SAINT GERMAIN D’ALASKA
Viimati muudetud: 24.03.2015
Un moine de Valaam
Le touriste en Alaska, qui visite Kodiak en été, n’oubliera jamais la beauté de l’île, le village arcadien de Saint-Paul, la mer bleue, les collines vertes, les coteaux herbeux, les vallées fleuries, les ruisseaux babillards, le chant plaintif du moineau à crête dorée. Kodiak se grave dans notre mémoire pour une autre raison aussi, et c’est son importance historique, car c’est un site sacré. C’est sur cette île que débarquèrent les premiers missionnaires venus dans le Nord-ouest américain, et la première église chrétienne du Pacifique du nord fut bâtie dans ce village. De plus, pendant plus de quarante ans, un homme de Dieu, le père Germain vécut et travailla au milieu du peuple de Kodiak et des îles environnantes. Ils y révèrent encore sa mémoire, gardent ses paroles, glorifient ses actes et le vénèrent comme saint. Le but du présent écrit est de raconter l’histoire de ce saint homme d’après les récits qu’en font les natifs de Kodiak et les moines, ses frères.
Père Germain est né près de Moscou en 1756, mais on ignore son lieu de naissance exact, ainsi que son nom de baptême. Il semblerait que ses parents étaient des commerçants et qu’ils lui avaient donné une instruction suffisante pour la lecture du Nouveau Testament et des Vies de saints. A l’âge de 16 ans, il entra au monastère de la Trinité-Saint-Serge, où il ne vivait pas dans le monastère même, mais dans une de ses dépendances isolées, près du Golfe de Finlande, pour ne pas être dérangé dans ses travaux d’ascèse. Pendant son séjour ici, il eut de bonnes raisons de croire que la Toute Sainte l’avait pris sous sa protection particulière. Une plaie qu’il eut sous le menton le faisait souffrir beaucoup et minait progressivement sa force. Dans sa tristesse, il passa toute la nuit en prière avec larmes devant l’icône de notre Souveraine. Le matin, il essuya l’icône avec un morceau de tissu qu’il appliqua à sa plaie, puis tomba, épuisé, sur le sol. Dans son sommeil, il vit la Vierge debout près de lui et sentit sa main lui toucher le visage enflé. Il se réveilla en sursaut et se sentit bien ; la plaie était partie, laissant un très léger cicatrice pour lui rappeler sa guérison miraculeuse.
Il vécut cinq ou six ans à cet endroit désert, puis entra au monastère de Valaam situé sur l’île de Valaam sur le lac Ladoga. Père Germain était attiré par la solitude de Valaam, qui était isolée par la glace pendant huit mois et difficile d’accès pendant les quatre mois restants de l’année. Le monastère était très éloigné des tentations du monde et réputé pour sa piété. Père Germain devint rapidement très populaire parmi les moines à cause de sa personnalité attrayante et ses manières affables, à telle enseigne qu’encore de nos jours les moines parlent de lui comme l’homme le plus saint qui fût jamais sorti de leurs rangs. Ils vous montrent volontiers l’endroit qu’on nomme Hermanova après lui et où il avait coutume de se rendre pour prier des jours durant jusqu’à ce que les frères dussent aller le chercher pour le ramener. Ils vous parlent de son zèle religieux, de sa bonté et de sa douce voix de ténor qui était comme celle d’un ange. Le père Germain avait une âme de poète, et le monastère, comme l’île, offrait bien de quoi alimenter son sens de la beauté : les près fleuris, les forêts ombragées, les oiseaux sauvages, les arbres couverts de neige, le lac gelé, la puissance du vent et la violence de la tempête. Une de ses tâches était de pêcher le poisson pour la nourriture des foules qui venaient prier. A ces occasions, Père Germain s’éloignait du bord et, ayant jeté ses filets, restait assis à contempler en silence son Valaam bien-aimé, ses murs blancs et ses forêts vertes, ses coupoles dorées et son ciel bleu, ses chapelles pittoresques et ses îles couleur d’émeraude, ses sanctuaires sacrés et ses imposantes falaises. De loin, il observait la procession des groupes de pèlerins, les bannières qui flottaient au vent et les cierges qui scintillaient dans leurs mains, et il écoutait la douce musique et le son des cloches qui venaient jusqu’à lui à travers l’air embaumé et la mer argentée. Pour le pêcheur qu’il était, Valaam était Jérusalem la Dorée.
