L’EGLISE ORTHODOXE ET L’UNITE DES EGLISES
Viimati muudetud: 06.03.2015
L’EGLISE ORTHODOXE ET L’UNITE DES EGLISES : VERS UNE COMMUNAUTE SOLIDAIRE AU SEIN D’UNE EUROPE UNIE ?
( essai de réflexion théologique )
Eminences, Excellences, Révérends Pères, Chers Frères et Sœurs en Christ,
C’est avec une joie profonde que je me trouve parmi vous ce matin. Je remercie du fond du cœur pour l’insigne honneur qui m’est fait les organisateurs de ces journées d’échanges et tout spécialement M. Antoine Arjakovsky, dont l’amitié m’a vivement encouragé de me trouver parmi vous ce matin.
Je me propose de confier à votre aimable attention mes espérances et mes attentes à partir de deux axes qui me sont particulièrement chers : le dialogue nouvellement rétabli entre les Eglises Catholique-romaine et Orthodoxe et la construction de l’Europe. Il y a certes l’Europe née de Rome et de la latinité chrétienne, divisée depuis le XVIe siècle entre le Nord protestant et le Sud catholique-romain. Il y a aussi l’Europe née de l’hellénisme chrétien et longtemps asservie à des forces étrangères, l’Empire ottoman ou l’Empire soviétique. Cette deuxième Europe est celle de l’Eglise orthodoxe.
L’Europe orthodoxe existe bien, même si elle est mal connue de celle de l’Ouest. Et aujourd’hui il est clair que, malgré les apparences et les tendances du moment, cette double racine de chrétienté ( j’entends sans les dissocier la grecque et la latine ) demeure l’axe de référence et d’unité de l’Europe. L’Europe ne peut se concevoir sans la pensée grecque, l’organisation romaine, les Ecritures juives et la foi chrétienne.
Sur ce point j’aimerais en dire un peu plus .
A) En premier, quant à nous, les membres de l’Eglise Orthodoxe.
Que recherchons-nous en fait comme Eglise sinon à faire valoir, dans cette Europe, la manière d’être de notre foi orthodoxe ; sinon à l’incarner dans la société qui est présentement la nôtre en vue de sa transfiguration ? L’Europe unie ne peut pas se faire uniquement à partir du seul développement économique uniforme et d’un programme de défense commune. Essentiellement préoccupées par les objectifs de l’économie, nos sociétés européennes multiplient les droits et développent un appareil juridique complexe mais dans l’oubli total que les droits des autres signifient pour elles des obligations. Au point que l’essor de ce même droit finit par contraster avec l’affaiblissement de la citoyenneté responsable, autrement dit de la démocratie elle-même. Il est évident donc que la construction de l’Europe exige pareillement une politique sociale s’appuyant sur une collaboration pacifique et féconde entre les peuples européens. Une politique qui s’élaborera à partir d’une double requête : l’une culturelle, laquelle donnera tout son sens aux nécessaires relations aussi bien inter-humaines qu’interchangeables entre les diverses traditions nationales ; l’autre sans conteste spirituelle.
Ce qu’il faut dans ce cas que l’Eglise Orthodoxe dise, et pas seulement Elle d’ailleurs, c’est que le droit est fondé sur une vision spirituelle de l’homme. Lors d’une rencontre œcuménique sur l’Europe à Valence (Espagne) en 1966, j’avais soutenu l’idée qu’il nous fallait nous embarrasser moins du droit naturel et lui préférer une vision de l’homme à l’image de la Sainte Trinité. Il ne s’agit pas bien entendu de faire fi du droit. Le droit est fondé sur le respect de la personne mais il s’agit de la personne et non de l’individu. Le mot personne, tel que nous le comprenons ici, fait appel au vécu de la vie comme communion d’amour, à l’image de notre prototype existentiel qui est la Sainte Trinité, Dieu qui est Amour.
