“Une si petite Eglise dans la grande Europe”, à Paris le 18 février 2015.
Viimati muudetud: 07.03.2015
“Une si petite Eglise dans la grande Europe”, par le métropolite Stéphanos de Tallinn et de toute l’Estonie
Elle s’intitulait “Une si petite Église dans la grande Europe”.
+ Métropolite STEPHANOS de Tallinn et de toute l’Estonie
UNE SI PETITE ÉGLISE DANS LA GRANDE EUROPE (*)
L’Église Orthodoxe d’Estonie est une Église autonome, sous l’égide, depuis 1923, du Patriarcat Oecuménique de Constantinople au même titre que celle de l’Eglise Orthodoxe de Finlande. Une petite Église dans un petit État d’un peu moins d’un million et demi d’habitants. Un pays qui diffère des autres pays baltes par sa langue d’origine finno-ougrienne, par sa mentalité et par sa culture.
Très brièvement parlant, les premières traces d’occupation humaine en terre d’Estonie remontent à environ 9000 ans av.J-C. C’était un ensemble de minuscules communautés semi-nomades établies sur les berges des lacs et des rivières, un peu plus tard au bord de la mer. Malgré la fragilité des déductions, on pense que ces peuplades venaient d’une part – d’après les analyses anthropomorphiques des plus anciens ossements – du sud-est de l’Europe ; d’autre part – d’après l’origine des silex que les premiers occupants utilisaient à leur arrivée du bassin du Don. Autour des années 3200 av. J-C. de nouvelles populations firent leur apparition, sans doute indo-européennes puis, peut-être vers 2000 av. J-C. l’élément finno-ougrien finit par l’emporter dans les régions correspondant à l’actuelle Estonie.Depuis lors, rien n’indique que ces populations aient été massivement remplacées par d’autres, les Estoniens d’aujourd’hui étant, en majorité, les descendants directs. D’après Jean-Pierre Minaudier, dans son Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne, « il est donc raisonnable de supposer que la langue estonienne descend en ligne droite des parlers en usage dans les régions correspondant à l’actuelle Estonie vers l’an 2.000 av. J-C. Les Estoniens peuvent donc prétendre au titre d’authentiques indigènes linguistiques du vieux continent… »Ils peuvent être fiers d’avoir survécu durant des millénaires en tant que communauté culturelle alors que tant d’autres se sont fondues dans les grandes nations. A titre d’exemple : en trois siècles, du milieu du XIVe siècle au milieu du XIXe siècle, les Estoniens durent supporter cinq maîtres successifs. Mais ni les essais de suédification à la fin du XVIIe siècle ni au XVIIIe siècle la tentative d’imposer le mode de vie russe ne portèrent de fruit : le « petit-peuple » ne cessa jamais de lutter contre les Etats multiethniques – la Suède et la Russie -qui menaçaient son indépendance et son identité́.
Entre les IXe et XIe siècles, les régions correspondant à l’actuelle Estonie se trouvaient sur l’une des routes commerciales reliant la Scandinavie à Byzance et au monde arabe en passant par les principautés russes en voie d’émergence, notamment la cité-Etat de Novgorod et l’Etat kiévien, fondé par des marchands-guerriers scandinaves en 862 et 882. Il est à noter toutefois qu’il n’y eut pas à proprement parler de colonies scandinaves dans notre région, contrairement à celles qui sont devenues la Lettonie, la Russie et l’Ukraine.
C’est à l’issue de l’un de ces raids, vers 1030, que Iaroslav le Sage, prince de Kiev fonda une ville-forteresse que l’on identifie de nos jours à Tartu où il établit aussi une église dédiée à Saint Georges, tout comme ce fut le cas pour Kiev. L’évènement de Kiev est encore commémoré de nos jours le 9 décembre (selon le calendrier julien) par la paroisse orthodoxe de Värska – région du Setu – dont la population de langue estonienne et de religion orthodoxe est issue d’un mélange de Finno-Ougriens présents dans cette région depuis la préhistoire et de serfs de la future Estonie ayant fui leur condition, au Moyen-Age, pour s’installer en Russie. La manière dont l’histoire a été manipulée pour prétendre que les rives de la Baltique avaient toujours été russes, puisque « les premiers princes étaient d’origine russe » ne tient pas la route : les premiers princes du « Rus » (l’Etat de Kiev) et de Novgorod venaient de Scandinavie et c’étaient des Vikings, évangélisés par Byzance. Il est bien connu que durant des siècles ce sont des Vikings qui assuraient la garde personnelle de l’Empereur byzantin et que, un siècle après les discussions du Patriarche Photius avec les gens du Nord, un début de christianisation des régions autour de la Baltique est due à l’initiative des missionnaires byzantins et athonites, comme ce fut par exemple le cas pour la fondation du Monastère de Valamo en Carélie.
C’est aux XIIe et XIIIe siècles, entre 1200 et 1230, que les régions correspondant à l’actuelle Estonie furent progressivement conquises par des croisés allemands et danois et par conséquent se placèrent sous la juridiction ecclésiastique de l’Église catholique romaine. Autrement dit, l’Estonie bascula pour toujours du côté de la frontière qui sépare l’Europe de Rome de celle de Constantinople. A cette époque, les monastères jouèrent un rôle important dans la diffusion et l’affermissement de la foi chrétienne. Parmi les ordres mendiants, les premiers à arriver en Estonie furent, dans la première moitié du XIIIe s. les dominicains, puis au XVe siècle les franciscains. L’établissement du monastère de Sainte-Brigitte (XVes.), dans la banlieue de Tallinn, fut l’une des entreprises les plus importantes dans le domaine des fondations monastiques estoniennes.
