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L’HOMME, PRETRE DE LA CREATION

1. L’ homme, gloire de Dieu dans le monde.

L’Eglise a toujours compris la création du monde comme une manifestation ad extra de l’amour divin, la réalité matérielle du monde étant un produit qui se réalise comme une réponse à l’amour créateur de Dieu. L’Evangile, ne l’oublions pas, atteste l’événement de la communion réalisé entre Dieu et les hommes dans l’Eglise, laquelle est le monde déjà transfiguré et cela est possible par Jésus-Christ dans l’Esprit Saint. Pour sa part, la grande Tradition patristique présente l’homme comme microcosme en ce sens qu’il récapitule dans son corps humain la création toute entière ; en ce sens qu’il peut réaliser dans son propre corps la réponse positive ou négative de la création entière en sa qualité de sanctuaire du Saint Esprit, selon l’expression bien connue de Saint Paul ( 1Cor. 3/16-17 ). Par conséquent, le spirituel peut se révéler dans la matière du fait même qu’elle peut être porteuse du divin.

Mais tout dépend de la liberté humaine, puisque l’homme est le seul être dans la création qui incarne précisément la possibilité de personnaliser la vie ; de faire de l’être créé, matériel, corruptible et mortel, un être de communion, un être éternel. Le Christ, par son Incarnation, a pris corps pour qu’en lui habite la plénitude de la réalité divine ( Col 2/9 ) : parce que Dieu nous a aimés jusqu’à livrer pour nous son Fils unique – afin que ne périsse pas quiconque croit en lui mais qu’il ait la vie éternelle écrit Saint Jean Chrysostome dans sa divine Liturgie – nous pouvons exister pour toujours et participer à la vie éternelle dès lors que nous accueillons l’amour divin dans la liberté de notre propre amour.

Pour Dieu, toute chose reçoit un sens nouveau à cause de l’Incarnation ; toute chose est appelée à la sanctification et la matière aussi devient un canal pour la transmission de la grâce de l’Esprit Saint(1).

Pour l’Eglise Orthodoxe, ni les Pères grecs ( spécialement les Cappadociens) ni ses grands maîtres de spiritualité n’ont jamais fait de distinction entre vie naturelle et dons surnaturels de l’Esprit Saint ou n’ont considéré la vie spirituelle comme une qualité surajoutée à toute existence naturelle. Tout ce qui touche au salut est compris comme une réponse concrète à la soif existentielle de l’homme et invite à une conversion radicale, qui conduit à la transformation de toute vie mortelle en vie éternelle. Le salut par la Croix revêt bien une dimension universelle qui englobe mêmement et la vie de l’homme et la vie du monde et la glorification de la matière et l’illumination de l’histoire (2).

Une inscription de la chapelle d’Adam dans le Saint-Sépulcre à Jérusalem proclame que le lieu du crâne, c’est-à-dire le Golgotha où fut plantée la Croix, est devenu paradis. A la limite, dans le champ des relations personnelles qu’ont les hommes entre eux et avec Dieu, l’univers est destiné à devenir fête nuptiale, eucharistie. Tel est, ce me semble, le sens de la véritable ascèse : non pas une démarche individualiste visant à soumettre le corps aux exigences de l’esprit mais un véritable fait de communion, un véritable fait ecclésial par lequel chaque travail et chaque relation professionnelle, économique, sociale ou politique tendent à se transformer en authentique communion eucharistique de la même manière que toute prise de nourriture devient dans l’Eucharistie fait de communion. C’est pourquoi la vocation de l’homme c’est essentiellement de transcender l’univers non pas pour l’abandonner mais pour le contenir, lui dire son sens, lui permettre de correspondre à sa secrète sacramentalité, le cultiver, lui parfaire sa beauté, bref le transfigurer et non pas le défigurer. La Bible, ne l’oublions pas, présente le monde comme un matériau qui doit aider l’homme à prendre historiquement conscience de sa liberté offerte à Dieu. C’est dans le monde que l’homme exprime sa liberté et qu’il se présente comme une existence personnelle devant Dieu (3).

Considéré par les Pères grecs comme la gloire, autrement dit comme la manifestation de l’image de Dieu dans le monde, l’homme ne peut de cette manière faire transparaître Dieu en soi-même sans faire transparaître Dieu dans le monde ou sans se faire transparent comme image de Dieu dans le monde. Il est vrai, écrit Dumitru Staniloae, que le monde a été créé avant l’homme ; mais c’est par l’homme seulement qu’il a reçu sa pleine réalité et qu’il réalise sa destination. L’homme est le collaborateur de Dieu envers le monde. L’être visible est formé par l’homme et par le monde ; il est le monde reflété par l’homme ou l’homme en relation avec le monde (4). On peut donc dire que l’homme est un miroir dans lequel on voit le monde et le monde un miroir dans lequel se voit l’homme.