L’individu est orgueil et avidité, angoisse et mort. La personne elle est, d’abord en Christ et sous le souffle de l’Esprit Saint, une existence en relation. Dans son exhortation apostolique Ecclesia in Europa, le Pape Jean-Paul II expliqua en son temps que le mystère de la Trinité peut offrir « une importante contribution à la mise en place de structures qui, en s’inspirant des grandes valeurs évangéliques ou en se mesurant à leur aune, promeuvent la vie, l’histoire et la culture des différents peuples du continent ». Toutes ces valeurs sont d’ailleurs remarquablement formulées dans le Préambule et le titre 1 du projet de la Convention pour une Constitution européenne quand, eu égard à la vie personnelle de chacun et aux rapports collectifs, il préconise une « Europe désormais unie… pour le bien de tous ses habitants, y compris les plus fragiles et les plus démunis… et… pour la paix, la justice et la solidarité dans le monde ».
Partant de cela et si on veut que les mots prennent véritablement leur sens, le mystère trinitaire, correctement compris, devient alors la source première de la vie de l’Europe comme pour l’humanité entière. Parce que dans son expérience la plus profonde, l’homme sait bien qu’il n’est pas seulement un phénomène de ce monde ; ici convergent toute pensée humaniste ouverte et toute une tradition chrétienne à laquelle chaque Eglise a apporté sa contribution propre mais que la théologie et la philosophies religieuses orthodoxes fondent avec une vigueur incomparable. Comme le suggère si bien le théologien orthodoxe grec Christos Yannaras, la libre communion ecclésiale ( qu’il appartient bien entendu aux Eglises de manifester les premières ) constitue pour la société toute entière un appel, une vocation, et plus encore une contagion de communion .
Notre vocation consiste donc à soutenir la construction de l’Europe non pas comme société économique qui nivelle par le bas les hommes et les peuples mais comme société de l’esprit au sein de laquelle le national et l’universel ne s’opposent pas ; au sein de laquelle la diplomatie a pour mission première la paix, le travail la créativité, l’économie la philanthropie. Dans cette perspective, la théologie de l’Eglise orthodoxe peut inciter à élaborer peu à peu une anthropologie et une cosmologie ecclésiale, centrée sur le Christ et le Saint-Esprit pour éviter que l’économie ne s’autonomise par rapport aux besoins du corps social et qu’elle ne fonctionne en l’absence de l’homme. Finalement, aucun système social ou régime politique (et ce fut certainement le cas pour l’effondrement de l’idéologie communiste) est à même de subsister sans une vision eschatologique, c’est-à-dire sans une vision tournée vers les choses dernières qui seules appartiennent en dernier ressort à Dieu.
C’est pourquoi, seul un ressourcement eschatologique profond, dans la réalité ultime de la vie en Dieu, peut guérir les insatisfactions de l’Humanité. La dynamique sociale, disait en avril 1994 Sa Sainteté le Patriarche Œcuménique Bartholomée au Parlement européen de Strasbourg, qui apportera le progrès naîtra quand les relations de l’homme avec le monde et avec ses frères prendra un sens nouveau. Pour le Patriarche Bartholomée, la plupart des problèmes, dans lesquels nos sociétés se débattent, constitue pour nous tous et plus particulièrement pour notre Eglise autant de défis théologiques. Il nous faut rester convaincus de la puissance de communion de l’Eglise lorsque priorité est donnée à l’existentiel et que le tout de l’homme est centré sur le plus authentique de l’Evangile.
Lors de la 17e édition des rencontres « Hommes et religions » animées par la communauté Sant’Egidio à Aix-la-Chapelle Konrad Kaiser, du Conseil Œcuménique des Eglises, a déclaré : « La religion a, d’évidence, joué un rôle décisif dans la formation de l’identité européenne, et doit être reconnue comme une source toujours actuelle, malgré les influences de la sécularisation ». Voilà qui nous interpelle directement, nous qui sommes dans cette partie du nord de l’Europe. En effet, pour le première fois, du moins pour l’Estonie sinon pour la Finlande orthodoxes, nous sommes invités à regarder notre continent globalement alors que d’une manière ou d’une autre nous devrons affronter la laïcité, de plus en plus prônée par les Etats-membres . C’est donc à travers ce concept de la laïcité que doit être considérée la question des signes religieux que nous serons appelés à poser dans l’espace public au fur et à mesure que le temps passe, quand bien même l’Eglise ne pourrait s’identifier à aucune des structures de l’existence temporelle ni se lier complètement à elles.