Une parenthèse s’impose ici : il y a l’Europe née de Rome et de la latinité chrétienne, divisée depuis le XVIe siècle entre le nord protestant et le sud catholique romain. Il y a aussi l’Europe née de l’hellénisme chrétien et longtemps asservie à des forces étrangères, l’empire ottoman ou l’empire soviétique. Par la conquête germano-danoise l’Estonie a forcément adhéré à l’Europe née de Rome tout en sachant préserverla différence entre sa propre Europe et celle des Méridionaux, ce qui lui vaut aujourd’hui d’apporter une certaine originalité à la polyphonie des cultures européennes.
La conséquence de tout cela fut que pendant environ 700 ans, la noblesse et le clergé allemands imposèrent dans notre région leur présence et leur religion, d’abord Catholique romaine, puis Luthérienne.C’est surtout, à partir du XVIe s., grâce au pouvoir suédois – très engagé dans la défense de la foi réformée – que l’Eglise luthérienne put s’institutionnaliser solidement. Avec la Réforme l’univers quotidien se modifia : plus de couvents ni de moines mais des pasteurs mariés et beaucoup de prédicateurs itinérants, l’Église luthérienne devenant la principale institution scolaire dans les campagnes, tandis qu’en 1632 le roi Gustave-Adolphe favorisera la création de l’Université́ à Tartu. Pour ce qui est du culte : plus de latin dans les liturgies, plus d’images de saints dans les églises, plus de carême ni de vendredi maigre mais en revanche, on chantait à l’office et on lisait la Bible à la maison. Et pour ce qui est du recul du servage, il fut essentiellement le fait d’une volonté́ royale et non d’une pression sociale.
L’Estonie passa sous la domination russe par la paix de Nystad en 1721, laquelle mettait fin à la seconde (ou grande) guerre du Nord. Désormais l’Estonie fera partie, pour environ deux cents ans, de l’ensemble russe.
Il est intéressant de rappeler ici certains points d’histoire qui touchent directement les Orthodoxes des Pays Baltes. En 1448, lorsque le Patriarcat Oecuménique de Constantinople édita le Tomos d’Autocéphalie de l’Église Orthodoxe de Russie, les territoires de ce que sont les Pays Baltes contemporains ne furent pas inscrits à l’intérieur des frontières de sa juridiction canonique. Dans ce même ordre d’idées, le Prince Ivan III insista, en 1558, sur le fait que les chrétiens orthodoxes baltes relèvaient bien de la juridiction de Constantinople.
Quand le tsar Pierre 1er prend possession militairement, en 1721, de l’Estlandie et de la Livonie du nord (provinces qui correspondent à l’actuelle Estonie), il marque ainsi le début de la tentative contemporaine de russification de notre Pays. Et ce, sans l’accord du Patriarcat Oecuménique de Constantinople. Bien plus, les chrétiens orthodoxes des Pays Baltes, qui tenaient à rester fidèles à Constantinople, furent persécutés par l’administration tsariste de cette époque.
Ainsi les occupations militaires successives, que ce soit de la part de Rome, de la Suède ou de la Russie, ne peuvent en aucun cas ni gommer ni faire fi de cette réalité que l’Estonie fait bien partie du territoire canonique du Patriarcat Oecuménique de Constantinople, lequel garde intacts, jusqu’à ce jour, tous ses droits juridictionnels sur l’Estonie. Les règles du droit canonique ne sont ni tributaires ni soumises aux conquêtes militaires.
L’année 1838 est un tournant pour l’Orthodoxie en Estonie. Ce fut une année particulièrement difficile pour les agriculteurs estoniens car il n’avait pas eu de pluie durant trois années consécutives. Dans leur désespoir les paysans estoniens se rendirent à Riga pour rencontrer le gouverneur. Ils ne purentle voir mais ils entrèrent en contact avec l’évêque orthodoxe. Cela eut deux conséquences : l’évêque fut déplacé ailleurs parce qu’il apporta de l’aide matérielle et financière aux paysans et les leaders de ces paysans, émus par l’attitude de ce prélat, se convertirent à l’Orthodoxie.
Entretemps, vers 1860, certains commençaient à rêver d’imposer le russe et l’orthodoxie à tous les sujets du tsar ou tout au moins de russifier l’administration et les structures éducatives des provinces qui fonctionnaient dans d’autres langues. Selon le général Mikhaïl Zinoviev, gouverneur de Livlande (1838-1895), « les Estoniens et les Lettons nous sont nécessaires, mais seulement dans la mesure où ils cessent d’être des Estoniens et des Lettons pour devenir des Russes ». De même, son homologue pour l’Estland, le prince Sergueï Chakhovskoï (1852-1894) considérait que seule la foi du tsar pouvait détacher les Estoniens de leur liens avec la culture allemande et faire des pronvinces baltes « une partie intégrante de la Russie » afin « qu’ils se fondent complètement dans la grande famille russe ».
En 1885, le russe devint la langue obligatoire dans toutes les écoles primaires. Plus tard la russification toucha aussi l’enseignement secondaire et les gymnases. Entre 1889 et 1893, l’Université de Tartu, en dehors de la faculté de théologie, subit le même sort et la majorité du corps professoral dut démissionner.
Le diocèse de Riga fut fondé en 1850 et en 1851 le séminaire. Des églises furent construites soit par l’Etat, soit par des donateurs locaux et des écoles paroissiales orthodoxes naquirent au même titre que celles des Luthériens. Toujours en 1885, une loi rendit obligatoire de baptiser dans la foi orthodoxe les enfants dont un parent au moins était orthodoxe et les pasteurs qui recevaient des orthodoxes reconvertis au luthérianisme couraient le risque de se voir condamnés à l’exil. Notons que ce n’est qu’en 1905 que furent promulguées les nouvelles lois de tolérance religieuse, mais elles n’eurent aucune incidence particulière sur le comportement des Orthodoxes, qui demeurèrent fidèles à leur foi.