2. L’ homme, création à l’image de Dieu.

Ainsi l’homme représente pour l’univers l’espoir de recevoir la grâce et de s’unir à Dieu ; il est aussi un risque : le risque de la déchéance et de l’échec lorsque, chaque fois qu’il se détourne de Dieu, il ne voit plus des choses que l’apparence, la figure qui passe ( 1 Cor 7/31 ) , ce qui a pour conséquence de leur donner un faux nom. C’est ce qui fait la grandeur de l’homme : une grandeur qui réside dans sa dimension irréductiblement personnelle, méta-cosmique, laquelle lui permet non pas de dissoudre le cosmos mais de le transformer en temple de la Sagesse divine.

Déchéance, rédemption ! Deux textes fondamentaux de Saint Paul dans son Epître aux Romains devraient ici retenir notre attention.

Le premier est celui de Romains 1/20 : … depuis la création du monde, les perfections invisibles de Dieu, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence… : la Parole créatrice de Dieu est donc bien la source de toute réalité non seulement existentielle et historique mais aussi cosmique.

Le second est tiré de Romains 8/ 19-21 : Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant – non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’y a livrée – elle garde l’espérance car elle sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la gloire et à la liberté de Dieu. Tout ce qui est en l’homme revêt une signification universelle et s’imprime sur l’univers, ce qui fait dire à Olivier Clément : la révélation biblique nous place devant un anthropocentrisme résolu, non pas physique mais spirituel puisque le destin de la personne humaine détermine le destin du cosmos (5). Cela devient possible dès lors que l’homme se présente comme l’axe spirituel de tout le créé, de tous ses plans, de tous ses modes puisqu’il est à la fois microcosme et microthéos, autrement dit le résumé de l’univers et l’image de Dieu et parce qu’enfin Dieu s’est fait homme pour s’unir au cosmos.

Le fait essentiel demeure donc ici le mystère de l’Incarnation ; il place l’homme au centre de la création. Le Christ, en récapitulant l’histoire humaine, donne du même coup aux cycles cosmiques la plénitude de leur sens. Le mystère de l’Incarnation du Verbe contient en soi… toute la signification des créatures sensibles et intelligibles, affirme Saint Maxime le Confesseur (6). Celui qui connaît le mystère de la Croix et du Tombeau connaît aussi le sens des choses ; celui qui est initié à la signification cachée de la Résurrection connaît aussi le but pour lequel dès le commencement, Dieu créa le tout. Avec la création et la chute commence une ligne horizontale qui avance directement de la Croix et de la Résurrection jusqu’ à la Pentecôte et dans laquelle l’homme est impliqué comme créateur, parce qu’il est l’image par excellence du Verbe de Dieu ; comme souverain car le Christ, à l’image duquel il a été créé, est le Seigneur-Roi qui domine l’univers ; enfin, par-dessus tout comme prêtre de tout l’univers qu’il récapitule en lui puisqu’il a pour modèle le Christ lui-même, Grand Prêtre (7).

La Bible utilise le verbe hébreu bara pour dire que Dieu créa le ciel et la terre ( Gen.1/1 ). Le mot hébreu se réfère toujours à une action de Dieu ( voir aussi Es.43/1,7,15 ), ce qui s’oppose à tout ce qui est fabriqué ou construit. Ainsi, l’univers jaillit neuf des mains du Dieu biblique. Lorsque donc Grégoire de Nysse décrit cette création comme une ordonnance musicale (8), nul doute qu’il ne fait là que rejoindre la tradition hébraïque elle-même pour laquelle le premier Adam – Qadmon, l’homme antérieur – était un corps de lumière qui récapitulait les six jours de la création et devait rendre au divin Créateur la libre réponse de l’amour en se laissant aspirer par la lumière incréée de Dieu dans un mouvement d’ascension à même le septième jour. L’homme devait y enfanter le huitième jour, transfiguration du premier (9). Dans la vision chrétienne, l’univers est une réalité neuve, véritable, dynamique, animée par une force lumineuse, spermatique que Dieu a introduite en lui comme tension vers la transcendance (10).