O pays doux et béni, Demeure des élus de Dieu
Mais plus que les environs, il aimait les moines, ses compagnons, leur simplicité, leur humilité, leur âme sans malice, leur cœur d’enfant. Leur temps ne passait pas à des discussions scolastiques et à des compositions littéraires, mais aux labeurs des champs, au travail en atelier, aux soins des pauvres et à la prière avec les mourants. Des années plus tard, tandis qu’il endurait les injures de Baranov et les railleries de ses mignons, le père Germain se souvint avec amour de sa jeunesse et de ses frères à Valaam. Dans une lettre écrite à l’abbé en 1795, il dit : « Les terribles endroits de la Sibérie ne peuvent détruire, les forêts noires ne peuvent cacher, les grandes rivières ne peuvent effacer et l’océan en tempête ne peut balayer la chaleureuse affection que j’ai pour mon Valaam bien-aimé. Souvent, je ferme les yeux et vous vois au-delà des eaux.
La mission d’Amérique
Lorsqu’en 1793, le saint Synode décida d’organiser une mission pour Kodiak et cherchait des volontaires pour aller en Amérique prêcher l’évangile aux Aléoutes, le père Germain fut un des premiers à s’offrir et à être accepté. Ce n’était pas une entreprise ordinaire, c’était la première mission envoyée de Russie au-delà de la mer. Les hommes sélectionnés étaient les meilleurs du monastère, remplis de l’esprit des apôtres et prêts à donner leur vie pour faire avancer le royaume de Dieu. Ils étaient huit : l’archimandrite Joasaph à leur tête, les moines Juvénal, Macaire, Athanase, Joasaph et Germain et les diacres Etienne et Nectaire. Ces hommes étaient de simples paysans et pêcheurs, d’instruction limitée, mais zélés dans la foi et ardents dans leurs dévotions. Ils ne s’étaient jamais éloignés de leurs foyers villageois respectifs ni de leur monastère isolé, donc le voyage à leur nouveau lieu de labeurs fut un événement important de leur vie. Ils partirent de Moscou le 22 janvier 1794 et, se déplaçant progressivement à travers la Sibérie, arrivèrent à Okhotsk où ils prirent le bateau pour Kodiak, leur lieu de destination qu’ils atteignirent le 24 septembre de cette même année.
Dès qu’ils furent débarqués, leur chef les réunit sur un tertre pour discuter avec eux du plan de travail. Il est stimulant de lire le compte rendu de cette première conférence religieuse au Nord-ouest et de remarquer avec quel empressement les frères se disputèrent entre eux le travail le plus difficile et le plus dangereux. On raconte qu’un des moines, en se promenant sur la plage, vit un esquif vide dans lequel il monta et, élevant les mains au ciel, fit une prière pour être guidé à l’endroit où il pût rendre le plus grand service. Un vent s’éleva et souffla l’esquif sur Noutchek où le moine prêcha le salut aux païens.
L’hiver suivant leur arrivée fut rempli de travail pour le père Germain et les autres missionnaires qui allaient de village en village, annonçant le Sauveur au peuple. Le 19 mai 1795, l’archimandrite Joasaph écrivit : « Dieu soit loué. Nous avons baptisé plus de sept mille Américains et célébré plus de deux mille mariages … Nous les aimons et ils nous aiment, ils sont bons, mais pauvres. Ils sont si empressés d’être baptisés qu’ils ont détruit et brûlé leurs objets d’idolâtrie. Nous craignions qu’ils ne fussent nus, mais, Dieu merci, ils ne sont pas complètement dépourvus de pudeur… leur chemise en peau d’oiseau leur vient assez bas devant. »
Pendant l’année 1795, le hiéromoine Juvénal baptisa sept cents indigènes sur Noutchek et tous les habitants de Cook Inlet. L’été suivant, il fit la traversée pour le continent et exhorta le peuple vivant sur les bords du lac Iliamna à abandonner ses pratiques polygames et païennes pour mener une vie chrétienne. Beaucoup l’écoutèrent et furent baptisés, mais d’autres, guidés par leurs chamans, cherchaient à le détruire. Quand il fut parti de leur village, ils l’égarèrent et le tuèrent. Mais lorsque les assassins prirent le chemin du retour, le hiéromoine Juvénal ressuscita des morts et les suivit. De nouveau, ils décochèrent leurs flèches dans son corps qui saignait, mais lui continua à les suivre. Cela se répéta plusieurs fois. En désespoir de cause, ils le coupèrent en petits morceaux et s’enfuirent, mais en regardant en arrière ils virent une colonne de fumée qui s’élevait de son corps mutilé vers le ciel.