On ne tarda pas non plus à traduire en estonien des livres liturgiques (liturgicon, horologion, triode, pentecostaire, octoèque des dimanches) et des livres spirituels (vies de saints, écrits apologétiques, catéchismes).Vers 1900, la presse en estonien avait retrouvé tout son dynamisme et en 1907 le séminaire orthodoxe de Riga publia un journal théologique et pastoral en estonien intitulé « Usk ja Elu » (Foi et Vie).
De tout cela il ressort qu’une lecture plus approfondie de cette page d’histoire fait clairement apparaitre que les tentatives de russification n’ont pas été, dans le long terme, capables de faire en sorte que la Russie réussisse à absorber le peuple estonien ; elles ont plutôt, sur le court terme, contribué à renforcer le fait national : une évolution que la russification ne pouvait pas renverser du fait que la nation estonienne était déjà suffisamment structurée à l’issue d’un demi-siècle d’efforts. Il faut d’ailleurs reconnaître que rien ne rapproche les Estoniens des Russes : la limite orientale de l’Estonie est une frontière de civilisation. D’après Minaudier, « même aux époques où les régions peuplées d’Estoniens appartenaient à la Russie, il n’y a jamais eu dialogue et fécondation réciproques entre la cultrure estonienne et la culture russe, mais indifférence mutuelle et coexistence pacifique à certaines époques (le XVIIIe et la plus grande part du XIXe siècle), agression russe et résistance estonienne à d’autres (entre 1885 et 1905, entre 1939 et 1991). En revanche, les Estoniens soulignent volontiers leur appartenance à deux ensembles différents : l’Europe nordique et la famille linguistique finno- ougrienne ». D’après Minaudier encore, » l’univers culturel des Estoniens était trop différent de celui des Russes pour que le vide laissé par l’affaiblissement des Germano-Baltes pût être comblé en quelques décennies ». De plus, c’est à cette période que le mouvement national estonien cessa d’être « l’affaire d’une minorité pour devenir un mouvement de masse ».
Les Germano-Baltes eurent une grande influence dans l’Empire russe et servirent l’Etat très honnêtement. Pour cette raison, les représentants officiels de Nicolas I et d’Alexandre II évitèrent les conflits directs avec eux. Alexandre III pour sa part adopta une position nationaliste et déclencha le processus de russification de ses provinces frontalières. Sous son règne, certains privilèges furent accordés aux Orthodoxes et il y eut une nouvelle vague de conversion en leur faveur sous l’impulsion des autorités. Sous le règne de Nicolas II bien des réformes en faveur de la russification ne furent pas abolies mais elles furent appliquées avec plus d’indulgence.
A la fin du XIXe s. et au début du XXe s., les Estoniens avaient déjà acquis une solide conscience collective, dont l’idéal politique était de plus en plus clairement l’autonomie nationale et territoriale. Orthodoxes et Luthériens travaillèrent la main dans la main en vue de la création d’un Etat estonien indépendant. A l’époque de Nicolas II, la majorité du clergé orthodoxe était d’origine estonienne par opposition aux pasteurs luthériens, majoritairement d’origine allemande. Durant la révolution de 1905, le clergé orthodoxe protégea tant bien que mal le peuple contre les détachements punitifs et les cours martiales, avec l’assentiment de l’évêque de Riga Agathanguel, qui par la suite subira le martyr en tant que confesseur de la foisous le régime de la Russie soviétique.
Le régime tsariste s’effondra en quelques jours au mois de février 1917. En cette même année le clergé orthodoxe et les représentants laïcs des paroisses se réunirent en congrès et se prononcèrent pour leur autonomie ecclésiastique. Une des taches prioritaires fut de fonder un évêché diocésain et de trouver un candidat à l’épiscopat pour le siège de Tallinn. Et l’on choisit pour cette fonction le Père Paul Kulbusch, prêtre de la communauté orthodoxe de Saint Petersburg. Il fut ordonné évêque de Tallinn (Reval) sous le nom de Platon à la fin de l’année 1917. Il assuma aussi la charge de locum tenens de Riga.
Platon se dépensa sans compter pour conforter et protéger son Eglise durant les temps difficiles de la guerre et de l’occupation allemande. Une fois ces derniers partis, il lança un appel solennel à tout le clergé et aux 110 paroisses orthodoxes pour qu’ils soutiennent le Gouvernement et la Diète (Parlement) : « obéissez à votre Gouvernement, respectez les lois et n’oubliez jamais de faire ce qui est nécessaire avec fraternité ou amour patriotique chaque fois que cela provient de vous » (lettre circulaire du 12 novembre 1918, publiée par les journaux « Postimees de Tartu et Maaliit le 13 de ce même mois et par les journaux de Tallinn « Paevaleht » et « Tallinna Teataja » le 15 novembre).
Et vinrent les bolchéviques ! Platon fut arrêté à Tartu le 2 janvier 1919, où il fut jeté en prison avec les deux prêtres locaux, Michel Bleive et Nicolas Bezhanitski. A Tartu les bolchéviques prirent par deux fois le pouvoir : de la révolution de 1917 au 24 février 1918 et du 21 décembre 1918 au 14 janvier 1919. C’est lors de ce dernier jour que Platonfut massacré, dans son lieu de détention, après avoir été sauvagemment torturé en même temps que ses deux compagnons prêtres, deux autres pasteurs luthériens et neuf citoyens respectables de la ville. Il fut enterré en grande pompe et reconnu dès les premiers instants comme martyr pour sa foi et son amour de la patrie. Sa tombe se trouve dans l’église de la Transfiguration à Tallinn. En l’an 2000, le Patriarcat Oecuménique de Constantinople l’a proclamé saint et avec lui 10 autres membres de notre Eglise qui furent martyrisés par les bolchéviques à cause de leur foi ou tout simplement parce qu’ils étaient prêtres. Le Patriarcat de Moscou a agi de même en ce qui concerne Platon et ses deux compagnons.