3. L’homme, jointure entre le divin et le terrestre.

Mais si l’univers se tient devant l’homme comme une révélation de Dieu, c’est à l’homme qu’il appartient de la déchiffrer d’une manière créatrice et de rendre consciente la louange ontologique des choses. Parce que tout simplement il n’y a pas de discontinuité entre la chair du monde et celle de l’homme. D’une part, l’univers est – théologiquement parlant – englobé dans la nature humaine ; il est le corps de l’humanité. D’autre part l’homme, en sa qualité de microcosme, condense et résume en lui les degrés de l’être créé, ce qui lui donne la possibilité de connaître l’univers de l’intérieur.

Ainsi, entre l’homme-microcosme et l’univers-macranthrope, la connaissance est endosmose et exosmose, échange de sens et de force (11). Plus encore, l’homme est beaucoup plus qu’un microcosme du fait que sa création à l’image et à la ressemblance de Dieu ne provient pas d’un ordre donné à la terre, comme c’est le cas pour les autres vivants. Dieu, en créant l’homme, n’ordonne pas mais se dit dans son conseil éternel : faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance (Gen. 1/26). Pour cette raison, nous pouvons affirmer que l’homme, parce qu’il constitue l’hypostase du monde comme image de Dieu et microcosme, est donc bien la jointure entre le divin et le terrestre et de lui se diffuse la grâce sur toute la création.

C’est pourquoi, sans lui les plantes ne peuvent pas croître car c’est en lui qu’elles s’enracinent et c’est encore lui qui nomme les animaux, déchiffrant pour Dieu leurs paroles de création et de providence ( les λόγοι selon Maxime le Confesseur), que l’on trouve dans la Genèse et dans les Psaumes (12). C’est dire que la situation du cosmos, sa transparence ou son opacité, sa libération en Dieu ou son asservissement à la corruption et à la mort, dépendent de l’attitude fondamentale de l’homme, de sa transparence ou de son opacité à la lumière divine et à la présence du prochain. C’est la capacité de communion de l’homme qui conditionne l’état de l’univers. Du moins initialement et maintenant en Christ, au sein de son Eglise.

Dans un texte admirable, Saint Syméon le Théologien traduit cela avec une remarquable clarté. Voici ce qu’il écrit :

Toutes les créatures, lorsqu’elles virent qu’Adam était chassé du Paradis, ne consentirent plus à lui rester soumises ; ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles ne voulurent le reconnaître ; les sources refusèrent de faire jaillir l’eau et les rivières de continuer leur cours ; l’air ne voulut plus palpiter pour ne pas donner à respirer à Adam pécheur ; les bêtes féroces et tous les animaux de la terre, lorsqu’ils le virent déchu de sa gloire première, se mirent à le mépriser et tous étaient prêts à l’assaillir ; le ciel s’efforçait de s’effondrer sur sa tête et la terre ne voulut plus le porter. Mais Dieu qui avait créé toutes choses et l’homme, que fit-il ? Il contint toutes ces créatures par sa propre force et, par son ordre et sa clémence sacrée, ne les laissa pas se déchaîner contre l’homme, mais ordonna que la création restât sous sa dépendance et, devenant périssable, servît l’homme périssable pour lequel elle était créé et cela jusqu’à ce que l’homme renouvelé redevienne spirituel, incorruptible et éternel et que toutes les créatures, soumises par Dieu à l’homme dans son labeur, se libèrent aussi, se renouvellent avec lui et, comme lui, redeviennent incorruptibles et spirituelles (13).

A partir de cette lecture nous pouvons mieux saisir les données de notre thème présent car les moments essentiels de l’histoire du salut ne sont pas seulement porteurs d’une importance historique ; ils ont aussi une importance méta-historique. C’est bien dans cette perspective qu’il nous faut, ce me semble, éclairer notre réflexion d’aujourd’hui sans quoi l’on court le risque de ne pas pouvoir concevoir et expérimenter les modalités diverses de l’être créé faute de réalisme mystique.

L’histoire de l’homme et sa psychologie demeurent incompréhensibles sans la mémoire du Paradis, ainsi que se plaisent à nous le rappeler nos Pères dans la Foi : la Croix rend donc accessible aux hommes, soutient Henri de Lubac (14) la modalité synthétique de la création du fait même que le sang du meurtre de Dieu devient sacrifice, au sens le plus originel et qu’il sacre la terre en tant que ferme soutien de toutes choses … et entrelacement cosmique. A tous les schémas d’une évolution unilatérale que proposent aujourd’hui les sciences de la nature et de l’homme, la Croix et la Résurrection du Christ répondent par un tout autre, celui de l’entrecroisement de deux processus : de chute et de rédemption, de régression et de progrès. C’est ce dernier seul qui fait de l’homme le véritable prêtre de la création.