Un travail commencé avec tant de bonheur suscita un vif intérêt en Russie. Le saint Synode décida d’élargir le champ de travail et d’augmenter le nombre d’ouvriers. Il rappela l’archimandrite Joasaph à Irkoutsk pour le consacrer évêque, afin qu’à son retour il formât et ordonnât des prêtres indigènes qui sillonneraient tout le Nord-ouest pour apporter la lumière à ceux qui vivaient dans les ténèbres. Ce grand projet, si prometteur de la gloire de Dieu ne fut jamais réalisé. Le bateau Phénix, le seul bateau construit en Alaska et sur lequel l’évêque et ses assistants, parmi lesquels les pères Macaire, Etienne et d’autres prirent place, sombra en mer sur son chemin de retour d’Okhotsk à Kodiak en 1799, avec tous périrent. La mission ne se remit jamais de cette perte.
Il y avait encore quatre missionnaires en Amérique, et sous la direction du père Germain, ils auraient pu continuer le travail, s’ils n’auraient trouvé d’opposition de la part des officiers de la Compagnie Américaine de Russie. C’était le vieil antagonisme entre le missionnaire et le commerçant. Les prêtres réprouvèrent Baranov et ses associés pour leur vie licencieuse et pour leur brutalité envers les habitants de l’île, et finirent par apporter le sujet devant le Synode. Baranov n’oublia ni ne pardonna ce préjudice et jura qu’il se vengerait des informateurs. Dès qu’il fut connu que l’évêque avait péri, Baranov se mit à décharger sa colère sur le père Germain et ses compagnons de travail. Il était très puissant, rude et cruel. Parmi les chasseurs de ce temps, un dicton circulait : « Dieu est au ciel, le tsar en Russie et Baranov en Amérique ; inclinons-nous donc devant Baranov. » Il guidait les moines en les éloignant des indigènes et maltraitait sans pitié ceux de ces derniers qui allaient vers les moines. Ayant pris un de ceux-ci, il le traîna à l’église, et, le menaçant de le pendre au clocher, il s’empara des clefs du bâtiment qu’il garda verrouillé désormais. Il était décidé de chasser les missionnaires de l’île et loin de ses yeux, pendant que ses amis usaient de leur pouvoir à Moscou pour s’opposer aux requêtes faites par ces pauvres hommes en vue d’obtenir la permission de retourner en Russie. Ainsi, ils étaient pris entre le diable Baranov et la profondeur de l’Océan Pacifique. Ces adversités décourageantes finirent par écraser l’esprit indépendant des associés du père Germain, ils perdirent la confiance en eux-mêmes et le respect du peuple. Après beaucoup de procès, le père Nectaire obtint la permission, en 1806, d’aller en Sibérie; le père Athanase, faible de corps et d’esprit, se retira à Afognak ; frère Joseph, découragé, finit par se trouver une existence lamentable dans le village de Saint-Paul. Le père Germain resta inébranlable dans la foi. Les épreuves et les tribulations ne le rendirent que plus fort et sous aucun prétexte il n’aurait déserté son peuple pour le laisser retomber dans le pouvoir du diable. Voyant cependant que la cause de Dieu pouvait avancer plus vite loin de Baranov et de sa bande satanique, il se retira loin d’eux et ouvrit une mission sur l’île déserte des Sapins (Elovoï) qu’il nomma Nouveau Valaam en mémoire de l’île sainte du lac Ladoga.