A l’exception en Europe des Pays de la grande Tradition orthodoxe, comme c’est le cas par exemple dans les régions de Grèce ou des Balkans, la tendance des Etats européens privilégie de plus en plus nettement le principe de « laïcité-neutralité », visant à ne favoriser aucune religion et permettant à chacune de s’épanouir.
Il est évident que pour ces Nations, allant d’Athènes à Moscou, les rapports entre l’Eglise et l’Etat sont encore de nos jours difficiles à définir et de même il leur est tout aussi difficile de trouver une juste mesure à partir du seul modèle de laïcité que propose l’Occident chrétien. Il est nécessaire de reconnaître que, ce qui a creusé le fossé entre l’Europe moderne et le monde orthodoxe, c’est précisément la conception différente en Occident et en Orient des rapports entre l’autorité religieuse et l’autorité politique.
Cela l’est moins, me semble-t-il, pour nos Eglises d’Estonie et de Finlande, lesquelles constituent, pour reprendre une expression d’Olivier Clément, une sorte de « tierce Europe », incluant ces Etats moyens ou petits qui vont de la Baltique à la Mer Noire et qui, ayant été écrasés par les empires, bénéficient à l’heure actuelle d’une expérience culturellement et religieusement plus pluraliste. Peut-être que notre vocation, au sein du monde orthodoxe, consiste à faire en sorte que l’on écarte le risque de confusion entre religion et mouvement politique. Peut-être sommes-nous plus aptes à proposer des solutions pour que l’on se prémunisse, là où en Europe sont majoritairement fortes nos Eglises, contre le danger d’une crise de vision sur leur place dans la société.
Mais revenons à la laïcité ! La distinction du spirituel et du temporel n’interdit pas des points de contact. Toute religion a des choses à dire sur les sujets politiques et moraux, sur l’organisation de la société. Ceux qui prétendent le contraire n’hésitent pas à mobiliser, à l’occasion, les autorités religieuses lorsqu’ils les considèrent utiles à leurs thèses. Disons que pour nous, la responsabilité politique ne provient pas du désir de contester ou de défendre un régime de quelque nature qu’il soit, mais de notre devoir de conserver notre liberté d’écouter notre Seigneur plutôt que les hommes. Tant il est vrai que l’on ne peut limiter la religion au domaine privé et la proscrire du domaine public. Restons vigilants, dans notre conduite, à préserver la seule réalité qui vaille la peine d’être vécue ici bas, la communion des saints, seule capable de changer le monde puisque toute civilisation comme toute société est appelée à être transfigurée par l’action de la grâce divine . Qu’on le veuille ou non, nos jeunes générations sont séduites par le libéralisme. A nous de leur offrir une bonne alternative sur le plan des valeurs et de l’éthique. Ce ne sera positivement possible que si nous mûrissons nos relations avec nos Etats, en nous forgeant une identité qui ne passera pas forcément par une opposition.
C’est peut-être le moment pour nous de penser une autre manière d’aborder et de présenter notre théologie à un Occident plus que jamais ouvert à tous les courants spirituels, à cause de l’incapacité de la technologie à aborder les problèmes existentiels de l’homme et aussi parce que la situation ecclésiastique occidentale est à ce point fluctuante qu’elle a besoin de l’apport de l’Orient chrétien. Nos approches théologiques concernant les énergies divines, la divinisation de l’homme, la protection et la sauvegarde de l’environnement, la transfiguration du cosmos en Christ, ne relèvent pas de la scolastique et ne se fondent pas, comme c’est le cas pour le monde latin, sur la dualité du divin et de l’humain ou sur le seul concept de la nature morale de l’homme. Elles sont liturgiques et mystiques ; elles mettent l’accent sur l’unité du divin et de l’humain, sur l’union ontologique de l’homme avec Dieu. Les trésors spirituels de notre théologie existent pour tous. Ils font pressentir une autre manière d’être, un éthos animé par la force et la joie secrète de la Résurrection. Il serait absurde de penser que l’Orthodoxie s’oppose à l’Occident à un moment où, partout dans le monde, à l’Est comme à l’Ouest, on accorde une valeur excessive au progrès matériel et où nos sociétés sont de plus en plus soumises à un libéralisme débordant qui asservit la personne humaine et nuit à la vie de l’esprit.