La chute comme catastrophe cosmique réside dans le fait que l’homme a détruit l’unité qu’il était appelé à réaliser entre Dieu et le monde : parce que l’homme s’est mis hors de Dieu et contre Dieu, le monde lui est désormais devenu étrange et hostile ; mais cette étrangeté et cette hostilité, c’est en fait l’homme lui-même jeté hors de lui-même, littéralement pulvérisé hors de la création. Tel est le sens que l’on trouve dans le livre de la Genèse ( 3/19 ) : poussière, tu retourneras à la poussière ! L’homme, écrit Nicolas Berdiaev, ayant réduit par sa propre servitude la nature à l’état de mécanisme, rencontre en face de lui cette mécanicité dont il est la cause et tombe en son pouvoir … La force de la nature nécrosée suscite la souffrance de l’homme, son roi détrôné. A son tour elle lui verse le poison qui le changera en cadavre, le forcera à partager le destin de la pierre, de la poussière et de la boue (15).

Mais le Christ, Nouvel Adam, fait éclater et embraser divinement l’écorce de la mort (16). Le Fils de Dieu devenu Homme enfouit volontairement sa corporéité lumineuse dans notre corporéité souffrante et laborieuse afin que, sur la Croix et dans l’aube soudaine de Pâques, tout s’illumine. Non pas seulement l’univers mais aussi tout l’effort humain qui vise à le transformer. En Christ la matière déchue redevient moyen de communion, temple et fête de la rencontre. En Lui le monde, gelé par notre déchéance, fond au feu de l’Esprit et retrouve son dynamisme originel.

Mais si l’histoire en Christ est terminée ( Hébreux 9/12-14 ), l’histoire, elle, continue car la plénitude ne nous est pas imposée ; elle est offerte. L’ascension introduit notre nature au sein même de la Trinité ; avec la Pentecôte commence, dans la grâce du Saint-Esprit, la libre appropriation par chaque personne humaine de la force divine que rayonne le corps glorifié du Christ . L’histoire désormais est celle du feu que le Christ est venu jeter sur terre et qui ne cesse d’embraser les âmes ; c’est l’histoire de la lumière, l’économie du Saint-Esprit par laquelle la plénitude des temps ouvre les temps de la plénitude (17).

4. Faire eucharistie en tout.

Pour Saint Maxime le Confesseur, le monde se révèle alors comme une église : la nef est l’univers sensible, les anges constituent le chœur et l’esprit de l’homme en prière le saint des saints. Ainsi l’âme se réfugie comme dans une église et un lieu de paix dans la contemplation spirituelle de la nature ; elle y entre avec le Verbe et, avec Lui notre Grand Prêtre et sous sa conduite, elle offre l’univers à Dieu dans son esprit comme sur un autel (17). Saint Silouane de l’Athos ne se lassait pas de répéter : pour l’homme qui prie dans son cœur, le monde entier est une église.

La bénédiction, le respect de la terre, la soumission à toute vie dans sa féconde beauté, le partage avec les pauvres, tout cela et tout le reste, l’homme a pour devoir de les faire converger dans le but de préparer la transformation de la terre en eucharistie. C’est de cette évidence que découle sa vocation sacerdotale au sein de toute la création.

En toutes choses faites eucharistie (1Th 5/18 ) : à l’Eucharistie comme sacrement répond l’Eucharistie comme spiritualité, laquelle entraîne la métamorphose de tout l’être de l’homme et de tout l’être par l’homme (18). Dans la vision paulienne l’Eglise, Corps du Christ – du Christ non pas mort sur la Croix mais ressuscité des morts – est bien perçue comme mystère eucharistique qui reflète le futur, l’état final des choses et non pas un événement historique du passé puisque le Royaume est venu. Elle est de même perçue comme ce mystère eucharistique qui nous procure la véritable gnose d’un univers créé pour devenir Eucharistie.

L’Eucharistie se définit donc comme ce lieu par excellence privilégié où l’homme liturgique déchiffre l’existence toute entière dans la Lumière de la vie, là même où s’éveille cette Présence qui transforme le monde en buisson ardent ; là enfin où ce monde à venir devient l’intérieur de la Parole biblique. Par Elle en effet nous comprenons que nous ne sommes pas qu’une communauté d’être humains sans relations avec le cosmos non personnel : le salut est destiné à la création toute entière et jusqu’à ce que la mort soit éliminée du cosmos tout entier, il ne peut y avoir de salut pour les êtres humains.

