Les débuts de la vie
Pureté rituelle et purification spirituelle
De nos jours, étant donné les conditions très hygiéniques des hôpitaux et des maternités, certains ne comprennent plus, parmi les chrétiens orthodoxes, pourquoi il faudrait encore observer les relevailles et la purification de l’accouchée, ainsi que la quarantaine qui exclut la nouvelle maman de la communion eucharistique. Ces pratiques, ainsi que les prières qui les accompagnent, en particulier dans le cas de fausses couches, ont été contestées récemment par une cinquantaine de femmes réunies en une conférence internationale et inter orthodoxe, intitulée » Les femmes dans la vie de l’Eglise « , qui s’est tenue à Constantinople, du 10 au 17 mai 1997, au siège du Patriarcat Œcuménique. Le patriarche Bartholomé, qui avait ouvert leurs travaux, a déclaré ensuite que » leurs discussions ont été très précieuses et serviront notre sainte Eglise orthodoxe « .
Mais il ne faut pas en déduire qu’il en sortira une directive générale : le patriarche s’informe, il écoute les uns et les autres, il consultera les évêques et les théologiens. Aux liturgistes il demandera peut-être une meilleure formulation des prières en question. Il pourrait aussi tenir compte de l’avis des pasteurs, car ce sont eux, en définitive, qui ont le contact le plus direct avec les mamans, par l’administration du baptême.
En effet, les prières qui sont dites sur la mère et sur l’enfant au cours des premières étapes de l’initiation chrétienne, et que le prêtre aurait tendance à omettre à cause de certains détails anachroniques, sont justement réclamées par les plus fidèles paroissiennes, après leur délivrance ou bien, le huitième jour après la naissance, pour l’imposition du nom chrétien, C’est qu’elles n’en connaissent pas forcément le contenu exact, souvent expédié dans une langue liturgique ancienne, mais qu’elles se fient à l’intercession de l’Eglise en leur faveur, dans leur situation particulière.
Si l’on ne retient que l’aspect positif de ces prières, le rituel complet du Baptême fait dire au prêtre sur la mère, au jour de sa délivrance » Garde-la, Seigneur, ainsi que l’enfant qu’elle a fait naître, à l’ombre de tes ailes protège-la. » » Accorde-lui un prompt rétablissement. Guéris ses douleurs, donne à son âme et à son corps vigueur et santé, délivre ses entrailles de toutes sortes de complications. Accélère le rétablissement de son corps affaibli, et fais que son nouveau-né puisse un jour se prosterner dans le temple terrestre préparé pour la gloire de ton saint nom. « Le huitième jour, le prêtre dit : » Que la lumière de ton visage brille sur cet enfant, que la Croix de ton Fils unique soit imprimée dans son cœur. Donne-lui d’être agrégé en temps voulu à ta sainte Eglise et de parvenir à la perfection par la communion aux redoutables mystères de ton Christ. » Puis le prêtre prend l’enfant dans ses bras, comme le fit jadis le vieillard Siméon recevant l’Emmanuel dans le Temple, et chante l’hymne de la Présentation ou Chandeleur. Le quarantième jour, il dit encore : » Seigneur qui protèges les enfants, bénis maintenant ce nouveau-né et ceux qui ont charge de lui.
Rends-le digne, en temps opportun, de renaître par l’Eau et par l’Esprit. Agrège-le au saint troupeau de tes spirituelles brebis. » Puis il prend l’enfant et trace, avec lui, un signe de croix devant les portes de la nef en disant : » Le serviteur (la servante) de Dieu N. entre dans l’Eglise au nom du Père et du Fils et du saint Esprit… » ce qu’il répète au milieu de la nef et devant les portes saintes de l’iconostase. Après quoi il chante le cantique de Siméon et rend l’enfant au parrain.
Le sens des quarante jours .
