FESTIVAL INTERNATIONAL DE LA JEUNESSE ORTHODOXE
Chers Jeunes,
C’est avec grande joie que nous vous accueillons ici pour ces jours de la Jeunesse à l’occasion de la commémoration du 90e anniversaire de l’autonomie de notre Eglise locale d’Estonie. Et cette joie est d’autant plus rehaussée par la présence parmi nous de son Eminence le Métropolite Nicolas de Messogaia et Lavriotiki, une grande éparchie autour d’Athènes.
Son Eminence est un des membres les plus remarquables parmi la Hiérarchie de l’ Eglise de Grèce, tant par sa spiritualité que par sa culture et ses hautes connaissances scientifiques. Dans la situation particulière que traverse aujourd’hui la Grèce, son engagement et son action en faveur des siens, jeunes et moins jeunes d’une part et son immense expérience pastorale d’autre part nous apporteront un éclairage exceptionnel sur les questions de liberté et de solidarité qu’il se proposera de nous développer au cours de ce Festival. Qu’il en soit d’avance très chaleureusement remercié.
L’Eglise est le cœur du monde, même si le monde ignore son cœur. Mais pour le monde d’aujourd’hui, le sort du Christianisme, du moins en cette Europe occidentale qui fait partie de notre patrimoine culturel et religieux, semble apparemment réglé : l’Eglise n’est considérée que comme une réalité sociologique plus ou moins utile, face à un humanisme laïc, en fait souvent athée et antireligieux. Alors, pourquoi se poser des questions au sujet de l’Eglise ?
Pour l’Occident, le « climat religieux » est juridique, légaliste, moralisant, individualiste, rationnel voire rationaliste. En Occident, on a l’esprit positif, le goût pour l’organisation, la conquête, l’efficacité. Le christianisme occidental est très souvent un christianisme à visage humain. Le chrétien d’Occident est passé maître en l’art de donner du message chrétien une traduction pratique. Au risque de demeurer à la surface des choses ; au risque de se réduire à un message uniquement moral comme s’il avait pour but de devenir un simple moyen pour améliorer la condition humaine, pour promouvoir ici-bas un humanisme purement socio-économique, politique et culturel. Disons-le simplement sans aucune intention polémique : Dieu ne peut jamais devenir le Moyen suprême du petit bonheur humain comme ont tendance à le faire les nombreuses « Eglises » et autres sectes qui ne cessent de se multiplier au sein du monde anglo-saxon. Pour ce qui est des Orthodoxes, le « climat religieux », l’ « atmosphère spirituelle » consistent d’aller de Dieu à l’homme plutôt que de l’homme à Dieu. Il est avant tout question de vivre dans l’émerveillement devant le fait inouï, ahurissant que l’homme est convié à entrer en Dieu, à être illuminé, transfiguré, divinisé par la chaude lumière, sereine et joyeuse ; à être saisi par la secrète splendeur et la gloire révélées sur la Face divino-humaine de Jésus. Pour nous les Orthodoxes, l’Eglise est avant tout le lieu de la présence pénétrante, divinisante et, en quelque sorte, « envoûtante » du Saint Esprit prodigué par le Christ ressuscité (Père André Borrély).
Pour cette raison, est-il donc si utopique de prétendre que notre rôle consiste essentiellement à redonner à la présence de l’Eglise dans le monde – lequel la présente comme égarée dans des sociétés désorientées – un sens nouveau de son existence dans l’Histoire universelle ? Si nous sommes convaincus que l’Eglise, comme projet divin et comme destin, est bien coextensive au monde, pourquoi n’oserions-nous pas affirmer que cette même Eglise, « passionnée de son Epoux, le Christ Roi, sereine à l’égard des enfantements de l’histoire, toujours accueillante de la créativité et de la liberté, vivant humblement dans l’absolu métaphysique de la pauvreté, et témoignant devant les puissances et le pouvoir, est bien ce parfum du Royaume ? », ainsi que l’écrit si bien le Métropolite Georges Khodr du Mont Liban.
Le moment serait donc mal venu pour nous de renoncer au spirituel alors qu’il s’agit d’apporter aux hommes d’aujourd’hui la certitude de leur transcendance. Garder le monde actuel, c’est garder son orientation et sa tendance vers sa finalité extrême qui est la communion avec Dieu ; c’est garder la Foi. Garder le monde, c’est garder le dynamisme créateur que Dieu lui a donné. C’est sauvegarder les créations de Dieu de la corruption.