C’est cela, écrit Jean Zizioulas qui rend la célébration des sacrements et spécialement de l’eucharistie si cruciale pour l’Eglise…Car les sacrements impliquent toute la création dans l’être de l’Eglise et non seulement les hommes(19) …Le centre cosmique, c’est-à-dire universel, de la création est l’Eglise, icône de la fin eschatologique de l’histoire, du nouveau ciel et de la nouvelle terre, de la cité de Dieu, de la nouvelle Jérusalem. Autrement dit, l’Eglise est réellement la gloire du Verbe, son apparition et sa manifestation sous l’action du Saint Esprit : le fait de la transfiguration est donc le présent continuel de l’Eglise et par conséquent de la divinisation du monde. Pour cette raison, la gloire du Verbe comme commencement et fin de l’histoire reste le mystère de la foi et la possibilité de la vie (20). Nous cheminons dans la foi, écrit Saint Paul, non dans la claire vision( 2 Co 5/7 ).

La grâce naturelle du Saint Esprit, laquelle constitue le fondement même de l’être de créature, se manifeste dans la chair même du monde ; elle est à l’origine de toute sanctification. C’est pourquoi l’Eglise du Christ connaît diverses sanctifications de la matière comme par exemple celle de la bénédiction des eaux du Jourdain, de laquelle découlent toutes les bénédictions des eaux ( baptismales ou non ) ; comme par exemple celle du saint chrême et de l’huile, du pain et du vin ; de la consécration des églises et des objets de culte ; des fruits de la terre, de toute nourriture et en général de tous objets (21). L’Esprit Saint descend en personne au cœur du monde et Le voici conscience de notre conscience, vie de notre vie, souffle de notre souffle (22). Les épiclèses de toutes les actions sacramentelles constituent comme une continuation de la Pentecôte, comme la reprise, dans un dynamisme renouvelé, de la Pentecôte cosmique des origines. Tout culmine alors à la métabolè ( μεταβολή ) eucharistique. Aussi, si les cieux, la création de Dieu racontent sa gloire ( Ps 19/18, 2 ), les œuvres de l’homme qui continuent, elles, la création de Dieu, ont pour but suprême, à travers cette même création, la glorification de Dieu.

C’est justement ici qu’apparaît l’importance capitale du repentir et de l’ascèse et dans l’homme et dans toute l’histoire de la civilisation.Le repentir et l’ascèse sont le combat pour lequel l’homme en Christ fait mourir au plus profond de lui-même et dans toutes ses œuvres sa mauvaise autonomie, le seul élément qui doive être rejeté ( 1 Tm 4/4 ). Le repentir et l’ascèse rétablissent l’homme et ses œuvres dans la beauté originelle ; ils tournent le miroir vers le Soleil réel. Et les créations de l’homme reçoivent ainsi la lumière et la vie (23).

5. L’homme, prêtre de la création.

Pour Saint Irénée de Lyon, c’est toute la nature visible que nous offrons dans les saints dons afin qu’elle soit eucharistiée, puisque dans l’eucharistie l’un des deux facteurs est terrestre (24). Dans l’anaphore, rappelle Saint Cyrille d’Alexandrie, on fait mémoire du ciel et de la terre, de la mer, du soleil, de toute la création visible et invisible (25). C’est parce qu’il y a l’Eglise et sa liturgie que le monde reste ancré dans l’être, c’est-à-dire dans le Corps du Christ, car l’Eglise demeure ce lieu spirituel où l’homme fait l’apprentissage d’une existence eucharistique et devient authentiquement prêtre et roi.

Par la liturgie l’homme découvre le monde transfiguré en Christ et désormais il collabore à sa métamorphose définitive, ce qui signifie en clair à sa transfiguration. Tout fidèle qui prend part à la liturgie porte en lui le monde de la façon la plus réaliste, la plus positive qui soit. Il ne porte pas seulement sa chair d’homme, son être concret avec ses faiblesses et ses passions. Il porte toute sa relation avec le monde naturel, avec toute la création. Le monde qui entre dans l’espace liturgique est certes le monde déchu mais il n’y entre pas pour rester tel qu’il est. La liturgie est un remède d’immortalité parce que dans son acceptation et son affirmation du monde, elle refuse précisément la corruption de celui-ci afin de pouvoir l’offrir à Dieu, au Créateur. Dans la liturgie eucharistique, le monde ne cesse jamais d’être le cosmos de Dieu. Une telle vision du monde ne laisse pas de place à la dissociation entre le naturel et le surnaturel.

