Histoire de l’Eparchie orthodoxe d’Estonie entre 1945 et 1953
Ce texte est le résumé de la thèse d’histoire d’Andrei Sõtšov, soutenue à l’Université de Tartu en décembre 2004. Traduit de l’estonien. Ce travail fait suite à un précédent article du même auteur, sur l’histoire de l’Eglise Orthodoxe d’Estonie entre 1940 et 1945. Ce précédent article a été publié, en anglais, dans « The Autonomous Orthodox Church of Estonia, L’Eglise autonome orthodoxe d’Estonie (approche historique et nomocanonique) », sous la direction de l’Archim. Grigorios Papathomas et du R.P. Matthias Palli, éd. Epektasis, 2002, p. 285 et sq.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Eglise orthodoxe de Russie (EOR), afin de survivre sous la dictature stalinienne, dut s’adapter au nouveau système politique qui essayait souvent d’utiliser l’Eglise à son avantage. Dès 1940, l’annexion des Pays baltes par l’Union soviétique a soumis l’Eglise orthodoxe locale à la constitution de l’URSS et à la loi soviétique sur les cultes religieux. Cette nouvelle législation est fondée sur le décret de séparation de l’Eglise de l’Etat, adoptée en 1918 en URSS. En général, l’EOR fut bien tolérée en URSS après la Seconde Guerre mondiale. La politique religieuse devint plus tolérante. Le 4 septembre 1943 J. Staline accueillit officiellement les métropolites de l’EOR : Sergei, Alexis et Nikolai. Ce jour-là marqua un tournant dans la vie de l’Eglise : Staline donna aux représentants du Patriarcat de Moscou la permission d’organiser les élections pour élire le patriarche, convoquer l’assemblée générale, ouvrir des institutions religieuses, fabriquer des bougies, avoir un compte à la banque d’Etat et publier le nouveau journal de l’EOR : « Журнал Московской Патриархии ».
Le Conseil de l’Eglise orthodoxe russe (CEOR), créé le 7 octobre 1943 et rattaché au Conseil des ministres (CM) de l’URSS fut fondé sur ordre de Staline et par le décret (n° 1095) du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS. La fonction de cette institution était de régler les relations entre le gouvernement de l’Etat soviétique et le Patriarche de Moscou. Un peu plus tard, le Conseil des cultes et religions fut fondé (décret n° 572 du 19 mai 1944) et rattaché au Conseil des commissaires du peuple de l’URSS pour veiller sur les activités des autres religions et confessions en URSS. Les représentants du CEOR nommés à ce poste en RSS (République Socialiste Soviétique) d’Estonie en janvier 1945 étaient les officiers de réserve au Commissariat du peuple des affaires intérieures N. Karsakov [Karsakov Nefet, fils de Falalei. Ancien officier de la police secrète originaire du Turkménistan. Acquiert un éducation primaire (jusqu’en classe de CM2), puis étudie une année à l’Institut de la Sûreté Nationale à Moscou. Cheminot en RSS du Turkménistan de 1921 à 1940. En 1944 chef de 3eme département de la Sûreté Nationale Publique auprès des commissaires du peuple en RSS d’Estonie. Représentant du CEOR de 1945 à 1949. Les successeurs de N. Karsakov au poste de représentant du CEOR de l’URSS en RSS] pour surveiller de près les activités de l’Eparchie orthodoxe et J. Kivi pour surveiller les activités de toutes les autres associations religieuses.
Le CEOR avait pour rôle :
1) de bien exécuter les décisions du gouvernement de l’URSS concernant l’EOR dans les autres républiques soviétiques socialistes ;
2) de rapporter au Conseil des ministres ce qui se passait dans l’Eglise orthodoxe ;
3) de tenir les gouvernements des républiques de l’URSS et les administrations autonomes locales au courant de la situation de l’Eglise orthodoxe locale ;
4) de faire des statistiques sur les paroisses, les chapelles et les monastères au niveau local et présenter les données au CEOR. [GARF R-6991-1-776, P. 1 ; ALTNURME, R. Eesti Evangeeliumi Luteriusu Kirik ja Nõukogude riik 1944–1949. Trt, Tartu Ülikooli kirjastus. 2001. P. 23 ; ЧУМАЧЕНКО, Т. Государство, православная церковь, верующие. 1941–61 гг. Москва, АИРО-XX, 1999. P. 23.]