Cette sauvegarde, qui s’appelle également salut, ne peut être accomplie que par l’intégration des réalités du monde dans l’Eglise, par leur transformation en corps d’Eglise. Le travail par lequel le monde se transfigure en Eglise s’accomplit dans le laboratoire de la prière. Par la prière, l’homme devient transparent à Dieu et au monde. Par la prière, Dieu habite l’homme et remplit sa pensée, son corps, les œuvres de ses mains.
« Avoir sans cesse au cœur la prière et la psalmodie , pratiquer silencieusement l’obéissance, la chasteté et la pauvreté, tel est le plus sûr moyen de montrer, et non pas de démontrer, en un temps de détresse infinie comme le nôtre que Dieu existe et que, dès ici-bas, nous sommes conviés à la divinisation par le Saint Esprit répandu sur nous et en nous, dès lors que nous croyons en Jésus-Christ, ressuscité d’entre les morts » (Père André Borrély).
Vous comprendrez donc très bien qu’arrivés à ce niveau de notre propos, nous ne pouvons pas nous contenter du seul et unique concept d’une Orthodoxie qui serait reçue en « simple héritage oriental et culturel », comme c’est souvent le cas dans nos communautés traditionnelles. Jeunes Orthodoxes, soyez avant tout des témoins informés et imprégnés de votre Foi, ouverts sans ambiguïté ni compromis à la fraternité avec tous les hommes en général et les autres baptisés en particulier.
Plus que jamais notre société, où tout se mercantilise, a besoin des valeurs de gratuité : l’homme d’aujourd’hui a besoin d’apprendre à aimer et à admirer ; il a besoin d’une paisible beauté, de cette « beauté qui crée toute communion « , selon Denis l’Aréopagite.
On parle, non sans raison ni sans ironie d’une Europe de « marchands ». Il faut en contrepoids des « renonçants volontaires ». Je m’explique : les marchands captent le désir pour développer des besoins sans fin ; les renonçants au contraire limitent leurs besoins pour rendre le désir à son manque et son élan originels, qui l’ouvrent tous deux au vrai mystère ». Avec sa liturgie comme expérience spirituelle, l’icône comme visage transfiguré et le rayonnement de quelques « pères spirituels », l’Orthodoxie peut répondre à bien des requêtes des Jeunes qui, autrement, iront vers les sectes et d’autres mouvements tels que par exemple ceux du « New Age ». Et l’Orthodoxie peut le faire, humblement, sérieusement, dans le respect de la personne et de la liberté.
Dans le cadre de notre Festival, il me semble opportun de faire à nos Jeunes ici présents trois propositions à leur intention.
Recentrer la question de la sexualité, libérer la « parole muette » du cosmos et approfondir le sens de la démocratie.
1. Première proposition : la sexualité. Les jeunes orthodoxes se doivent de veiller à témoigner d’un christianisme qui, en ce qui concerne la sexualité, évite à la fois (disons-le sans agressivité ni passion) un certain juridisme catholique-romain et un certain laxisme protestant. L’Eglise Orthodoxe préfère exalter l’ascèse monastique et la monogamie la plus stricte, telle que l’exprime si clairement notre rituel du mariage.
En même temps, Elle est infiniment miséricordieuse pour les destins brisés : elle pardonne le divorce ; elle n’exclut pas de la communion des divorcés remariés.
Par ailleurs, Elle admet telle ou telle pratique anticonceptionnelle qui n’implique pas de petits avortements. Elle reste attentive aux véritables besoins qui naissent en la matière à l’intérieur d’un couple fidèle et l’aide à les surmonter positivement. Ainsi évite-t-on de rejeter les Jeunes en leur parlant de la sexualité dans le langage du « permis » et du « défendu ». On essaie surtout de leur faire comprendre le sens de l’amour.
2. Seconde proposition : le cosmos. L’homme est appelé, avons-nous dit, à libérer la « parole muette » du cosmos ; il lui appartient de « nommer les vivants », de respecter, d’embellir, de spiritualiser l’univers. Les tragédies que décèle l’écologie vont contraindre chacun de nous à choisir et à choisir doublement :
– ou bien au profit de l’exploitation et finalement de la destruction de la biosphère et du respect qui lui est dû,
– ou bien pour une vision « sacramentelle de la terre, lieu de la communion des personnes ».