Dans l’anaphore de la divine liturgie de Saint Jean Chrysostome nous prononçons ces phrases : nous souvenant donc de ce commandement salutaire et de tout ce qui a été fait pour nous : de la Croix, du Tombeau, de la Résurrection au troisième jour, de l’Ascension au ciel, de la session à la droite ( du Père ), du second et glorieux Avènement, tes dons que nous prenons parmi tes dons nous te les offrons en tout et pour tout : l’Eucharistie, en répondant de façon fondamentale à nos attentes contemporaines, peut sauver l’homme de notre temps de l’opposition et de la dissociation entre éternité et temps, qui le poussent à refuser Dieu. Ce Dieu que la théologie à trop souvent placé, reconnaissons-le tout simplement, dans une sphère désormais incompréhensible pour les hommes d’aujourd’hui (26).

Si les chrétiens venaient à vivre pleinement le sacrifice de la messe, non seulement ils seraient capables de garder le monde que Dieu leur a confié, mais ils le développeraient sans aucun doute à l’infini et ils le transfigureraient vraiment en sacrifice logique ( λογική λατρεία ), raisonnable, à savoir conforme au Logos, à la parole toujours créatrice de Dieu puisque la liturgie est notre action de grâce la plus authentique pour le monde créé, rendue au nom de ce monde. Elle est aussi la restauration du monde déchu et la pleine participation des fidèles au salut ( amené par l’Incarnation du Logos divin ), à travers lesquels ce même Logos est donné au cosmos tout entier. La liturgie eucharistique est enfin l’image du Royaume, qui est le Cosmos devenu ecclésial (27).

L’homme sanctifié est un homme qui sanctifie et sa conscience eucharistique cherche, au cœur des êtres et des choses, le point de transparence où faire rayonner la lumière du Thabor. Cette participation à toute la création, à la doxologie qui revient au Créateur, cette atmosphère de réconciliation de la nature et du religieux dans le culte, nous les retrouvons pleinement exprimées dans l’iconographie byzantine : l’ascèse et la mystique, loin de concerner uniquement l’âme, apparaissent de cette façon comme l’art et la science du sôma pneumatikon et ce corps spirituel communique la Lumière véritable à l’ambiance cosmique dont il est inséparable.

Au terme de cette réflexion, nous comprenons que la grande Tradition chrétienne rappelle en tous temps et en chaque circonstance que le cosmos revêt pour l’homme une signification profonde car il est une icône sacrée, laquelle révèle constamment le mystère de la création. A cause de cela il porte en lui un message qu’il convient de toujours déchiffrer dans sa totale intensité. Ce dialogue entre l’homme et le reste de la création est fondamental sur plusieurs points puisque c’est la main dans la main qu’ils passent ensemble de l’esclavage de la corruption à la liberté glorieuse de Dieu.

Mais encore ! Dieu ne s’est pas contenté de créer le monde comme une seule parole multiple, Il a aussi créé un sujet qui peut saisir cette parole. Si donc l’apparition de l’homme (comme sujet à qui Dieu s’adresse par ses raisons incarnées dans le monde) est impliquée dans le plan de la création, c’est que nécessairement est impliquée dans la prononciation de la parole un interlocuteur qui doit répondre. Le monde a été pensé et créé en fonction de l’homme. L’apparition de l’homme est liée à la création du monde comme une part avec l’autre part, sans toutefois que l’une résulte de l’autre, toutes deux étant cependant le produit cohérent d’une pensée et d’un acte unitaires. La différence entre l’homme comme parole et le monde comme parole est que l’homme est parole parlante ou raison pensante selon l’image même du Fils comme sujet.

Seulement comme image du Fils ! Car il n’appartient pas à l’homme de penser, de prononcer et de réaliser des raisons et des paroles qui lui soient totalement propres mais il lui revient d’énoncer, de combiner et de développer les images des raisons ou des paroles du Logos divin, suivant en cela ce même Logos en sa qualité de premier parlant, pensant et créateur.