Mais ce message n’aura de valeur que s’il s’accompagne d’un puissant renouveau de vie chrétienne d’abord à l’intérieur de nos propres Eglises.
La spiritualité d’une communauté chrétienne se situe sur deux plans. En premier lieu, c’est la vie de l’Eglise en tant que Corps du Christ, avec les éléments qui la constituent : l’Ecriture Sainte, la Liturgie, les sacrements, la catéchèse et ses facteurs internes de cohésion, autrement dit le rassemblement de la communauté locale, celui des ensembles d’Eglises locales et enfin celui de l’Eglise universelle. En second lieu, c’est le plan de la diversité infinie des personnes, qui sont appliquées à la quête de Dieu par l’effort personnel dans la prière et dans l’ascèse, comme preuve de liberté personnelle et de contestation dynamique de tous les systèmes d’une économie automatisée par rapport aux vrais besoins de l’homme.
Ces deux plans ressortent de la réalité spirituelle. Le premier cependant offre un aspect social, davantage communautaire. C’est la construction d’une communauté, spirituelle certes, mais qui trouve sa voie et jusqu’à sa justification dans l’effort de rassemblement sous la mouvance de la foi et de la charité d’un peuple constitué. L’autre mouvement est celui d’une concentration extrême de la vie intérieure de chacun ; c’est un mouvement de retour sur soi, de conversion intérieure.
On accepte communément l’idée que pour l’Europe de l’Ouest, le sort du christianisme est réglé ; que l’Eglise n’est comprise que comme une simple réalité sociologique plus ou moins utile, puisque Dieu est proclamé mort au profit d’un humanisme laïc, en fait souvent athée et antireligieux, qui fait de l’homme une individualité abstraite, soumise la plupart du temps à une bureaucratie de l’Etat, lui-même anonyme. Mais est-ce vraiment aussi catégorique qu’on ne l’affirme ?… Certes, l’agnosticisme et l’athéisme sont bien là dans le paysage culturel de notre temps mais il existe aussi indéniablement une vraie quête spirituelle, qui oserait prétendre le contraire ? Et il existe aussi une catégorie dont nul ne parlait encore il y a quelques décennies et qui a mis en recul l’athéisme militant, c’est celle des « sans-religion ». Ne serait-il pas plus judicieux pour nous de remplacer le mot « incroyance » par « décroyance », comme le proposait de son vivant l’écrivain et journaliste Françoise Giroud dans un de ses derniers livres, qui a pour titre On ne peut pas être heureux tout le temps ? C’est à nous de créer, ce me semble, les conditions d’une vraie rencontre de l’Evangile avec la mentalité de totale indifférence de bien de nos contemporains. Une mentalité qui par ailleurs s’ouvre pour eux sur un vide difficile à assumer. C’est encore à nous de trouver les mots pour convaincre que la théologie orthodoxe est avant tout une théologie de célébration où la pensée s’éclaire dans le mystère, autrement dit dans le pourquoi de la vie et de la mort et peut-être surtout dans le pourquoi du mal.
Au moment où l’Europe se construit et s’unit, la pensée orthodoxe se doit de comprendre les difficultés et les tentations de l’Occident. Elle ne peut ni les contourner ni les ignorer mais au contraire elle a pour mission d’assimiler avec créativité toute cette expérience occidentale, faite de doutes et de peurs. Il faut poser sur nos épaules, comme le disait si bien Dostoïevsky, tout le fardeau de l’angoisse de l’Europe. Non seulement le poser, mais aussi, et pour autant que nous en soyons capables, le porter et l’assumer avec indulgence et sans superbe .