Avec un “concordat” de ce type les autorités soviétiques ont voulu obtenir les résultats suivants :
1) faire bonne impression au monde extérieur dans le domaine de la politique étrangère ;
2) renforcer la position du Patriarcat de Moscou à l’intérieur de l’Union soviétique. Par exemple, de 1943 à 1944 le gouvernement soviétique liquida les mouvements des « Rénovateurs » de l’EOR et les Grégoriens au lieu de les faire enregistrer. Le clergé et les paroisses qui adhéraient à ces mouvements n’avaient qu’une alternative : soit mettre fin à leurs activités, soit devenir membres du Patriarcat de Moscou. La même stratégie de “l’égalité des Eglises devant la loi” fut utilisée dans les Pays Baltes réoccupés. Et les paroisses orthodoxes autonomes et locales furent fermées de 1944 à 1945. Le Patriarcat de Moscou avait le droit d’ouvrir des comptes en banque, de signer des contrats de travail et d’embaucher légalement des travailleurs contractuels. Il est intéressant de noter que, alors que les biens des autres confessions ne furent nationalisés qu’à moitié jusqu’au milieu des années 1950, les biens de l’Eglise orthodoxe d’Estonie furent données en totalité au Patriarcat de Moscou. 3) renforcer la position du Patriarcat de Moscou à l’étranger. En 1946, les autorités soviétiques aidèrent à liquider l’Eglise catholique grecque ou l’Eglise uniate à l’Ouest de l’Ukraine et en Europe de l’Est, (p. ex. en Tchécoslovaquie et en Roumanie). La plupart de ces paroisses furent soumises au Patriarcat de Moscou. De 1944 à 1948 l’EOR mit fin à l’autonomie de l’Eglise orthodoxe de Lettonie et à l’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe de Pologne et essaya aussi d’assimiler de force l’Eglise orthodoxe autonome de Finlande. En 1945, les 75 paroisses russes de l’exarchat du Patriarcat Œcuménique d’Europe de l’Ouest demandèrent à rejoindre l’EOR. Le nombre des paroisses orthodoxes en exil en Europe de l’Ouest diminua aussi grâce à la politique étrangère active du Patriarcat de Moscou. Environ dix paroisses d’Allemagne, d’Autriche, de Hongrie, de Yougoslavie et de Grande-Bretagne, qui appartenaient au Synode de Karlovatsi, rejoignirent l’EOR. De 1943 à 1946, au total 3 métropolites, 17 évêques et 285 paroisses de l’étranger furent rattachés à l’EOR. Les centres missionnaires de l’EOR de l’époque du tsar furent restaurés en Palestine, aux Etats-Unis, en Chine, au Japon et en Corée. [ШКАРОВСКИЙ, M. Русская Православная Церковь при Сталине и Хрущеве. Москва, Издательство Крутицкого Патриаршего Подворья, 1999. Lk 288–294 ; ПОСПЕЛОВСКИЙ, Д. Русская православная церковь в XX веке. Москва, Республика, 1995. P. 190–193.]
On constate qu’après la Seconde Guerre mondiale, le Patriarcat de Moscou occupait une très bonne position vis-à-vis des pouvoirs soviétiques. La liquidation de l’Eglise apostolique orthodoxe d’Estonie (EAOE) en 1945 et la formation, le 9 mars 1949, à la place de celle-ci d’une nouvelle entité ecclésiastique, l’Eparchie d’Estonie du Patriarcat de Moscou, parait avoir peu d’importance dans le contexte général de la politique religieuse. En comparaison du processus de soumission de l’Eglise orthodoxe d’Estonie en 1941, la liquidation de la Métropole de l’EAOE autonome en 1945, fut rapide et réussie avec la formation de l’Eparchie orthodoxe estonienne du Patriarcat de Moscou en Estonie et du Conseil de l’Eparchie, dont l’archévêque P. Dimitrovski fut nommé supérieur.