La politique officielle des bolchéviques consistait à faire disparaître l’Église au profit d’un athéisme militant. Le clergé fut désigné comme l’ennemi du peuple et il encourait le risque d’être arrêté et exécuté du seul fait de ses activités. Les Orthodoxes d’Estonie furent aussi les victimes de l’activité bolchévique contre l’Église ainsi que nous venons de le voir. Les contacts avec l’Eglise moribonde de Russie cessèrent. Certes le 15 juin 1920, le Saint Synode de l’Église de Russie décida d’octroyer à l’Église d’Estonie l’autonomie en matière d’économie, d’administration et d’éducation. En novembre, les diocèses e.a. d’Estonie, de Finlande, de Pologne eurent le droit de bénéficier d’une « autocéphalie » (sic) temporaire.
Le 21 mars 1919, le prof. Aleksander Kaelas et le prêtre Alexander Paulus furent élus à l’unanimité, le premier archevêque, le secondévêque suffragant par l’Assemblée générale de l’Église Orthodoxe d’Estonie (en estonien « EAÕK »), respectant ainsi le désir de Platon, exprimé dans sa lettre du 1er décembre 1918 au Conseil du Diocèse : »Si jamais je rencontre des obstacles incontournables dans l’exécution de mes devoirs (par exemple une maladie ou une absence prolongée,etc.), je propose au Conseil de prendre sur soi le pouvoir plein et responsable en ce qui concerne l’administrationdu Diocèse… » Mais Aleksander Kaelas meurt peu après et c’est finalement Aleksander Paulus qui sera proclamé et ordonné archevêque le 5 décembre 1920.
Le 2 février 1920, la Russie soviétique est contrainte de négocier avec l’Estonie le traité de paix de Tartu par lequel elle reconnait « sans conditions l’autonomie et l’indépendance de la République d’Estonie et renonce volontairement et pour toujours à tous les droits de souveraineté que la Russie avait sur le peuple et le territoire d’Estonie… » Ce que la Russie, jusqu’à ce jour, semble ignorer systématiquement.
La situation ecclésiastique en Russie devenant de plus en plus instable, aucun contact ne pouvait plus s’établir avec le Patriarche Tihon. C’est alors que les Estoniens eurent recours au Patriarcat Oecuménique de Constantinople le 17 avril 1923. Le Tomos d’Autonomie fut promulgué par le Patriarche Oecuménique de Constantinople Meletios IV et les membres de son Saint Synode le 7 juillet 1923. Alexandre reçoit le titre de Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie. Le 31 juillet 1926, l’EAÕK enregistre ses statuts auprès du Ministère de l’Intérieur de la République d’Estonie. En1934 la République d’Estonie adopte une nouvelle loi concernant les églises et les organisations religieuses. L’EAÕK rend conformes ses statuts à la législation nouvelle. Le gouvernement de l’Estonie l’enregistre le 22 mai 1935.
Durant une bonne vingtaine d’années (de 1920 à 1940), l’Église Orthodoxe d’Estonie fit des progrès rapides. En 1939, elle était composée de deux diocèses avec 9 doyennés, 158 paroisses (dont 129 d’origine estonienne et 29 d’origine russe), 156 prêtres, 4 monastères (le monastère masculin de Petseri, le monastère féminin de Pühtitsa, le monastère annexe de Pühtitsa à Tallinn et le monastère féminin de Narva).En 1940, Elle comptait 210.000 membres, soit 20% de la population, un Grand Séminaire, une chaire de Théologie orthodoxe à l’Université de Tartu, de nombreuses écoles et toutes sortes d’autres foyers à caractère philanthropique ou social. Tous les offices liturgiques furent traduits en langue estonienne. De nombreuses hymnes liturgiques, directement inspirées par les chants populaires traditionnels, eurent pour compositeurs des Estoniens. Un Mouvement de Jeunesse très dynamique couvrait tout le territoire. Diverses publications (la seule rescapée de nos jours est la revue théologique « Usk ja Elu », parce que l’on continua de l’éditer en exil) étaient publiées régulièrement un peu partout dans le pays. De toute évidence, l’EAÕK avait réussi sa pleine intégration cultuelle et culturelle malgré l’influence très justifiée de l’Eglise luthérienne.
Toujours selon Minaudier, » la seconde guerre mondiale a été un drame pour l’Estonie : elle y a perdu son indépendance, a été ravagée de fond en comble et la saignée a été telle que la nation estonienne n’a jamais retrouvé les effectifs de 1939… » Le joug communiste aura duré quarante-sept ans contre trois pour l’occupation allemande, 90% des victimes l’ayant été des communistes et 10% des nazis. Toutefoisce génie de la manipulation qu’était Staline décida de ne pas détruire complètement l’Eglise. A ses yeux, il valait mieux l’utiliser comme un instrument de son propre pouvoir. C’est ainsi donc que l’Église Orthodoxe de Russie finit par soutenir la politique étrangère de l’URSS et du mouvement communiste international sous le couvert de la lutte pour la paix, le clergé supérieur allant même jusqu’à obtenir des privilèges identiques à ceux de la nomenclatura.