Reste la question du nationalisme, de l’intégrisme et du philétisme, ce dernier ayant été condamné comme hérésie par notre Eglise dans les milieux du XIXe s… Il est vrai que ce sont là des dangers qui guettent sans cesse nos sociétés orthodoxes. Sommes-nous, plus particulièrement en ce qui me concerne directement, dans cette Europe du Nord, totalement immunisés ? Pour ma part, une relecture de notre histoire en Estonie me fait encore craindre que nous n’en sommes pas encore totalement libérés et que cela peut se commuer ni plus ni moins, consciemment ou inconsciemment, en racisme, « ce bacille, selon la description de Michel E.Head – président de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe – qui subit une mutation permanente selon son environnement ». La seule manière de combattre cette bête qui ne s’endort jamais au fond de nous, c’est de reconnaître l’autre dans le sens que reconnaître, ce n’est pas seulement connaître ; reconnaître l’autre, c’est essentiellement l’accueillir selon ce que nous enseigne Saint Paul . C’est là pour moi une question qui m’angoisse beaucoup car je suis bien conscient qu’elle conditionnera tout le futur spirituel, éthique et social de l’Eglise Orthodoxe dans sa totalité.
B) En second lieu, quant au dialogue œcuménique comme osmose créatrice à l’intérieur de nos sociétés plurielles.
Le monde occidental, devant et au sein duquel l’Orthodoxie est invitée à témoigner, s’ouvre à toutes les perspectives. C’est en cela que réside l’importance du Mouvement Œcuménique. La théologie orthodoxe, en s’y engageant avec confiance et sans préjugés, peut faire la démonstration que le problème de l’unité des Eglises ne peut se réaliser pleinement en dehors de la Tradition catholique et apostolique, non pas uniquement pure et inchangée, mais aussi réactualisée et toujours en mouvement. Dans cette perspective, qui passe nécessairement par l’exigence de la catharsis aussi bien que par celle d’une meilleure connaissance de notre théologie patristique propre, la pensée orthodoxe serait bien inspirée d’approfondir l’expérience des grands mystiques d’Occident et de la théologie du Catholicisme contemporain et non pas de se contenter, comme ce fut souvent le cas dans un passé encore récent, des seules influences issues du monde de la Réforme ou de la « théologie dialectique ». Le renouveau du monde orthodoxe est une condition nécessaire pour la solution du problème œcuménique.
Reconnaissons-le honnêtement. Les Eglises d’Occident travaillent alors que nous, le plus souvent, nous nous taisons. Il est un fait que l’Occident ne perd jamais de vue la réalité ecclésiastique de l’histoire, qu’elle a une attitude responsable et attentive à son égard, qu’elle ne cesse de réfléchir et de dialoguer sur ses sources chrétiennes.
Consciemment ou inconsciemment pourtant, nous savons bien que l’Histoire ne doit pas seulement être entendue comme une grandeur purement humaine ou purement divine mais surtout comme une réalité à laquelle prennent part à la fois et Dieu et l’homme. Mais voilà : nous ne sommes plus au temps de la grande Chrétienté, où tout le monde était par définition chrétien. L’espace dans lequel nous évoluons aujourd’hui est sans conteste un espace qui se veut de plus en plus international, de plus en plus uni par une multitude de communautés politiques, économiques, culturelles et religieuses en une civilisation davantage universaliste. Par la force des choses, cet espace se sécularise ; il est sous-tendu par des courants violents sur fond d’ignorance. Le Christianisme en Europe est méconnu. De plus en plus méconnu.
