Gaspard de miséricorde
Viimati muudetud: 26.03.2015
Un conte de Noël
1.– Martin s’est saisi d’un bâton dans un coin de l’écurie. » Sale bête, mais lève-toi donc ! » Gaspard gémit sous les coups que lui assène son maître, tourne la tête vers la lucarne, en baissant une oreille.
-Fainéant comme pas un ! Et mon bois, qui va me le porter ?
Sans un regard vers l’âne, sans s’apercevoir du filet de sang qui coule doucement sur la paille, Martin jette son bâton à terre, tire la porte et pousse le loquet. Dos courbé, mains dans les poches, il rejoint la cuisine.
– Si cela continue, je m’en débarrasse au printemps. Nourrir une bête à ne rien faire ! Je le proposerai à Bertrand. II m’en donnera bien cinq cents francs.
Martin, dans la cuisine, tourne en rond, bute près de la cheminée sur une bûche de bois, émet un juron.
– Bien sûr, le feu est éteint !
Quelques copeaux dans la cendre rouge, des brindilles : un crépitement. Une flamme vive, puis de nouveau la cendre.
Martin s’essuie le nez sur sa manche.
– Sale bête, je vais geler, maintenant !
Un coup d’œil au carreau de la fenêtre de la cuisine. La nuit va tomber. Une grisaille qui s’étend sur la nudité des arbres, sur les derniers choux du jardin.On sent la neige tout près. Sur la table, une bouteille de vin presque vide, un verre.
2.- Martin, d’une lampée, libère la bouteille, s’en saisit et descend à la cave.
Martin boit plus qu’il ne mange, il boit beaucoup, il boit trop – surtout depuis la mort de Mélanie. Il boit pour oublier sa solitude, mais la solitude ne l’oublie pas.
On ne peut pas dire qu’il travaille, il s’occupe : le carré de pommes de terre, juste ce qu’il faut de légumes, quelques pieds de vigne – une coupe de bois sur le coteau, qu’il partage avec Bertrand, c’est à peu près tout, il s’ennuie, malgré les parties de cartes avec Bertrand, la présence continue de la bouteille et un peu de bricolage. – Un tour au cimetière de temps à autre pour désherber autour de la tombe de Mélanie.
3.- Gaspard continue à gémir dans l’écurie. Malgré ses efforts, il n’a pu se relever. Les derniers coups de bâton venaient d’atteindre une plaie sur sa patte arrière. Alors l’âne en lui-même : - Il ne se rend pas compte, mon bon maître, que je commence à devenir vieux. Je comprends bien, pour le bois, mais c’est vraiment au-dessus de mes forces. Puis avec un gros soupir, il penche la tête sur ses deux pattes avant réunies. Il fait presque nuit, maintenant, La lucarne dessine un carré bleu sombre. Puis le silence. Seuls, quelques bruissements de paille. Dans la cuisine, attablé devant une nouvelle bouteille remplie au tonneau de la cave, Martin boit. Il vide verre sur verre en achevant un quignon de pain. Il marmonne entre ses dents, hausse les épaules, boit encore. De temps à autre, il se met à rire doucement, puis regarde les murs d’un air ahuri. Il s’est levé pour allumer l’électricité et s’est rassis avec lassitude. - Il est bien gentil le petit diacre quand il vient me voir. Bah ! Il parle d’amour, de théologie ! - Des tas de choses, des tas de choses ! C’est pas lui qui me rapportera mon bois ! Il tourne la tête en direction de la porte de l’écurie. - Sale bête ! Il y eut de la lumière, toute la nuit, dans la cuisine.
Le lendemain, Bertrand attendit vainement Martin au café de la place, pour la partie de cartes. Le soir, Martin n’était pas venu chercher son pain à la boulangerie. Ce n’est que le surlendemain, vers midi, que le petit diacre qui passait par là, aperçut la lampe allumée dans la cuisine. Il poussa la porte. Affalé sur la table, la tête sur son avant-bras la main droite crispée sur son verre vide, Martin, immobile, mort probablement l’avant-veille dans la nuit.