Lors de la première occupation russe (1940-1941), les trois Pays Baltes furent incorporés à l’Union Soviétique. Le Métropolite Alexandre fut contraint de rejoindre le Patriarcat de Moscou et de se « repentir d’être sorti du giron de la Mère-Eglise » (30 mars 1941). L’autonomie fut annulée et le Diocèse d’Estonie fut placé sous la juridiction de l’Exarchat du Métropolite Serge de Riga (Patriarcat de Moscou). Cet acte de soumission n’a jamais pu, malgré les pressions du régime d’alors, être ratifié par les instances de l’Église Orthodoxe d’Estonie. Par la suite, par lettre circulaire n° 191 du 30 décembre 1942, le Métropolite Alexandre rejeta cet acte de repentance et de soumission auquel il avait apposé sa signature sous la contrainte. Il est clair que, déja à partir de cette époque, Moscou considéra comme nécessaire la liquidation de notre Église.
Les autorités allemandes, en réoccupant l’Estonie (1941-1944) restèrent neutres :d’une part notre Église retrouva son statut d’autonomie (28 octobre 1942) sous la condition expresse de rompre tout contact avec le Patriarcat Oecuménique ; d’autre part, le 20 août 1942, l’ occupation allemande reconnaissait aussi l’existence en terre d’Estonie du Métropolite Serge comme Exarque de l’Estonie et de la Lettonie. Cette collaboration de l’Exarque Serge (lui-même un agent du NGPU) avec les Allemands porta des fruits: une partie des paroisses russophones et le Monastère de Petseri se soumirent à sa juridiction, détruisant du coup l’unité qui régnait au sein de l’Église Orthodoxe d’Estonie.
La seconde occupation soviétique s’étendit de 1944 à 1990. A l’automne de 1944, environ 100.000 Estoniens partirent en exil. Parmi eux le Métropolite Alexandre avec 22 prêtres et environ 8.000 fidèles orthodoxes, 45 autres prêtres étant par ailleurs déportés ou assassinés. C’est ce qui permit à notre Église de préserver son autonomie.
Le 10 décembre 1944, le Saint Synode du Patriarcat de Moscou promulga l’oukase de mettre fin au fonctionnement de l’Église Orthodoxe d’Estonie et de créer à la place une administration nouvelle en qualité de Diocèse de Tallinn et de l’Estonie. Cette dissolution eut lieu de façon effective le 9 mars 1945. Cette décision fut un acte injuste, infâme et en tous points contraire à tous les saints canons. Comment certaines institutions religieuses et non des moindres, comment des medias chrétiens et non des moindres, comment des hommes politiques peuvent-ils, de nos jours encore et avec le recul de l’Histoire qui est actuellement le nôtre, approuver ou feindre d’ignorer une décision aussi inique ?
Malgré cela, l’Église de Russie n’est pas parvenue à briser ce qui subsistait de l’Église Orthodoxe d’Estonie et en 1978 le Patriarche Alexis II de bienheureuse mémoire – alors en charge du Diocèse d’Estonie – s’adressa directement au Patriarcat Oecuménique de Constantinople pour que soit supprimé le Tomos d’Autonomie de 1923 « au nom de l’unité ecclésiastique »(sic). Mais Constantinople ne fit seulement que le suspendre (13 avril 1978) en raison de la situation politique locale et ce, uniquement pour les Orthodoxes qui restaient à l’intérieur des frontières de l’Estonie et en aucun cas pour ceux qui avaient émigré en pays d’exil.
Le Métropolite Alexandre s’installa à Stockholm. En 1948 il mit en place un nouveau Conseil d’Administration (le Synode d’alors), composé de 8 membres (5 prêtres et 3 laïcs). Ce Synode veillait sur les besoins du clergé, publiait des livres liturgiques et maintenait le contact avec les communautés en exil. Dans une de ses lettres, datée du 27 avril 1950, le Métropolite Alexandre écrivit qu’il ne lui était plus possible de recevoir la moindre information ni de garder le contact avec l’Estonie en raison de la censure existante et parce que tous ses proches étaient systématiquement arrêtés. Il mourut en octobre 1953. En décembre de la même année l’Archiprêtre Jüri Välbe fut consacré évêque avec le titre de Ravenne. Il décéda subitement le 3 août 1961 et ce fut, dans un premier temps, l’Archevêque de Thyatire Athenagoras (Londres) qui fut chargé des communautés orthodoxes estoniennes en exil en sa qualité de locum tenens et par la suite le Métropolite Paul de Suède et des Pays Scandinaves (Stockholm).
Durant l’occupation soviétique, bien plus que les souffrances de toutes sortes que subissait le peuple, il convient d’ajouter cette évidence que les évêques du Patriarcat de Moscou en Estonie ne firent rien ou si peu pour protéger les paroisses estonophones. Leur souci premier consistait à défendre les grosses paroisses russophones ainsi que le monastère de Pühtitsa. A cela s’ajoutait l’échange des populations : des centaines ou des milliers de personnes, pour la plupart des russophones, furent introduites depuis les différentes régions de l’Union Soviétique (ainsi par exemple, entre 1944 et 1945, les arrestations et les exécutions représentent, en proportion, l’équivalent d’un peu moins de six millions de Français). Progressivement les Estoniens devinrent de la sorte, dans leur propre pays, minoritaires au sein de l’Orthodoxie et cette situation perdure jusqu’à ce jour. De même, une partie du territoire du Setumaa fut rattachée à la Fédération de Russie, divisant ainsi définitivement son peuple en deux entités, l’une en Estonie et l’autre en Russie.