Ici et plus que jamais les Orthodoxes ont leur mot à dire. Car l’Orthodoxie, quant à elle, a transmis au monde contemporain l’exigence d’une synthèse organique de l’Ecriture, de la liturgie, de l’ascèse et de la théologie. Elle a transmis la conception d’un mutuel service entre le Christ et le Saint-Esprit, entre le sacrement et la liberté. Elle a encore transmis le sens de la toute-faiblesse de Dieu au cœur même de sa toute-puissance, l’annonce du Dieu crucifié pour que l’homme soit déifié. Elle rappelle que les dimensions « verticale » et « horizontale » du christianisme sont inséparables et que le « sacrement du frère » n’aurait aucun sens en dehors du « sacrement de l’autel », puisque c’est au cœur même de la liturgie eucharistique que se filtre et s’approfondit la « vraie sensibilité » à l’Esprit . Elle rappelle enfin que le dogme n’est pas une contrainte périmée mais un instrument d’adoration, une louange de l’intelligence.
Mais pour que ce dépôt des Pères de l’Eglise soit rendu vivant, il faut qu’elle s’ouvre aussi aux charismes propres de l’Occident. «Jusqu’à présent, écrivait il y a quelques années le théologien orthodoxe Nicolas Lossky, nous avons surtout fait ressortir les déviations et les dangers des déviations de l’Occident ». A cela, il est maintenant important d’opposer une évaluation positive, qui vise à reconnaître et à voir comment on peut lire de façon orthodoxe tels ou tels éléments qui ont dévié, surtout à cause du contexte dans lequel ils ont dû s’exprimer en Occident.
Ce travail de recherche intra-orthodoxe et la relecture de la tradition occidentale sont complémentaires. Et ils ne pourront se faire sans un dur et long labeur, sans une « mort » à un certain passé auquel habituellement nous nous référons sans prendre la peine de le passer par le tamis de la critique.
Un passé, qui d’une part peut remonter assez loin dans le temps mais qui par ailleurs est aussi encore marqué par les séquelles du totalitarisme communiste, lequel a contraint une grande majorité d’Orthodoxes de se replier sur leur seule vie liturgique, dans le ritualisme, dans l’immobilisme, dans l’asservissement de l’Eglise envers l’Etat, dans le nationalisme ecclésial, dans le repli sur soi ; ici ou là, dans des attitudes hostiles envers l’Occident, qu’ils accusent de vouloir profiter à la fois de l’effondrement du marxisme et de l’affaiblissement de leurs Eglises pour rechristianiser des pays déjà baptisés depuis des siècles.
La réciproque est tout aussi vraie et nécessaire. Le schisme du XIe siècle n’a pas seulement divisé l’Eglise. Il a aussi divisé l’Europe. Depuis, Byzance a été assassinée. Et si son humanisme est passé en Occident, la théologie et la spiritualité des énergies divines, le sens des potentialités sacramentelles de la matière ont été, sinon oubliées, du moins ensevelies dans quelques monastères, sans aucune application dans la culture et l’histoire. Le Christianisme occidental, reconnaissons-le sans animosité aucune, n’a pas su assumer tout cela, malgré l’élan qu’il a pu donner à la science et à la technique modernes. « Alors, écrit Olivier Clément, les bourrasques de l’Esprit ont soufflé à la périphérie des Eglises, parfois contre elles, dans une immense exigence de vie créatrice, de justice, de communion et de beauté ».
Ainsi deux ensembles ecclésiologiques, théologiques et culturels se sont formés à l’écart l’un de l’autre, lesquels, pour finir, avec la mise en contact forcée que provoquèrent les croisades, se dressèrent l’un contre l’autre.
Il en résulte de nos jours, je le dis sans passion et sans aucune intention de ma part de provocation, de dispute ou de polémique, la question de l’uniatisme en Europe de l’Est.
Nul doute que la quasi-totalité des uniates souhaitent le rester, par conviction certes, mais surtout en raison des drames de la période communiste ; nul doute non plus que, pour les Orthodoxes, il y a bien entre l’Occident et l’Orient chrétiens un grave problème de fond concernant l’organisation et le fonctionnement de l’Eglise du Christ.
Un problème de fond inséparable de l’ecclésiologie de communion pour laquelle l’Eglise locale, grâce au témoignage apostolique de son évêque, manifeste en plénitude l’Una Sancta, à la mesure justement de sa propre communion avec toutes les autres Eglises locales.