Il n’est pas bon de s’attarder entre ciel et terre. Les esprits mauvais y rôdent, en quête de nourriture. Martin venait d’être inhumé dans le petit cimetière qui jouxte l’église. Son âme errait, désemparée. Elle s’aventura, avec le vent, jusqu’aux abords d’une ferme, cogna aux volets de la cuisine, renversa une bicyclette dans la grange. Lorsqu’elle passa devant la porte de l’écurie, un braiment retentit. C’était Gaspard qui appelait son maître ou du moins croyait-il le reconnaître pour avoir si souvent perçu le bruit sourd de ses pas sur le gravier. Ce n’était que le vent d’une nuit de décembre qui cognait aux volets. Le défunt Martin n’avait plus personne à tourmenter, et cependant Gaspard ressentit une violente douleur sur sa croupe. Une lumière sauta dans la cuisine d’une ferme voisine, puis s’éteignit peu après. Des chiens hurlaient. Le fossoyeur qui était venu reprendre une pelle oubliée au cimetière, s’aperçut que le cadenas de la porte d’entrée avait été forcé.
L’aube violette parut à la lucarne de l’écurie. Gaspard tourna la tête vers la porte, puis vers sa patte gauche arrière qu’il n’avait plus la force de lécher. Il ne ressentait plus sa faim, il n’était qu’un amas de douleur. Il tenta encore une fois de se soulever, resta cloué sur place. Toute la matinée, des nuages bas coururent dans le ciel. Le vent secouait le squelette des haies, tambourinait aux portes. L’après-midi fut infiniment triste. Le jour ternit, le quatrième depuis la mort de Martin. Une fois encore, la colline redevint floue avec son enfantement de mirages, ses cris d’oiseaux nocturnes. Gaspard releva la tête, bougea une oreille, croyant avoir perçu des pas. Non, ce n’était que la fièvre qui collait à ses tempes.
A l’aube, pourtant, le vent se calma.
4.– Alors l’âme de Martin qui errait toujours à travers bois et vallons arrive enfin à la porte de la petite église. Le battant de chêne joue sur ses gonds. Samedi, 17 décembre. L’église est propre, mais humide. Les femmes ont fait le ménage, la veille. Le carrelage de briques, usé, cassé par endroits, sent le savon. Mais une odeur de cire demeure, imprègne les objets. Sur le bas-côté gauche, discrète, une crèche installée par des enfants. Le silence. Quelques craquements de poutre. L’âme de Martin visite tous les coins et recoins de l’église. Une chaise se renverse, un porte-cierge bascule.
Même le rideau de l’iconostase frémit. De nouveaux craquements. C’est comme une présence inquiète dans l’église, qui cherche, tâtonne, s’agite. Au moment où la porte d’entrée allait se refermer,
– Martin, où vas-tu?
La voix est ferme. Elle vient d’un bas-côté de l’église, du côté de la crèche… S’il y avait eu là un gamin pour venir l’admirer, il aurait pu presque voir bouger dans l’ombre la silhouette courbée de la Vierge sur l’Enfant.
– Martin, où vas-tu?
Cette fois le ton est plus sévère.
– Je ne suis pas contente de toi, Martin !
Il y eut un silence indéfinissable; les araignées, tapies dans les recoins de la pierre, restèrent pétrifiées. Une lueur entourait la silhouette de la Vierge.
– Je ne suis pas contente du tout ! Je ne parle pas de ton égoïsme, ni de ta… passion pour l’alcool. Mais tu es un homme brutal, et je ne puis le supporter. T’es-tu rendu compte de l’état dans lequel tu as laissé ton âne ? – Ton âne, mais c’est mon âne, tu entends ! Je te pardonne tout le reste, vois-tu, mais battre cette bête, non!… Enfin !…
La voix se fait plus douce, plus maternelle.
– Enfin, souviens-toi, Martin. C’est lui qui a soufflé avec le bœuf, sur mon Enfant, une certaine nuit, pour le réchauffer. L’as-tu oublié ?
– Et lorsque mon fils est entré à Jérusalem, au milieu de la foule qui l’acclamait, c’est sur » mon » âne qu’il était monté ! Il faut que tout cela cesse, comprends-tu ?
Sur ces paroles, un rayon de soleil traverse un vitrail sur le côté de l’église, frôle l’icône de la Nativité, pénètre dans la crèche, illumine la tête penchée de l’âne dont le museau touche presque le visage de l’enfant. Dans l’air devenu plus léger, le bois, la pierre, les icônes semblent danser et chanter dans un parfum de lys et de miel. Martin sent se desserrer l’étreinte glacée de ces derniers jours, comme si les objets, subitement devenaient plus nets, plus transparents. Une odeur de miel et de lys, comme au temps de son enfance.
5.- La voix calme, reprend :
– Va, Martin, retourne dans ta maison. Tu retrouveras pour quelques temps, ton corps, tes habitudes. Va retrouver Gaspard. Sois sans crainte. Personne ne s’apercevra de ta présence, tu resteras invisible pour tout le monde. Ne parle pas, c’est tout. Mais fais attention, je n’interviens qu’une seule fois. Je ne te dirai plus rien. Va !