Si vous ne priez plus, ce n’est tout de même pas la faute des machines (28), écrit Denis de Rougemont. Traduisez : si vous ne priez plus, ce ne sont tout de même pas les machines qui vous donneront et se donneront un sens ! Selon Dumitru Staniloae (29), l’homme en dialogue avec le Logos donne à la divinisation du monde un certain caractère humain. Car la divinisation du monde par la contribution de l’homme est une divinisation riche de toutes les pensées et de tous les sentiments humains. Par là, l’homme découvre le vrai sens du monde, sa destination d’être le contenu de l’esprit humain et de l’esprit divin, contenu imprimé par le sceau humain plein de l’esprit divin. Voilà pourquoi le Logos est devenu homme : pour accomplir cette tâche de l’homme de diviniser le monde par l’humain, tâche dont l’homme était déchu par le péché …

Garder donc le monde, c’est pour l’homme garder son orientation et sa tendance vers le dépassement continuel jusqu’à l’incréé ; c’est garder sa finalité extrême qui est Dieu et la communion avec Dieu. Mais aussi, garder notre monde, encore en même temps en création et en corruption, c’est garder le dynamisme créateur que Dieu a donné ; c’est sauvegarder les créations de Dieu de la corruption. Cette sauvegarde, qui s’appelle également le salut, ne peut être accomplie que par l’intégration des réalités du monde dans l’Eglise par leur transformation en corps de l’Eglise. Telle est la mission de l’homme comme prêtre de la création.

Le problème ultime qui nous concerne ici n’est ni le problème social en tant que problème de la richesse et de la pauvreté, ni celui de l’enrichissement universel ou encore de la santé, de l’alimentation et de la justice planétaire (toutes choses certes indispensables) ; le problème qui nous concerne ici c’est essentiellement celui de la vie et de la mort et du retour universel à la vie, en d’autres mots celui de la sanctification universelle (30). D’où la nécessité pour nous chrétiens de célébrer l’Eucharistie, de célébrer Pâques non pas uniquement à l’intérieur de nos temples mais dans toutes les expressions de notre existence. Dans nos œuvres journalières, dans la technique et dans la science.

Et cette célébration de la liturgie ne peut avoir de véritable sens que si elle embrasse la totalité de la vie ; non seulement dans la vie de l’esprit, qui est vie intérieure mais pareillement dans la vie extérieure, mondiale et ce en vue de la transformer en œuvre de résurrection.

Dans la science, la technique, l’art, la politique, les chrétiens sont appelés à faire acte de présence afin de modifier le rapport de l’homme avec l’homme en rapport de communion et le rapport des hommes avec toute la création en rapport de transfiguration. Ainsi devrait se définir et se déterminer notre participation à toute œuvre de civilisation. Le monde passe et ses convoitises aussi ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement (1Jn 2/17). L’univers ne se déploie en réalité que dans la vision de l’homme ; c’est pourquoi la prière et l’amour d’un saint le métamorphosent. Quant à nous, si nous ne voyons pas la vraie Lumière gagner sous l’écorce, n’accusons que notre propre cécité.

Une dernière question.

A la vision résurrectionnelle du monde qui nous est demandée, sommes-nous finalement capables de proposer un vrai service désintéressé qui soit avant tout un authentique service pascal de vie ? Car il n’y a pour la création qu’une seule réponse possible : la certitude, pour toute existence, de la Résurrection.

Monastère de Nouveau Valamo ( Finlande ),
le 15 juillet 2004
, XXXIè Rencontre Internationale et Interconfessionnelle des Religieuses
 Thème : La Vie religieuse et la sauvegarde de la Création ( 12-19 juillet 2004 ).

+ STEPHANOS,

Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.

Bibliographie

(1) Christos YANNARAS : « 8e Assemblée Générale de la KEK » in SOP, Paris, décembre 1989, pp.13-17. (retour)

(2) Christos YANNARAS, loc.cit. (retour)

(3 )Constantin GREGORIADIS : « Le Monde en tant que création et la révolte de l’Humanisme autome », Contacts n°57, Paris, 1967, pp.75-78. (retour)

(4) Dumitru STANILOAE : « L’Homme, Image de Dieu dans le monde » in Contacts n°84, Paris, 1973, pp.287-289. 
GREGOIRE le GRAND : Dial.II,35, PL 66/198-200. 
MAXIME le CONFESSEUR : Cent.Car. 1,95 , SC 9, pp.90-91. (retour)

(5) Olivier CLEMENT : « Questions sur l’homme », Stock, Paris, 1972 et « La résurrection chez Berdiaev », Contacts N°78-79, Paris 1972, p.213. (retour)

(6) MAXIME le CONFESSEUR : Chapitres théologiques, 1,66, PG 90/1108. (retour)