Un problème de fond que l’Occident serait mal inspiré de prendre à la légère parce qu’il peut conduire, même involontairement, à une dynamique d’implantation et inévitablement de prosélytisme. On n’en sortira que par un rapprochement en profondeur des deux ecclésiologies et d’abord par un pardon réciproque selon la si difficile évidence que les commandements évangéliques ne valent pas seulement pour les individus mais, tout autant, pour les collectivités.
Un problème de fond parce que l’uniatisme s’inscrit dans une logique ecclésiologique qui ne se trouve pas dans la tradition de l’Orient et qui n’est pas conforme à son génie propre et à sa culture. Mais est-ce un argument suffisant pour ne pas continuer la démarche de rapprochement en vue de l’unité ? La Vérité n’est jamais automatique. Elle est toujours donnée, toujours reçue, encore et à nouveau !… Cela présuppose, de part et d’autre, des vraies remises en cause, des conversions communautaires, parfois même personnelles. Cela ne peut être sans un retour en profondeur au premier millénaire afin d’évacuer une fois pour toutes tous ces détails auxquels on a si souvent donné une importance presque magique, lesquels sont incapables de penser l’autre.
Si pour sa part le premier millénaire se caractérise par les problèmes christologiques, le deuxième est bien celui des problèmes ecclésiologiques, parmi lesquels celui de l’uniatisme. Malgré les tensions qu’il a suscité et qu’il risque encore de susciter, il a cependant le mérite de poser une préoccupation majeure, celle de la divergence entre l’Orient et l’Occident, laquelle se concentre plus particulièrement autour de la question de savoir ce qu’est vraiment le premier évêque et en quoi consiste son autorité. Je suis entièrement d’accord avec le Métropolite Georges Khodr du Mont-Liban lorsqu’il écrit « qu’il ne faut pas oublier que derrière cette question se profile pour l’Orient une autre interrogation cruciale, à savoir : l’Eglise est-elle en sa totalité et devient-elle vraiment le Corps du Christ lors de chaque eucharistie célébrée par un évêque professant la foi orthodoxe ? Ou bien alors, se trouve-t-elle seulement dans un ensemble de communautés répandues à travers le monde et présidé par le pape de Rome ? Il nous faut clairement aborder ces interrogations, car elles expriment le nœud de la différence d’approche entre l’Orient et l’Occident. Si on n’y répond pas de façon adéquate, il ne fait pas de doute qu’elles formeront un sérieux obstacle sur la voie de l’unité ».
Mais les Orthodoxes ne sont pas en reste non plus.
Le système de l’autocéphalie tel qu’il est pratiqué aujourd’hui a créé de tels dysfonctionnements qu’il débouche purement et simplement sur l’anarchie. Nous sommes loin du 34e canon apostolique où il est précisé que le premier ne doit pas agir sans l’accord des autres et les autres sans l’accord du premier. L’invention récente (année 2000) de la notion de territoire canonique (fondée sur le nationalisme qui pratiquement fait de chaque Eglise locale une Eglise mondiale et qui a pour but d’annihiler la territorialité ecclésiastique en instaurant pour chaque patriarche une sorte de pouvoir universel sur ses propres nationaux où qu’ils se trouvent dans le monde), les revendications répétées de l’instauration d’une 3e Rome, au mépris de la taxis fixée par les canons et la praxis ecclésiastiques, à partir de l’argument du plus grand nombre des fidèles alors que simultanément on ne cesse d’accuser le premier siège de l’Orthodoxie qui est le Patriarcat Œcuménique de « papiste », ne font malheureusement que mieux ressortir l’incapacité présente des Orthodoxes de vivre une vraie conciliarité entre les Eglises autocéphales tout comme celle de certains d’entre eux d’admettre la nécessité d’un « centre » d’unité, de coordination et d’initiative tel qu’il a été compris et pratiqué au cours du premier millénaire de la chrétienté et par la suite, jusqu’en l’an 1990, au sein de l’Orthodoxie après le grand schisme du XIe siècle. Tant il est vrai que ce qui n’est pas transfiguré se défigure nécessairement à un moment ou l’autre de l’Histoire.
C) Conclusion.