Les derniers mots prononcés par la Vierge étaient pleins de tranquillité, de douceur.
Le rayon de soleil a disparu. La crèche, peu à peu, rentre dans l’ombre, mais tout près de la porte d’entrée, il semble qu’il y ait eu comme le bruit d’une grosse goutte d’eau tombant sur le carrelage.
Puis la sérénité s’est installée dans l’église.
6.- Dans l’écurie, Gaspard, la tête sur le côté s’en va tout doucement le long de ses derniers rêves d’âne. Le temps pour lui n’existe plus. II semble déjà parti vers sa quête de vérité remplie de souvenirs que jamais les humains ne connaîtraient. Mais soudain, il tressaille. Ce bruit de pas…
Cette fois-ci, il n’y a plus de doute. La porte de l’écurie s’entrouvre, puis s’ouvre toute grande. Une ombre est là, qui hésite, s’approche. Alors, au prix d’un suprême effort, Gaspard tremblant, usé, se lève sur ses pattes de devant, puis sur ses pattes arrière – miracle – se lève, et Martin, d’un bond, se jette au cou de Gaspard, embrasse sa grosse tête, et se met à pleurer, longtemps, longtemps…L’âne, épuisé par son effort, s’est laissé tomber sur la paille.
7.- Martin écarquille les yeux, regarde ahuri les murs de l’écurie, le bâton taché de sang, dans un coin. Il se cache la tête dans ses mains, puis, comme délivré d’un cauchemar, court à la cuisine, monte à la chambre, sort de l’armoire le plus beau des draps brodés par Mélanie.
8.- II en taille plusieurs morceaux pour panser les plaies de Gaspard… Vite, il descend à la cave, en rapporte une brassée de paille fraîche et un panier rempli des meilleures carottes.
Maintenant il est là, près de Gaspard, lui prodigue mille caresses : – Mon petit, mon petit !…
Et les heures coulent, coulent. La vitre de la lucarne est devenue rose, blanche, bleu violet, et les yeux de Gaspard sont si remplis de bonté que Martin détourne la tête et se mord les lèvres pour ne pas éclater en sanglots…
Maintenant il ne quitte plus l’écurie, laisse filer les heures du jour et de la nuit. Gaspard n’a bu qu’une fois, mais longuement dans le vieux seau, et cela semble lui suffire ; le maître est là, c’est l’essentiel. II n’y a plus de temps, il n’y a plus d’espace. Il y a un temps nouveau, un espace nouveau qui bouscule et repousse les murs de l’écurie. Il n’y a plus que Gaspard et Martin.
Le 24 décembre, au matin, après un long sommeil, lorsque Martin se réveille aux côtés de son vieil ami, une sensation étrange l’envahit. Ses gestes, il lui semble les accomplir pour la première fois. Tout est nouveau, imprévisible. Le regard que lui jette Gaspard le bouleverse. Il sort, arrache un chou dans le jardin et vient le tendre à Gaspard. L’âne le flaire mais n’y touche pas. Martin, contrarié, hésite, coupe un morceau dans le cœur du chou et le lui présente dans le creux de la main. L’âne le prend avec précaution et le mange lentement pour faire plaisir à son maître.
A midi, la neige a commencé à tomber. Il fait presque doux. Pas un souffle au dehors. Dans l’après-midi, une cloche, lointaine, a retenti, puis une autre, plus proche. Une après-midi faite de mille petits riens : une araignée suspendue au bout d’un fil, le vol d’une mouche oubliée, l’or d’un brin de paille qui frémit sous la porte.
Alors, un peu avant minuit, tandis que les lumières dansent dans les maisons, Gaspard incline tout doucement sa tête sur le côté, entraînant son maître sur la paille odorante. Martin, comme ivre, reconnaît cette odeur de miel et de lys qui régnait dans l’église. La respiration de Gaspard, d’abord régulière, devient peu à peu plus lente, plus profonde. Un instant, la grosse tête se rapproche de la sienne, une tête pleine d’abandon et d’amour et le baiser qu’il reçoit répand la fraîcheur d’une eau vive. Une étoile filante raye la lucarne, illumine les murs. Les lèvres de Martin rendent le baiser à son compagnon, et tandis que les rumeurs de la nuit gagnent la campagne et le ciel, que les cris des enfants commencent à fuser, Gaspard et son maître, côte à côte, partent pour le voyage d’espérance et de mélancolie, vers les Grands Pâturages d’herbes d’or et de roses d’inconnaissance.
Jean VIGNA