Juste un peu avant le rétablissement de l’indépendance, en 1990, des 158 paroisses orthodoxes d’avant-guerre, il n’en restait plus que 83. Cependant, avec la perestroïka de Gorbatchev, s’instaure progressivement une certaine libéralisation : la catéchèse, l’action caritative et celle auprès de la jeunesse sont de nouveau possibles. Bien des gens se convertissent à la foi chrétienne, d’autres s’engagent activement au sein de leurs communautés paroissiales respectives. En 1990 des voix comencent à s’élever pour que soit restaurée l’autonomie de notre Eglise. Des contacts sont pris avec le Conseil d’Administration de l’Église Orthodoxe d’Estonie en exil. Au moment où l’Estonie recouvrait son indépendance (20 août 1991), il devenait de même évident que notre Église devait restaurer son ancien régime ecclésiastique d’autonomie et se doter de nouveaux statuts.
Le 20 mai 1993, le parlement de la République d’Estonie adopta la loi sur les églises et les paroisses, dont l’article 25 les obligeait de faire enregistrer une nouvelle fois leurs statuts enregistrés jadis en Estonie. L’Église Orthodoxe d’Estonie s’y conforma le 11 août 1993.
Le 14 septembre 1993, la cour municipale de Tallinn reconnaissait comme propriétaire légal l’Église Orthodoxe d’Estonie pour tous les biens qu’elle possédait avant 1940 et qui lui avaient été illégalement aliénés par le régime communiste. Le contentieux sur les propriétés entre l’État Estonien, le Patriarcat de Moscou et notre Église fut résolu bien plus tard, le 4 octobre 2002. Cet accord, signé par ces trois instances, fut entériné par le Parlement estonien dans sa session du mois de décembre de cette même année.
En 1994, une pétition signée par les représentants de 54 paroisses, sur les 83 encore existantes dans le Pays, demandait formellement de se replacer sous l’égide du Patriarcat Oecuménique. Des négociations furent entamées à plusieures reprises entre Constantinople et Moscou en vue de trouver une solution. Hélas sans résultat.
Le 4 janvier 1996, le Patriarche Oecuménique envoya une lettre pastorale à « toutes les communautés orthodoxes d’Estonie », dans laquelle il manifestait son désir de réactiver le Tomos d’Autonomie de 1923. Cette lettre exprimait aussi ses espérances de voir tous les Orthodoxes d’Estonie réunis dans une seule et même Eglise, au sein de laquelle s’organiserait un diocèse spécifique pour les paroisses russophones.
Le 16 janvier 1996, une délégation du Patriarcat Oecuménique, comprenant aussi l’Archevêque Jean de Finlande et un de ses prêtres, se rendit en Estonie avec l’espoir de trouver une solution viable pour toutes les parties concernées. Elle rencontra les représentants du Patriarcat de Moscou ainsi que les autorités de l’Etat Estonien, le Président Lennart Meri et le Premier Ministre Tiit Vähi. A l’issue des pourparlers on laissa entendre que le Patriarcat Oecuménique acceptera d’accueillir les Orthodoxes estoniens qui le désiraient, tout en permettant aux autres de rester dans la juridiction du Patriarcat de Moscou.
Le 22 février 1996, le Patriarcat Oecuménique annonça sa décision de réactiver le Tomos d’Autonomie de 1923, laquelle décision futlue officiellement deux jours plus tard, le 24 février, au cours d’une célébration en l’église de la Transfiguration de Tallinn. Cettedémarche fut reçue avec enthousiasme non seulement par le clergé et les fidèles estoniens mais aussi par un certain nombre de Russes, particulièrement ceux qui vivaient en Estonie avant 1940 ou qui étaient originaires de familles locales russes. Et de même, l’Archevêque de Finlande Jean fut désigné comme locum tenens jusqu’à l’élection du nouveau Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.
La réaction du Patriarcat de Moscou fut brutale et totalement disproportionnée : il rompit la communion avec Constantinople, laquelle fut restaurée après l’accord de Zurich du 16 mai 1996.
Le 9 mars 1999, le Congrès de l’Église Orthodoxe d’Estonie élit pour Primat l’évêque de Nazianze Stephanos, qui se trouvait être l’auxiliaire du métropolite du Patriarcat Oecuménique en France, ceci en raison du manque d’un candidat valable sur place. Il fut intronisé à Tallinn le 21 mars de la même année. Enfin, en janvier 2009, l’Église Orthodoxe d’Estonie se dotait d’une structure synodale avec les ordinations de l’évêque de Tartu Elias et de l’evêque de Pärnu-Saaremaa Alexandre.
Pour autant, les relations avec la juridiction du Patriarcat de Moscou en Estonie restent encore tendues. Tant il est vrai « que le mythe du petit et du grand ne permet pas toujours de faire entendre sa voix, surtout quand il est question du petit qui se présente en quémandeur devant le seuil du passage de l’Histoire tandis qu’au même moment les grands ne cessent de se confronter entre eux ».
Cependant, l’espoir demeure de voir un jour tous les Orthodoxes d’Estonie se réconcilier, voire même de se réunir en une seule Eglise. Un espoir d’autant plus réel qu’en octobre 2008, une concélébration, réunissant au Phanar (siège du Patriarcat Oecuménique de Constantinople), tous les Primats de l’Eglise Orthodoxe universelle, offrit l’occasion d’une authentique réconciliation entre le Patriarche de Moscou Alexis et le Métropolite d’Estonie Stephanos, actualisant ainsi sans contestation aucune ces parolesde saint Nicolas Cabasilas : « L’Eglise est visible dans ses sacrements ». Autrement dit, par cet acte, qui avait pour témoins oculaires tous les Primats de l’Orthodoxie, et conformément à l’ecclésiologie et l’orthopraxie orthodoxes, la paix et la communion se sont installées de manière ecclésiale au sein de ces deux Eglises.
Il appartient maintenant au Patriarcat de Moscou d’intégrer ce signe fort de réconciliation dans ses relations avec notre Église, afin de mettre un terme aux comptes que nous a légués l’occupation communiste en Estonie et qui ne sont pas encore définitivement soldés entre l’Eglise Orthodoxe de Russie et la nôtre.