Pour moi cependant qui vit, agit et travaille exclusivement en Europe, je vois dans la reprise du dialogue entre les Eglises Catholique-romaine et Orthodoxe, une immense espérance, convaincu que je suis du fait que le devenir d’une Europe unie ne peut se passer d’une Chrétienté qui se doit d’être unie. La communion entre les chrétiens en est une condition incontournable. Dans le plus profond de mon être j’ai la totale conviction que nous « serons un jour en Dieu ce qui n’a pas encore été manifesté » (1Jean 3,2).
Pourvu que de notre côté nous nous comportions, comme le dit si bien le Métropolite Georges Khodr déjà cité, « avec une authentique conversion qui bannit tout orgueil confessionnel, tout sentiment de supériorité sur le plan de la culture ou de la civilisation. Cette humilité exige que l’on s’accomplisse christiquement par l’autre. Une communauté chrétienne purifiée par le feu de l’Esprit, sainte à Dieu, pauvre pour Dieu, peut s’exposer dans la fragilité évangélique, à recevoir comme à donner dans la même simplicité. Il s’agit pour elle d’accepter le défi comme une correction fraternelle et de détecter, même à travers l’incroyance, le refus des faussetés que l’histoire chrétienne n’a pas su ou voulu dénoncer ».
Et puisque, selon Ignace d’Antioche, « il y a en chaque homme une eau vive qui murmure : viens vers le Père », notre certitude et notre espérance, ce sont la prière et la patience de nos saints et de nos martyrs, qui sont abstention de jugement et de confiance dans le dessein de Dieu. La sainteté comme liturgie et icône de tout approfondissement dans chaque destinée ; le martyre comme ouverture de l’Histoire à la résurrection et comme anticipation eschatologique.
Je vous remercie de votre attentive et cordiale écoute.
Congrès de Velehrad Tchéquie, 29 juin 2007.
+STEPHANOS, Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie .
Ce texte est une synthèse de différents textes écrits par le Métropolite Stephanos et ayant pour thème l’Europe. C’est une conférence prononcée par le Métropolite, le 29 juin 2007 à Velehad en République Tchèque.
BIBLIOGRAPHIE
a) ARTICLES ET DOCUMENTS
-Patriarche Œcuménique Bartholomé devant le Parlement Européen de Strasbourg en 1994 : dossier complet in SYNAXE n°28 / Nice (France) – avril/juin 1994 .
-Olivier CLEMENT : Anachroniques – DDB, Paris 1990 .
-Joseph Cardinal RATZINGER : « L’Europe : un héritage qui engage la responsabilité des chrétiens », in L’héritage chrétien en Europe, édition de la Métropole Orthodoxe grecque de Suisse, 1989, pp.15-21 .
-Mgr STEPHANOS,Ev.de Nazianze : « Rebâtir la Maison commune de l’Eglise », in Christus, Paris, N° 155 – juillet 1992, pp. 294-307 . ,Métropolite de Tallinn : « Par delà l’Occident, par delà l’Orient », in Missi n° 84, avril-juin 2004. : « L’Europe, pour nous orthodoxes, c’est notre maison », in FOI n°3,p.25, Lyon 2004.
-Maurice ZINOVIEFF : « L’Europe orthodoxe », PUBLISUD, Paris 1994, pp.5-26
b) REVUES et JOURNAUX
-Revue S.O.P. : Paris 1986, n° 106, pp.12-14 et supplément n° 213, décembre 1996 . :Paris 2001,n° 257, pp.19-24 :Paris 2003,n° 280, pp.23-25. :Paris 2004,n° 286
-Revue CONTACTS, Paris 1975, n° 92, pp.413-415 .
-SYNAXI – « GRECS et EUROPEENS ? »,Athènes, n° 34 / Avril – Juin 1990, pp.9-78 (en langue grecque) .
Journal « LA CROIX » ( France ) de 2003 , du 29/8, p.17 ; du 02/09,p.11 ; du 04/09,p.26 ; du 08/09,p.26 ; du 09/09,p.2 ; du 11/09, p. 20 .