Quarante jours, ce n’est pas seulement une » quarantaine « , c’est-à-dire une exclusion imposée à la mère ou à l’enfant, à cause d’un risque éventuel de contagion, mais c’est aussi un » carême « , une période de purification spirituelle. Car, pour la maman chrétienne qui ne se sent plus liée aux normes de la pureté rituelle, dans le climat d’hygiène du monde actuel, il peut subsister le désir de purification spirituelle, pour accompagner son enfant dans la démarche qui aboutira au baptême. Le nourrisson n’en étant pas capable, c’est elle qui l’accomplit à sa place. En cela, elle rejoint la lutte victorieuse de Moïse et d’Elie, qui se sont purifiés, tous les deux, quarante jours dans le désert, avant les théophanies de l’Horeb ou du Sinaï, c’est-à-dire avant leur rencontre personnelle avec Dieu. Quarante jours, c’est aussi le temps que le Christ ressuscité a attendu avant d’élever sa nature humaine, bien que toute pure, à la droite du Père saint, dans le mystère de l’Ascension. Le même temps de purification, par le Carême, nous permet d’accéder à la sainte Pâque du Seigneur, son passage parmi nous et notre communion avec lui. Et quarante jours après leur trépas nous sollicitons la miséricorde de Dieu envers les défunts.
La plénitude du Christ.
Ce n’est donc pas de façon négative qu’il faut envisager les étapes de l’initiation chrétienne, qui sont purification de la mère aussi bien que de l’enfant. Après neuf mois d’une gestation amoureuse qui débouche sur la vie terrestre d’un nouveau petit d’homme, la femme est appelée à se préparer, avec autant d’amour, elle et son enfant, à la seconde naissance par l’Eau et par l’Esprit, à l’onction chrismale de la confirmation, qui imprimera en lui le sceau du don spirituel et divin, à la participation aux mystères du Christ, comme anticipation du banquet céleste qui ne sera plus célébré par des signes, mais par la communion, plus réelle encore, avec lui dans son Royaume. Car aux enfants sont données, avec le baptême, également la confirmation et la communion, parce que ce n’est pas un problème intellectuel mais vital : on n’attend pas qu’ils atteignent l’âge de raison pour leur communiquer le don de l’Esprit, ni le signe de leur appartenance à l’Eglise, la communion au Sang rédempteur du Christ, dont, une fois sevrés, ils recevront aussi le Corps. Tout cela repose sur la foi des parents, autant que sur leur espérance et leur amour. La mère n’attend pas que l’enfant ait l’âge de raison pour lui demander s’il veut être allaité au sein ou avec telle ou telle marque de lait. De même pour les sacrements : la mère choisit pour son enfant ce qu’il y a de meilleur. De la table des grands, il prendra l’essentiel, dès le départ. Des vérités de la foi, il cueillera petit à petit ce qui est adapté à son intelligence, et sa croissance dans l’Eglise se fera comme au sein d’une famille. Mais il y sera considéré avec respect, comme un adulte, parce que membre du Corps, dans la ligne de cette » maturité qui convient à la plénitude du Christ » (Ephésiens 4, I 3).
A l’origine de la vie .
La connaissance de l’embryologie ne date pas du 20e siècle dans l’Eglise orthodoxe : déjà au 14e siècle, un moine de Constantinople, Nicéphore Calliste Xanthopoulos, en donnait la preuve lorsqu’il mettait en parallèle la formation de l’embryon et la décomposition du corps après la mort. Le samedi des Défunts, à l’approche du grand Carême, il écrit en effet dans son Synaxaire : » Nous faisons mémoire des défunts le troisième jour après la mort, parce que ce jour-là l’homme change d’aspect ; le neuvième jour, parce que tout se décompose à l’exception du cœur ; et le quarantième jour, parce que le cœur se décompose lui aussi. » Et il ajoute cette constatation surprenante : » C’est l’inverse de ce qu’on observe dans la formation de l’enfant à naître, puisque le troisième jour se dessine le cœur, que le neuvième jour prend consistance la chair et que le quarantième jour se modèle une forme complète. « La science moderne nous enseigne que l’embryon, à partir du troisième mois, prend les formes de l’espèce humaine. Les théologiens et les moralistes se sont souvent demandé à partir de quand cette forme reçoit une âme et devient un être humain. Au 3e siècle, Origène, un exégète alexandrin, émettait l’hypothèse selon laquelle Dieu aurait créé d’avance toutes les âmes et les distribuerait au fur et à mesure de la génération des corps. Influencé par la croyance orientale en la transmigration des âmes, il pensait que seules les âmes ayant péché dans l’immatérialité s’incarnaient dans un corps, pour une épreuve terrestre qui devait les ramener à l’Eternité bienheureuse. De nos jours, médecins et théologiens orthodoxes s’orientent vers une idée plus générale de l’union de l’âme et du corps dans l’être humain. Cette union n’est pas distribuée au fur et à mesure, mais a été donnée une fois pour toutes. C’est ce qui ressort d’un symposium de bio-éthique tenu à Paris les 8 et 9 mai 1997, à l’Institut Saint-Serge.