En novembre 2007, le Comité Central de la KEK, réuni à Vienne, décidait d’accueillir comme membre l’Église Orthodoxe d’Estonie. Son Assemblée Générale confirma cette décision lors de sa session du 15-21 juillet 2009 à Lyon. Pour le première fois de son histoire, notre Église entrait de plain-pied etavec toute sa spécifité dans une institution européenne.
Il est incontestable que les Églises Orthodoxes de Finlande et d’Estonie constituent une sorte de tierce Europe, incluant des Etats moyens ou petits qui vont de la Baltique à la Mer Noire et qui, ayant été écrasés par les empires, bénéficient à l’heure actuelle d’une expérience culturellement et religieusement pluraliste. Cela est d’autant plus important que, pour les pays européens de la Grande Tradition Orthodoxe (depuis la Grèce et Chypre jusqu’à la Russie en passant par les Balkans), il leur est de nos jours difficiles de définir les rapports entre l’Église et l’Etat tout comme il leur est tout aussi difficile de trouver une juste mesure à partir du seul modèle de « laïcité-neutralité » que proposent les états d’Europe occidentale et dont le principe est de ne favoriser aucune religion tout en permettantà chacune de s’épanouir. Il est nécessaire de reconnaître que, ce qui a creusé le fossé entre l’Europe moderne et le monde orthodoxe, c’est précisément la conception différente en Occident et en Orient des rapports entre l’autorité politique et l’autorité religieuse. Peut-être que notre vocation propre, au sein du monde orthodoxe, consiste à faire en sorte que l’on écarte le risque de confusion entre religion et mouvement politique. A cause de la particularité de nos origines historiques, peut-être sommes-nous plus aptes à proposer des solutions pour que l’on se prémunisse – là où en Europe nos Eglises sont majoritairement fortes – contre le danger d’une crise de vision sur leur place et leur rôle dans la société du XXIe siècle.
Disons que pour nous, la responsabilité politique ne provient pas du désir de contester ou de défendre un régime quel qu’il soit, mais de notre devoir de conserver notre liberté d’écouter notre Seigneur plutôt que les hommes. Tant il est vrai que l’on ne peut limiter la religion au seul domaine privé et la proscrire du domaine public. Pour l’Eglise du Christ, l’unique réalité qui vaille la peine d’être vécue ici-bas, c’est la communion des saints, seule capable de changer le monde puisque toute civilisation et toute société sont appelées à être transfigurées par l’action de l’Esprit Saint et de sa grâce. Qu’on le veuille ou non, les générations nouvelles sont séduites par le libéralisme. A nous de leur offrir une bonne alternative sur le plan des valeurs et de l’éthique. Ce ne sera positivement possible que si nous mûrissons nos relations avec nos Etats respectifs en nous forgeant une identité qui ne passera pas forcément par une opposition.
Et puis, il y a la question de la sécularisation. Avec ses effets bénéfiques : la libération de l’emprise cléricale qui a permis une prodigieuse exploration aussi bien du cosmos que de l’homme ; la libération de la femme ; les immenses créations dans l’art ; l’accroissement de la durée de la vie et du nombre des hommes ; l’unification de la planète et la quasi instantanéité des communications. Mais avec aussi ses effets ambigus, redoutables : le néo-libéralisme ; le culte aveugle du marché et de la Bourse entraînant un contraste croissant entre le « Nord » (avec sa consommation délirante et ses exclus), et le « Sud » misérable ainsi que l' »Est » incertain et chaotique (tous deux avec leurs nouveaux riches et leurs maffieux). Comme si l’Europe n’aurait pour seul objectif que de s’édifier en société politico-économique, au sein de laquelle l’économie ne ferait que s’autonomiser par rapport au corps social ; en une société politico-économique qui à la longue finirait par céder, à son grand détriment, à la tentation de fonctionner en l’absence de l’homme, en nivelant par le bas ses propres peuples.
Il est vrai que la culture sécularisée déstructure les autres cultures dans les âmes et dans les corps en ruinant bien souvent les grandes références symboliques qui n’ont cessé, selon Olivier Clément, « de protéger et de féconder l’humanité, qu’il s’agisse de la polarité du masculin et du féminin ou de la relation verticale paternité/filiation. L’inceste converge avec la drogue pour interdire la maturation de l’individu, pour le pousser vers la fusion des fêtes inventées et des sectes. La vie même de la nature, on le sait, est menacée par l’application du principe : il faut faire tout ce qu’il est techniquement possible de faire et qui est financièrement rentable du moins à court terme… On assiste alors à un retour ambigu des religions, avec la sacralité des gnoses et, en effet, des sectes… Devant cette modernité ressentie comme agressive, certains chrétiens rêvent d’un intégrisme de restauration. Attitude qui s’unit, dans l’Europe orthodoxe, à un nationalisme violemment anti-occidental. Nostalgie d’une idéologie totale qui n’est au fond, paradoxalement, qu’une forme de sécularisation… »
C’est sans doute le moment pour les Orthodoxes d’Europe de penser une autre manière d’aborder et de présenter leur théologie à un Occident plus que jamais ouvert à tous les courants spirituels, à cause de l’incapacité de la technologie à aborder les problèmes existentiels de l’homme et aussi, parce que la situation ecclésiastique occidentale est à ce point fluctuante qu’elle a besoin de l’apport de l’Orient chrétien. Nos approches théologiques à propos des énergies divines, la divinisation de l’homme, la protection et la sauvegarde de l’environnement, la transfiguration en Christ du cosmos ne relèvent pas de la scolastique et ne se fondent pas, comme c’est le cas pour le monde latin, sur la dualité du divin et de l’humain ou sur le seul concept de la nature morale de l’homme. Elles sont liturgiques et mystiques ; elles mettent l’accent sur l’unité du divin et de l’humain, sur l’union ontologique de l’homme avec Dieu. Les trésors spirituels de notre théologie existent pour tous. Ils font pressentir une autre manière d’être, un éthos animé par la force et la joie secrète de la Résurrection. Il serait absurde de penser que l’Orthodoxie s’oppose à l’Occident à un moment où, partout dans le monde on accorde une valeur excessive au progrès matériel et où nos sociétés sont de plus en plus soumises à un libéralisme débordant qui asservit la personne humaine et nuit à toute viequi se veut d’abord spirituelle.