L’île des Sapins
Nouveau Valaam est une petite île, pas très loin de Kodiak. Le père y bâtit une cellule, une chapelle et une maison pour loger de petits orphelins indigènes. Au bout d’un certain temps, quelques familles aléoutiennes s’installèrent sur l’île, mais ils vivaient à quelque distance du père qui désirait une vie de solitude. Un homme lui demanda une fois :
– Père Germain, en vivant tout seul dans la forêt, ne vous sentez-vous jamais esseulé ?
– Je ne suis pas tout seul, répondit-il, Dieu y est comme Il est partout. Ses anges y sont. Peut-on se sentir seul dans leur compagnie ? N’est-on pas mieux en leur compagnie qu’en celle des gens ?
Un voyageur qui vit le père Germain en 1819, le décrivit comme de taille moyenne et de constitution délicate. Son visage était pâle et gentil, la douceur de ses yeux bleus inspirait confiance et trahissait sa compassion. Sa voix suave et amicale attirait les gens à lui, surtout les enfants. Son corps était ceint d’une chaîne de 15 livres, sa chemise était faite de peau de renne, ses sandales d’un morceau de cuir rugueux, bien que, de temps en temps, il marchât pieds nus, et il portait un habit monastique raccommodé. Ainsi, pauvrement vêtu, il allait par monts et par vaux, sous la neige et la pluie, par temps chaud ou froid, partout où le devoir l’appelait. Un banc couvert de peau de phoque lui servait de lit, deux briques faisaient son oreiller et une planche était sa couverture. Ses habitudes personnelles étaient simples : il mangeait frugalement, dormait peu, priait beaucoup et travaillait dur. Il était tolérant envers les faiblesses d’autrui et n’obligeait personne à vivre la même ascèse que lui. Il était plein de bonté envers les animaux sauvages ; les écureuils et les oiseaux étaient ses amis et l’ours sauvage mangeait dans sa main.
S’il menait une vie de reclus, ce n’était point pour éviter de s’occuper des autres, car chaque fois que sa présence pût servir à une fin utile quelque part, il y apparaissait. Le grand but de sa vie était d’aider et de soutenir le moral des Aléoutes qu’il considérait comme des enfants ayant besoin de protection et de guide. Il entrait souvent en procès pour eux avec les officiers de la Compagnie. « Moi, le moindre serviteur de ces pauvres gens, écrivit-il à Ianovsky, je demande avec larmes cette faveur : soyez notre père et protecteur. Je ne sais pas faire de beaux discours, mais je vous demande du fond de mon cœur d’essuyer les larmes des yeux de ces pauvres orphelins, de soulager la souffrance du peuple opprimé et de leur montrer ce qu’est la miséricorde. »
Le père Germain était à la fois nourrice et infirmier pour les indigènes. Lors d’une épidémie qui emporta plein de gens à Kodiak, il ne quittait jamais le village, mais allait de maison en maison, soignant les malades, consolant les affligés et priant avec les mourants. Il n’est pas étonnant que les indigènes l’aimassent et vinssent de loin pour l’écouter parler du Christ et de son Amour pour eux. Le père Germain nourrissait les affamés, remontait le moral aux déprimés, transformait les hostilités en concorde et tous ceux qui venaient à lui découragés, retournaient chez eux avec la paix de Dieu dans le cœur. Il donna un foyer aux jeunes orphelins et leur apprenait à lire et à écrire, les initiait à des travaux utiles et honnêtes. Sa nourriture quotidienne, il l’assurait par ses propres efforts ou avec l’aide de ses élèves. Ils jardinaient, pêchaient le poisson, cueillaient des baies sauvages et séchaient des champignons. Son influence sur les gens était étonnante. Un dimanche matin, il dit aux indigènes que Jésus avait donné sa vie pour sauver l’humanité et que c’était le devoir de chacun que d’aider les autres. Quand il eut fini son sermon, une jeune femme, Sophia Vlasova, s’avança et s’offrit pour le service de Dieu. Le bon père vit la main de Dieu dans ce sacrifice, car il avait besoin d’une femme pour les soins des petits orphelins et fit de Sophia la maîtresse de l’orphelinat.