L’âme fait partie du programme initial.
De même que le Créateur a donné aux végétaux, arbres et plantes, puis aux animaux, poissons, reptiles, oiseaux et mammifères, la possibilité de se reproduire par des semences qui portent un programme de vie selon les différentes espèces, avec la faculté de s’améliorer ou d’évoluer, de même a-t-il mis dans le premier couple humain non seulement la semence féconde, mais, avec cette semence capable de programmer toute vie humaine, l’image de sa Tri-unité : un esprit à la ressemblance du Sien, la parole et la raison à l’image du Verbe, une âme qui puisse l’appeler Père et parvenir à la filiation divine.
Particularité de l’individu .
A ce programme initial et commun, qui est propre à l’ensemble de l’espèce humaine, s’ajoute ce que l’immense amour de sa paternité divine envers tous les êtres humains peut donner à chacun de particularité, de note individuelle, qu’il s’agisse de l’âme et de l’intelligence, aussi bien que des traits du visage ou des empreintes digitales. Et l’on constate avec admiration que cette inventivité du Créateur ne se limite pas à l’espèce humaine, mais que chaque espèce animale ou végétale produit à l’infini la même diversité, de sorte qu’il n’y a pas, à l’intérieur d’une même espèce, deux animaux, deux plantes, qui se ressemblent.
La libéralité du Créateur.
Quelle que soit l’étape de la vie humaine dans le fruit du sein, on ne peut donc pas le considérer comme négligeable, puisqu’il fait partie du dessein initial et providentiel du Créateur envers l’espèce comme envers l’individu. Mais, en même temps, il n’est pas sacrilège de se placer dans l’optique généreuse du Créateur lui-même, qui permet à l’arbre de produire des milliers de fruits pour qu’au moins l’un d’eux perpétue l’espèce en devenant un nouvel arbre, qui donne aux ovipares ou aux mammifères la possibilité d’une ponte abondante ou d’une portée nombreuse, en prévision de la mortalité juvénile ou de la sélection des plus forts.
Contraception et avortement.
On comprendra qu’il n’y ait » pas de directive générale de la hiérarchie orthodoxe en ce qui concerne la contraception et l’avortement. D’abord il faut préciser que, à l’inverse de l’Eglise catholique-romaine et de son magistère centralisé, il n’existe pas » une » Eglise orthodoxe, mais » des » Eglises locales confessant la même foi orthodoxe, celles de Constantinople, d’Antioche, d’Alexandrie, de Jérusalem, de Moscou, etc. On ne peut donc pas parler de » la » hiérarchie orthodoxe comme d’une entité morale universaliste qui aurait le droit de décider » ex cathedra » de la conduite à tenir par tous les hommes, croyants ou incroyants, baptisés ou non. Et même, parmi les baptisés, c’est uniquement à ceux qui suivent en profondeur l’enseignement de l’Evangile qu’il faudrait proposer le haut idéal en question, pour que la vérité proclamée au-delà des Alpes le soit aussi en deçà. Le problème mérite d’être replacé à un niveau supérieur. Au dessein d’amour fou et sans limites du Créateur la réponse naturelle du croyant est aussi un amour fou et sans limites. D’ailleurs les Eglises orthodoxes sont originaires de l’Orient, de cet Orient où la fécondité est considérée comme une bénédiction du Seigneur. En cela, elles sont héritières d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, à qui Dieu a promis une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel. En outre, au Proche-Orient, la fécondité des couples chrétiens est hautement souhaitable, pour maintenir l’équilibre entre les communautés.