S’il est vrai que l’agnosticisme et l’athéisme sont bien là, dans le paysage culturel de notre temps, il n’en est pas moins vrai aussi qu’il existe indéniablement une vraie quête spirituelle, qui oserait prétendre le contraire ? Et il existe de même une catégorie dont nul ne parlait encore il y a quelques décennies et qui a mis en recul l’athéisme militant, c’est celle des « sans- religion ». Françoise Giroud, dans son livre « On ne peut pas être heureux tout le temps », remplace judicieusement le mot « incroyance » par celui de « décroyance ». C’est ainsi que s’offre à nous l’occasion de créer les conditions d’une vraie rencontre de l’Evangile avec la mentalité de totale indifférence de bien de nos contemporains. Une mentalité qui, par ailleurs, s’ouvre pour eux sur un vide difficile à assumer. C’est encore à nous de trouver les mots pour convaincre que la théologie orthodoxe est avant tout une théologie de célébration, où la pensée s’éclaire dans le mystère, autrement dit dans le pourquoi de la vie et de la mort et peut- être surtout dans le pourquoi du mal.
Une théologie capable de promouvoir, dans une société où tout se vend, s’achète, se calcule, ce qui est gratuit, inassimilable ; capable en d’autres termes de promouvoir une réalité qui demande a être contemplée et non utilisée. Une théologie qui nous présente non le divin magique des sectes, donateur d’émotions et de pouvoirs, mais un Dieu « fou » qui transcende sa propre transcendance pour nous restituer l’existence comme sens et comme fête, dans le témoignage de la beauté ; beauté qui n’est plus de séduction et de possession mais de communion. Il faut en finir avec une conception de la rédemption « où la souffrance du Fils est indispensable pour apaiser les humeurs du Père ». Dieu n’a pas l’idée du mal. Il n’est pas l’auteur du mal, mais le crucifié du mal, qui nous ouvre en retour les voies de la Résurrection.
Au moment où l’Europe se construit et s’unit, la pensée et le témoignage de l’Orthodoxie se doivent de comprendre les difficultés et les tentations de l’Occident. Ils ne peuvent ni les contourner ni les ignorer mais au contraire ils ont pour mission d’assimiler avec créativité toute cette expérience occidentale, faite de doutes et de peurs. Comme le disait si bien Dostoïevsky, il faut poser sur nos épaules tout le fardeau de l’angoisse de l’Europe. Non seulement le poser, mais aussi, et pour autant que nous en soyons capables, le porter et l’assumer avec indulgence et sans superbe.
Ce petit reste que mentionne avec tant d’émotion l’Ecriture Sainte et qui définit si bien notre Église en Estonie, après avoir été dépouillée à l’extrême par les épreuves du siècle passé au point de devenir « pauvre pour Dieu dans la fragilité évangélique », peut aujourd’hui se comporter, au sein du monde orthodoxe, avec une authentique conversion qui bannit tout orgueil confessionnel, tout sentiment de supériorité sur le plan de la culture ou de la civilisation. Autrement dit, une Eglise humble et servante qui aspire plus que tout à être toute tissée de cette Lumière que seules la gratuité et l’abnégation de l’Evangile du Christ peuvent éclairer, expliciter et justifier pour la vie du monde.
Et encore…Dans cette même perspective, qui passe nécessairement par l’exigence de la catharsis aussi bien que par celle d’une meilleure connaissance de notre théologie patristique, l’Église Orthodoxe d’Estonie serait bien inspirée (dans cette région du Nord de l’Europe qui l’a vue naître et qui demeure son milieu d’évolution naturel) d’approfondir l’expérience des grands mystiques d’Occident et la théologie du Catholicisme romain tout en ne perdant pas de vue non plus sa relation et son parcours historique commun avec le monde de la Réforme, plus précisément avec celui du Luthérianisme. Et ce, non pas pour faire ressortir les dangers et les déviations de l’Occident mais au contraire pour opposer une évaluation positive dans le but de reconnaître et de voir comment on peut lire, de façon orthodoxe, les éléments qui ont déviés, le plus souvent à cause du contexte dans lequel ils ont été contraints de s’exprimer. Avec cette autre Europe chrétienne notre Eglise est évidemment appelée à introduire, dans nos sociétés sécularisées contemporaines, trois attitudes fondamentales : le repentir entre les nations après tant de guerres et de persécutions ; l’autolimitation, pour un plus juste partage avec les plus pauvres ; enfin le respect et la spiritualisation de la terre.
BIBLIOGRAPHIE
(*) Cette brève étude a été publiée par le Bureau de la Représentation de l’Eglise de Grèce auprès de l’Union Européenne par la maison d’édition INDIKTOS – Athènes 2011, pp.59-77 sous le titre : »DIAPOLITISMIKOTITA KAI THRISKIA STIN EVROPI META TIN EPIKYROSSI TIS SYNTHIKIS TIS LISSAVONAS » ( INTERCULTURALITE ET RELIGION EN EUROPE APRES LA RATIFICATION DU TRAITE DE LISBONNE).
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