Il ne travaillait pas seulement pour les Aléoutes, mais aussi pour les blancs, et ses efforts en amenèrent beaucoup à abandonner une vie pécheresse pour suivre les enseignements du Sauveur. Un de ses convertis fut Ianovsky, le successeur de Baranov, qui, lors de son arrivée à Kodiak, se vantait de son infidélité et parlait de la foi chrétienne avec mépris. Il entendit parler du pieux moine et l’invita à Kodiak où les deux hommes passaient des nuits et des nuits à discuter des questions de la foi, de l’immortalité et du salut. Les paroles simples et la foi puissante du moine pénétrèrent profondément dans le cœur de l’officier de la Marine marchande, et des années plus tard, lui, son fils et sa fille, laissant tout ce qu’ils possédaient, entrèrent au monastère. Un autre de ses convertis était un capitaine de la Marine, d’origine allemande, un homme instruit et qui était employé de la Compagnie. Il entama avec le père une discussion religieuse et, avant la fin, le capitaine reconnut ses erreurs, renia les doctrines de Luther et demanda à être reçu dans l’Eglise orthodoxe.
Un jour, le capitaine et les officiers d’un navire de guerre russe invitèrent le père Germain à bord pour dîner avec eux. Au cours de la conversation, il leur posa la question suivante : « Que considérez-vous, messieurs, comme la chose la plus digne d’amour et que souhaitez-vous le plus pour votre bonheur ? »
L’un dit qu’il voulait être riche, l’autre souhaitait la gloire, le troisième une belle femme, le quatrième voulait être commandant d’un beau navire. Tous les autres s’exprimèrent de façon similaire.
– N’est-il pas vrai, dit le père Germain, que tous vos vœux peuvent se résumer dans cette courte phrase : chacun désire ce qu’il croit être le plus digne d’amour ?
Ils furent tous d’accord.
– Alors, reprit-il, si cela est vrai, peut-il y avoir rien de meilleur, de plus haut, de plus noble et de plus digne d’amour que le Seigneur Jésus Christ, le Créateur du ciel et de la terre, l’Auteur de toute vie et qui nourrit tous les êtres, qui aime tout le monde et qui est l’incarnation de l’Amour ? N’est-ce pas Dieu que nous devrions aimer, désirer et chercher par-dessus tout ?
Les officiers furent assez confus et répondirent que ce qu’il avait dit était vrai et allait de soi. Il leur demanda alors s’ils aimaient Dieu.
– Bien sûr, dirent-ils, que nous L’aimons. Comment pourrait-on ne pas L’aimer ?
En entendant ces paroles, le vieillard baissa la tête et dit :
– Moi, pauvre pécheur, j’essaie d’aimer Dieu depuis quarante ans et je ne puis pas dire que je L’aime comme je devrais L’aimer. Aimer Dieu, c’est penser toujours à Lui, Le servir jour et nuit et faire sa Volonté. Aimez-vous Dieu de cette manière, messieurs, Le priez-vous souvent, faites-vous toujours sa Volonté ?
Honteux, ils avouèrent alors leurs manquements.
– Alors, permettez-moi de vous supplier, mes amis, d’aimer vraiment Dieu à partir de maintenant, dès cette heure, dès cette minute, et de L’aimer par-dessus tout.
Les officiers s’émerveillèrent de ses paroles et s’en souvinrent longtemps après.
Chaque fois que les employés de la Compagnie avaient des difficultés avec leurs officiers, ils suppliaient le père Germain d’intercéder pour eux. Tout âgé, faible et aveugle qu’il était, il se montrait toujours prêt à entreprendre ces offices de miséricorde. Un jour à Kodiak, il plaidait fort en faveur d’un chasseur auprès d’un officier, en essayant de lui démontrer le devoir chrétien du pardon et la nécessité de l’amour, mais en vain. La dureté de cœur de cet agent émut le père jusqu’aux larmes et il s’exclama : « Malheur à celui qui n’est pas miséricordieux, car il n’obtiendra pas miséricorde. » La femme de l’agent, qui était tout près, répliqua :
– Père Germain, nous sommes miséricordieux, nous faisons la charité quatre fois l’an.