Les baptisés sont des adultes .
Et surtout, pour répondre à ceux qui pourraient se réjouir ou s’étonner de ce qu’il n’y ait pas de directive générale concernant la contraception et l’avortement, de la part d’un magistère universel de l’Eglise orthodoxe au singulier, il convient de rappeler que, dans nos Eglises, les baptisés orthodoxes sont considérés comme des adultes au regard de la foi. Ayant reçu le baptême, la confirmation et la communion, ils sont des membres à part entière de la communauté ecclésiale en union avec l’évêque, et non pas de grands enfants qui attendent les directives d’un prêtre ou de la hiérarchie. Etant des adultes, c’est en leur âme et conscience qu’ils prennent leurs décisions dans les cas difficiles, non en violation de la Loi, mais comme membres de l’Eglise, » en vertu de l’économie divine » , c’est-à-dire en se conformant, de façon exceptionnelle, à la miséricorde du Sauveur.
La notion d’ » économie » : la Loi et la Miséricorde .
Ce principe de l' » économie » est celui que l’Eglise applique dans le cas du divorce et du remariage. II tire sa légitimité du conseil que donne saint Paul dans la première Epître aux Corinthiens (7,9). En soi, un second mariage passe pour incompatible avec la portée immense du premier sacrement, qui introduit dans le mystère d’union entre le Christ et son Eglise. Mais, selon la parole de l’Apôtre, » si les veufs ne peuvent se contenir, qu’ils se marient ; car il vaut mieux se marier que de brûler. » De nos jours, dans le cas des divorcés, on peut considérer le remariage comme une seconde chance de contracter un vrai mariage en Christ, lorsque le premier s’est avéré un échec.
En ce qui concerne le divorce, la doctrine orthodoxe considère que le mariage, étant un sacrement, appartient à la vie éternelle du royaume de Dieu. Pour cette raison il crée un lien éternel, au-delà de la mort, entre les conjoints, s’ils le désirent, si » cela leur est donné » , comme dit le Christ en Matthieu 19,11. Toutefois le sacrement de mariage n’est pas un acte magique, mais un don de la grâce. Si la grâce n’a pas été » reçue » et si le péché est entré dans le couple au point de détruire le mariage, l’Eglise, appliquant le principe de l’économie, par miséricorde du Christ entérine le divorce prononcé par l’autorité civile. Mais, pas plus que le veuvage, cela ne donne droit automatiquement au remariage, ni aux sacrements. C’est l’affaire de l’évêque, qui juge en fonction de l’âge et des circonstances. L’Eglise autorise aussi les troisièmes noces, mais pas au-delà.
En résumé, qu’il s’agisse du remariage ou de la limitation des naissances, il convient de se laisser guider par l’attelage du Décalogue et de l’Evangile. Le Christ n’est pas venu pour détruire la Loi, pour l’abolir, mais pour l’accomplir, c’est-à-dire pour la rendre plus parfaite. Car » la Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ » (Jean I , I 7).
La première Loi n’était pas capable de nous sauver : aussi le Fils de Dieu s’est laissé mettre à mort pour nous » gracier » , pour nous rendre à la vie. Sa grâce envers nous est amour et miséricorde : un amour descendant, condescendant, compatissant. Il tient compte de notre misère et ne veut pas nous assommer sous la Loi.
Et nous qui jouissons de cette bienveillance, nous donnons notre réponse dans un amour montant, qui implique l’action de grâces et le don de soi. Qu’il s’agisse pour les fidèles de choisir ou pour l’Eglise de juger, le principe d’économie s’applique toujours dans le dépassement de la Loi, dans la miséricorde et le respect de la vie, de la vie à naître mais aussi de la vie qu’on mène, afin que tous les croyants trouvent la paix sur terre et l’accès au royaume des cieux.
Avignon, le 1er novembre 1997
Père Denis Guillaume