglise ne peut s’identifier à aucune des structures de l’existence temporelle ni se lier complètement à elles ;
b) Deuxièmement, la priorité majeure des Eglises est le renouveau de leur propre Vie trinitaire-eucharistique afin que l’Eglise puisse vraiment remplir sa vocation comme signe et sacrement du Royaume. Ceci signifie mettre de l’ordre dans ses propres affaires en éliminant les éléments antitrinitaires de ses Propres structures, et en renouvelant le ministère enseignant et sacramentel ;
c) Troisièmement, dans le processus même d’un tel renouveau de sa propre vie, elle régénèrera et libérera ses propres membres pour en faire des agents actifs de la transformation de la société dans leurs propres vocations données par Dieu. Si des membres de l’Eglise, individuellement ou en groupe, se sentent appelés à s’engager dans des luttes de libération, de combats contre la tyrannie, l’Eglise devra tourner tout spécialement vers eux son attention pastorale pleine de discernement ;
d) Quatrièmement, la tâche de l’Eglise par rapport aux structures d’injustice se manifestera par une authentique repentance selon la situation et les circonstances de chaque Eglise (ce qui fut par exemple le cas tout récemment en Roumanie ou en Russie). Cette repentance s’exercera non pas par une critique pleine de supériorité détachée mais par une authentique identification avec les faiblesses des hommes et en acceptant la responsabilité pour l’injustice dans les structures. Quant à l’attitude de l’Eglise et des chrétiens vis-à-vis des idéologies séculières, on peut ici ajouter qu’ils peuvent collaborer avec les représentants de pareilles positions idéologiques sans toutefois accepter les prémisses de ces idéologies socio-politiques actuelles qui n’auraient pas fait au préalable l’objet d’une analyse critique(14).
3. Aujourd’hui, il nous est donné de découvrir avec acuité que l »‘Eglise dans le monde » est un sujet grave et primordial mais qui exige aussi d’être traité et mis en pratique dans une collaboration œcuménique. Le pluralisme social ainsi que l’unité du monde imposée par le développement de la science chargent chacun de nous d’une responsabilité universelle difficile à exercer dans une Eglise divisée en tendances sectaires. L’Eglise doit retrouver sa vision cosmique et universelle et garder en vue le tout du monde comme une famille unie dans la gloire du Dieu trinitaire. Et bien des choses peuvent être faites avec les non-croyants humanistes et les non chrétiens, à condition de ne jamais oublier la distinction qui dérive de sa propre spécificité. Une distinction, précisons-le, qui n’est due à aucune supériorité de l’Eglise par rapport au monde, mais à l’acte divin de la révélation dont l’Eglise est l’unique et permanent témoin(15). C’est dans le cas d’une pareille convergence que les signes d’un accord universel peuvent s’accompagner des signes transcendants du Royaume de Dieu et de sa justice. Si à l’effort des hommes politiques, les chrétiens ajoutent leur unité profonde et sincère et s’ils opèrent l’épiclèse œcuménique, Dieu Lui-même posera le monde clairement et visiblement devant l’option ultime : « Voici que je mets devant toi la vie et la mort, choisis donc la vie pour que tu vives » (Deut. 30/15-20) Et, parce que Dieu est devenu homme, c’est Lui-même – homme parfait – qui pèsera de tout le poids de son Amour crucifié sur le choix décisif des hommes(16). Saint Grégoire de Nysse le disait bien(17) : « La puissance divine est capable d’inventer un espoir là où il n’y a plus d’espoir, et d’ouvrir une voie dans l’impossible ».
NOTES
1) Christos Yannaras. l’Eglise cœur du monde. in Contacts, Paris, n° 103,1978, pp. 227-231.
2) Ion Bria. Le témoignage des Eglises orthodoxes aujourd’hui in SOP (Service Orthodoxe de Presse). Paris, avril 1981, n° 57, pp. 17-23.
3) Spyros Alexiou. L’indépendance de l’Eglise de Grèce vis-à-vis de l’Etat: oui, mais.. in SOP, Paris, 1986, n° 113, pp. 26-27. Panayote Dimitras. Le mouvement ‘néo-orthodoxe’ en Grèce, in Contacts Paris, 1984, n° 128, p. 358.
4) Alexandre Papaderos. l’Etat socialiste et l’Eglise de Grèce : le danger de l’autojustification in SOP, Paris, 1984, n° 84. 5) In SOP, Paris, 1986, n° 107, pp. 17-21.
6) Pour le renouveau spirituel de l’Eglise russe (déclaration du Saint Synode du Patriarcat de Moscou du 3 avril 1990). SOP. 1990, n° 149, pp. 17-20.
7) Olivier Clément. Notes éparses pour une théologie de l’histoire. In Contacts. Paris. 1976, n° 95. pp. 252-253.
8) Citations du patriarche Serge in ‘Les chrétiens en U.R.S.S.’ par N. Struve, Paris, 1963.
9) Voir in Contacts Paris, 1990, n° 150, pp. 137-155: Aspects de la chrétienté en U.R.S.S. et aussi in Contacts Paris, 1972, n° 80: dossier sur l’Eglise orthodoxe en U.R.S.S., pp. 299-314.
10) In SOP, Paris, 1980, avril, n° 47, pp. 19-20.
11) In SOP, Paris, 1985, novembre, n° 102, p. 16.
12) In SOP, Paris, 1986, mars n° 106, pp. 12-14.
13) Lutte pour la justice et Unité de l’Eglise (Crète, mars 1975) In Contacts, Paris, 1975, n° 92, pp. 413-415.
15) Nikos Nissiotis, loc. cit. p. 80.
16) Paul Evdokimov. l’Eglise et la Société in Contacts Paris, 1967, loc. cit., p. 231.
17) De hom. op., PG 44/1288.
Conférence prononcée au colloque de Tartu 19-20 octobre 1999