Ce que vous donnez aux pauvres, appartient à Dieu et non pas à vous. Il viendra un temps où vous aussi vous serez en difficulté et dans le besoin ; vous saurez alors ce que c’est que la miséricorde.
Tourné vers l’agent, il ajouta :
– D’ici deux ans, tu seras transféré à un endroit moins désirable et tu te souviendras de mes paroles.
Cela se passa comme il l’avait prédit : deux ans plus tard, l’agent fut transporté, dans les chaînes, à Sitka.
A cause de sa façon de condamner ouvertement toute dureté et toute méchanceté, quelques-uns le haïssaient et cherchaient à lui nuire. Une nuit, quelques hommes de la Compagnie envahirent sa cellule à la recherche de fourrures et d’argent qu’il aurait pris, selon eux, aux Aléoutes.
Ils mirent sa cabane sens dessus dessous, sans trouver quoi que ce fût de valeur. Cela les mit en colère et l’un d’eux prit une hache pour ouvrir le plancher dans l’espoir d’y trouver quelque chose d’incriminant. Le père Germain les observait tristement et dit :
– Mon ami, tu as levé la hache sans bonne raison, car tu mourras par elle. Quelques mois plus tard, cet homme fut envoyé avec d’autres à Cook Inlet pour réprimer une révolte d’indigènes, et une nuit, un indigène hostile s’étant introduit dans le camp, prit la hache et le tua.
En 1834, le baron Ferdinand Wragell, qui était, à l’époque, capitaine de la Marine Impériale, arriva à Kodiak et alla, sans s’annoncer, rendre visite au vieux père qui avait alors 78 ans et était déjà aveugle. En dépit de cela, il savait qui était son visiteur et le salua par le titre d’amiral. Le capitaine Wragell tenta de le corriger, mais le vieillard lui dit qu’il avait bien été nommé amiral tel jour, ce qui s’avéra plus tard.
Le saint d’Alaska
Quand le père Germain arriva à Nouveau Valaam, le diable et ses agents essayèrent de l’assujettir. Ils se présentaient à lui sous la forme d’êtres humains pour le tenter et sous la forme de bêtes sauvages pour l’effrayer, mais ils ne purent lui nuire, car il les éloignait en invoquant les saints. Il était toujours en éveil contre leurs machinations et ne permettait à personne de lui parler ou d’entrer dans sa cellule sans faire d’abord le signe de la croix.
Comme il avançait en âge et en sainteté, le bon père fut gratifié de visions angéliques, de pouvoir sur les éléments et du don de prophétie. Certaines saintes nuits, il attendait au bord de la mer l’apparition des anges qui plongeaient la croix dans l’eau, et cette eau, il la donnait aux malades et aux infirmes, à qui elle rendaient la santé. Quand une inondation menaçait de submerger Nouveau Valaam, le père Germain la maîtrisa en plaçant l’icône de la Toute Sainte sur la plage et en commandant aux vagues de ne pas aller au-delà d’elle. Une autre fois, il sauva son peuple d’un incendie de forêt, en marquant les limites au-delà desquelles les flammes ne devaient pas s’étendre. Un an avant que la nouvelle ne fût connu par les Aléoutes de Kodiak, il leur annonça le trépas du métropolite de Moscou. Il prédit qu’une épidémie allait tuer une grande partie de la population indigène et que les survivants allaient se rassembler dans des villages moins nombreux. Deux ou trois ans avant sa mort, il dit à un agent qu’un évêque allait bientôt être nommé pour Alaska. Les prophéties que nous venons de mentionner se réalisèrent toutes et les autres qu’il fit se réaliseront aussi au moment voulu par Dieu.