(7) Panayotis NELLAS : « Théologie de l’image. Essai d’anthropologie Orthodoxe », Contacts n°84, Paris 1973, pp.261-268.
Vladimir LOSSKY : « Théologie mystique de l’Eglise d’Orient », Aubier, Paris 1944, pp.109-129. 
ATHANASE le GRAND, Incarnation du Verbe, 3, PG 25/101B et 4, PG 25/ 104CD. Nicolas CABASILAS : « La Vie en Christ », 3, PG 150/572B. (retour)

(8) Jean DAMASCèNE : De fid.orth., 11,2. 
GREGOIRE de NYSSE : In Psalmorum inscript., PG 44,441B. (retour)

(9) Jacques TOURAILLE : « La Beauté du monde, icône du Royaume », Contacts n°105, Paris 1979, p.7 et « La Beauté sauvera le monde », Contacts n°109, Paris 1980, p.21. (retour)

(10) GREGOIRE de NYSSE, In Hexam. 1, 77D, PG 44/72-73. 
Paul FLORENSKI : “La Colonne et le Fondement de la Vérité”, Moscou, 1913, p.288. (retour)

(11) Nicolas BERDIAEV : « De l’esclavage et de la liberté de l’homme », Aubier, Paris, 1963, p. 21. (retour)

(12) GREGOIRE de NYSSE, Catéch., 6, PG 46/25C, 28/A. Hom.12, PG 44/164.
Basile ZENKOVSKI : « Histoire de la Philosophie russe », Payot, Paris 1955, II, p.399. (retour)

(13) SYMEON le NOUVEAU THEOLOGIEN, Traité éthique , SC 122, pp.188-190, chap.2, 69-90. (retour)

(14) Henri de LUBAC : « Catholicisme », Cerf, Paris 1952, pp.407-409 ( Nouvelle édition, Cerf, coll.Traditions chrétiennes, Paris 1983 ). (retour)

(15) Nicolas BERDIAEV : Le Sens de la création, DDB, Paris 1955, p.99 (retour)

(16) GREGOIRE de NYSSE, PG 45/708B (retour)

(17) Olivier CLEMENT : Transfigurer le Temps, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, pp.116-119. (retour)

(18) « De la prière » in Contacts n°30, Paris, pp.127-128.
Serge BOULGAKOV : L’Orthodoxie, Alcan, Paris 1932, p.240 ( nouvelle traduction de Constantin Andronikov, éd. l’Age d’Homme, Lausanne 1980 ) .
GREGOIRE de NYSSE in Hexam., PG 44/104BC. (retour)

(19) in Le Mystère de l’Eglise dans la tradition orthodoxe (sur notre site) (retour)

(20) Christos YANNARAS : « La Théôsis comme commencement et fin du monde. Le Christ comme le point Alpha et le point Oméga de l’Histoire » in Rencontre de Salonique, 28-30 août 1966 – Grèce, pp.82-83. (retour)

(21) Serge BOULGAKOV : Le Paraclet, Aubier, Paris 1944. (retour)

(22) Olivier CLEMENT : « L’Eglise, espace de l’Esprit Saint », conférence prononcée à Notre-Dame de Paris le 24 octobre 1976. 
Georges FEDOTOV : De l’Esprit Saint dans la Nature et dans la Culture, traduction française de Constantin Andronikov in Contacts n°95, Paris 1976, pp. 212-228 et en russe in Pout n°35, Paris, sept.1932. (retour)

(23) Panayotis NELLAS : Théologie de l’image, op.cit., pp. 274, 279-280. (retour)

(24) Adv.Haer. IV, 18, 5. (retour)

(25) Cat.myst. 5, 6. (retour)

(26) Jean ZIZIOULAS : La vision eucharistique du monde en l’homme contemporain in Rencontre de Salonique déjà citée en la note (20). (retour)

(27) Documents du Conseil Œcuménique des Eglises : la contribution orthodoxe en vue de la rencontre de Nairobi avait pour titre : « Confesser le Christ aujourd’hui », Bucarest-Cernika, juin 1974, chap.III ). (retour)

(28) in l’Aventure occidentale de l’homme, Paris 1957, chap. 7 et 8. Texte cité par Olivier CLEMENT in « Cosmologie orthodoxe », Contacts n°59-60, Paris 1967, p.253 . Du même auteur aussi : « Le Christ, Terre des vivants », Spiritualité orientale n°17, Abbaye de Bellefontaine, 1976, pp. 83-107. (retour)

(29) Dumitru STANILOAE, op.cit., pp.297-304. (retour)

(30) FEDOROV : Questions pascales, t.I : « Philosophie de l’œuvre commune, p.402 ss., cité par Olivier Clément dans Cosmologie orthodoxe, op.cit., p.319. (retour)