L’homme en effet ne se sauve pas en « se cosmisant », c’est-à-dire en disparaissant comme existence personnelle mais c’est le cosmos qui est sauvé dans la mesure où nous le « personnalisons » pour peu que nous inscrivions dans notre savoir et notre pouvoir cette « contemplation de la gloire de Dieu, cachée dans les êtres et les choses », dont ont si bien parlé et écrit les grands spirituels de l’Orient chrétien.
Les Jeunes Orthodoxes peuvent aider à transfigurer dans cette perspective l’amour intuitif qui grandit dans toutes les Jeunesses de notre terre pour la beauté du monde. Là où les autres chrétiens parlent, fort utilement d’ailleurs, d’éthique, eux ils sont plus à même d’apporter une autre option pour la vie du monde, une option qui est une vision liturgique, sacramentelle et mystique, davantage capable de toucher les coeurs.
3. Troisième proposition : approfondir le sens de la démocratie. La faiblesse de la construction de cette Europe qui est la nôtre et que nous construisons, c’est justement qu’elle ne touche pas les coeurs. Elle multiplie les droits, développe un appareil juridique complexe, mais dans l’oubli total que les droits des autres signifient pour moi des obligations.
Dans nos sociétés d’Europe, l’essor du droit contraste bien souvent avec l’affaiblissement de la démocratie, autrement dit de la citoyenneté responsable. On vote de moins en moins ou contre l’abstraction des techniques et des technocrates, on fait retour à la « terre charnelle », nationalisme de tous les extrêmes ou panthéisme des « écologismes ».
Ce que nos Jeunes orthodoxes doivent rappeler, c’est que le droit doit être fondé sur une « vision spirituelle » de l’homme. Ils le feront avec les autres jeunes chrétiens non pas en se fondant sur la seule notion du « droit naturel » mais en privilégiant une vision « trinitaire » de l’homme.
Le droit est en effet fondé sur le respect de la personne. Je dis bien sur la personne et non sur l’individu.
L’individu est orgueil et avidité, angoisse de la mort. Il se crispe sur son morceau d’humanité ; il ne voit des êtres et des choses que ce qu’il peut littéralement « se mettre sous la dent ». Pour lui, le droit dont il se barde, désigne les obligations des autres, jamais les siennes.
La personne elle, la personne en Christ sous le souffle vivifiant de l’Esprit j’entends, est « une existence en relation ». Elle est inconceptualisable ; elle n’a d’autre définition que de n’en avoir aucune. Dans son expérience la plus profonde, l’homme sait bien qu’il n’est pas seulement un phénomène de ce monde(*). Le plus haut témoignage auquel sont appelés les Jeunes orthodoxes est celui de la Résurrection, de la victoire permanente du Christ sur la mort et sur l’enfer. Alors, la confiance et la gratitude, la joie aussi d’être remplacent au fond de l’homme « la peur cachée de la mort », nous dit Saint Maxime le Confesseur.
Mes chers Amis,
Nous n’avons besoin ni d’esclaves ni d’ennemis. Nous pouvons lutter sans jamais nous décourager dans la société, la politique, la culture ; surtout contre toutes les forces de l’enfer et de la mort. Peut-être verrons-nous alors s’inscrire dans notre culture, voire dans nos stratégies politiques, le sens du pardon réciproque tout comme celui de la limitation volontaire pour le partage avec le Nord, le Sud et l’Est de l’Europe, puisque pour nous qui vivons en son sein, c’est d’abord d’Elle qu’il s’agit ; celui encore de la sympathie envers toute vie pour le salut, toujours en attente, de « notre soeur, la terre-mère », pour reprendre ici une parole de Saint François d’Assise.
C’est sur ces quelques brèves pensées, clés de toute mon intervention, que je désire terminer en vous remerciant de votre attention.
+STEPHANOS, Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.
Saatse/Värska – Estonie, 26-28 juillet 2013
(*) Rappelons-nous ici de Berdiaev dans le personnalisme français ; de Soljénitsyne dans sa tentative d’exorciser l’illusion marxiste de l’intelligentsia française. Comme le suggère si bien Christos Yannaras (et déjà Khomiakov et toute la pensée russe), la libre communion ecclésiale, qu’il nous appartient de manifester, constitue pour la société toute entière un appel, une vocation, une « contagion de communion ».