Quand le père Germain vit que ses jours sur terre étaient comptés et qu’il était temps pour lui de rejoindre les saints, il appela à lui Sophia Vlasova et les filles et Gérasime, son aide. Il demanda que Sophia passât le reste de ses années sur l’île, et que quand elle mourrait, elle fût enterrée à ses pieds. Il conseilla aux filles de se marier et donna le même conseil à Gérasime à qui il demanda de s’installer à Nouveau Valaam. Il continua en disant :
– Quand je mourrai, n’envoyez pas chercher un prêtre, il ne viendra jamais. Ne lavez pas mon corps. Mettez-le sur une planche, croisez mes mains sur ma poitrine, enveloppez-moi de ma cape de moine, couvrez-en mon visage et du bonnet ma tête. Si quelqu’un veut me dire adieu, qu’il embrasse ma croix. Ne montrez mon visage à personne !
Plusieurs jours après cette conversation, il appela Gérasime pour allumer des cierges et faire la lecture des Actes des Apôtres. Pendant que Gérasime lisait, l’expression du vieux père fut illuminée d’une lumière céleste et on l’entendit dire : « Gloire à Toi, Seigneur ! » Puis, il dit à Gérasime de ranger le livre saint, car Dieu lui accorda encore une semaine de vie. Au terme de cette semaine, il appela de nouveau Gérasime et lui fit allumer les cierges et lire les Actes des Apôtres. Au milieu de sa lecture, Gérasime fut conscient d’une lumière qui remplit la cellule et d’une auréole qui jouait autour de la tête du saint père. Gérasime comprit que le père Germain était un saint et qu’il était parti pour rejoindre le chœur céleste.
La nuit de la mort du père Germain, le peuple de l’île d’Afognak vit planer au-dessus de Nouveau Valaam une colonne de lumière. A cette vision merveilleuse, ils tombèrent à genoux et s’exclamèrent :
– Notre saint homme nous a quittés ! Dans un autre village, les gens observèrent la même nuit comme une forme humaine portée en l’air depuis Nouveau Valaam vers le ciel.
Gérasime et les filles prirent peur de ce qu’ils voyaient et envoyèrent aussitôt un messager à Kodiak pour annoncer ce qui s’était passé. L’officier de la Compagnie leur envoya un mot disant de ne pas enterrer le corps avant l’arrivée d’un prêtre et d’un cercueil. Mais avant que le prêtre pût partir, il éclata une telle tempête comme jamais et personne n’osa s’aventurer sur mer pendant un mois entier. Durant tout ce temps, le corps du saint était étendu dans sa cellule sans aucun signe de décomposition. Voyant dans la tempête la main de Dieu et se souvenant des derniers mots du père, Gérasime et les filles enterrèrent son corps selon ses vœux. Aussitôt le vent tomba, la mer redevint calme et le soleil revint.
En 1842, le bateau sur lequel l’évêque Innocent voyageait de Kamtchatka en Alaska, rencontra une violente tempête qui le menaçait de naufrage. Le bon évêque priait les saints de leur venir en aide, et se souvenant du pieux père Germain, il dit en lui-même : « Si tu as su plaire à Dieu, père Germain, fais que le vent change. » Aussitôt un vent doux s’éleva et le bateau arriva sans problème en temps normal au port de Saint-Paul. En reconnaissance de cette délivrance, l’évêque fit un office sur la tombe du père Germain.
Trente ans après la mort du saint, le prêtre de Kodiak visita son tombeau et trouva que l’herbe y était toujours verte, été comme hiver, et que la croix était aussi neuve et intacte que le jour où elle fut dressée.
Les indigènes de Kodiak aiment à raconter l’histoire du père Germain, le saint d’Alaska qui leur est proche et cher. Il ne laissa pas de missions pittoresques ni de collèges savants pour parler de ses faits et gestes, mais il planta la foi chrétienne dans le cœur des Aléoutes et cela restera tant qu’il y a des Aléoutes. Sur les murs du monastère de Valaam on peut voir une image de Nouveau Valaam avec le père Germain et les moines qui passent devant elle se signent et prient pour que vienne bientôt le temps où ses ossements reposeront dans la terre sacrée du monastère et que l’Eglise le reconnaîtra officiellement comme saint.