Les premières obligations de l’Eparchie d’Estonie du Patriarcat de Moscou consistaient à faire signer « l’acte de repentance » dans les paroisses de l’ex-Métropole de l’EAOE, à réclamer les demandes de rattachement au Patriarcat de Moscou et à obliger les paroisses et le clergé à s’enregistrer auprès du représentant du CEOR en RSS d’Estonie. Pour accélérer le processus, le président du Conseil de l’Eparchie d’Estonie, l’archiprêtre J. Bogojavlenski, envoya le 20 mars 1945, une dernière circulaire avertissant tous les prévôts qu’ils étaient obligés de prévenir immédiatement toutes les paroisses du doyenné qui n’avaient pas encore envoyé leur demande de rattachement au Patriarcat de Moscou, que le dernier délai était le 1er mai et qu’on n’enregistrerait pas les retardataires. Cette menace porta ses fruits : les actes de repentance furent signés pendant l’été 1945 et l’enregistrement fut terminé en été 1946. Or, la raison principale pour laquelle l’union forcée fut constituée plus rapidement en 1945 qu’en 1941, résidait dans les mesures coercitives que les autorités soviétiques avaient déjà habilement utilisées en liquidant les schismes antérieurs et les paroisses locales (de 1943 à 1944 les autorités avaient utilisé les mêmes moyens pour liquider les mouvements des « Rénovateurs » de l’EOR et des Grégoriens).
Le clergé orthodoxe estonien justifia son consentement à la « campagne de repentance » par crainte de la fermeture forcée des paroisses. Dans sa proclamation du 19 juillet 1945 à tous les prêtres et fidèles orthodoxes de l’Eparchie d’Estonie, l’archevêque Pavel exprime son soulagement et proclame la fin du processus de « re-soumission » de l’EAOE : “L’armée des libérateurs a été accueillie avec joie et gratitude. L’Estonie est libre. La vie de l’Eglise reprend son cours tranquille. Le schisme a été liquidé sans problème. » [ERA R-1961-1-2. P. 12–13 ; Eesti ja Tallinna ülempiiskop Paveli üleskutse Alandlik PAVEL Jumala armust Eesti ja Tallinna Ülempiiskop Hingekarjastele ja kõigile Eesti Piiskopkonna õigeusulistele usklikele. Tallinn, Kommunist, 1945.]
Les frontières intérieures et extérieures de l’Eparchie d’Estonie du Patriarcat de Moscou furent définitivement déterminées en 1946. L’Eparchie d’Estonie a été divisée en 11 doyennés et 138 paroisses. La même année, une nouvelle loi sur l’Eglise entra en vigueur – le décret de l’EOR de 1945. A partir de ce moment, l’Etat commença à réglementer l’Eparchie. Au début, les paroisses eurent certains droits, (comme être propriétaires fonciers, jouir de leurs biens, embaucher des employés). Ces droits furent abrogés lors de l’enregistrement des paroisses et du clergé, par la conclusion de contrats entre les autorités locales soviétiques et les paroisses orthodoxes afin de réglementer l’utilisation des biens de l’Eglise et pour imposer les impôts.
Après la mort de l’archévêque Pavel le 2 février 1946, le Métropolite de Leningrad, Grégoire (Tšukov) fut nommé surveillant temporaire de l’Eparchie. La décision de nommer Grégoire locum tenens de l’évêque d’Estonie fut annoncée le 28 février 1946 en réunion du Conseil de l’Eparchie d’Estonie. [Apostlik-õigeusuliste eestlaste kalender 1947. Tln, 1946 P. 19 ; Журнал Московской Патриархии 1945/9, P. 45 ; Журнал Московской Патриархии 1946/7. P. 4 ; Õigeusu hingekarjased Eestimaal. Tallinn, Püha Issidori õigeusu kirjastusselts, 2002. P. 50.]. Le Métropolite Grégoire exerça cette fonction jusqu’en 1947. Ce fut une époque relativement paisible pour l’Eparchie d’Estonie. La première responsabilité du Métropolite Grégoire fut la recherche d’un nouveau candidat au poste d’évêque. Le premier obstacle fut que le Conseil de l’Eparchie d’Estonie montrait peu d’empressement pour trouver une solution rapide. La question du nouvel évêque fut soulevée à la fin de 1946 à la demande du clergé local. A ce moment, R. Tang, prêtre de Jõhvi, fut le candidat officiel à la fonction d’évêque. Au début de l’année 1947, on proposa un autre candidat – l’archiprêtre J. Bogojavlenski. Avant la Seconde Guerre mondiale, il avait travaillé en Estonie et en 1946 il était le recteur de l’Académie de théologie et du Séminaire de Leningrad. Selon le Métropolite Grégoire il était le meilleur candidat, parce que comme l’archevêque Pavel, c’est lui qui pouvait le “mieux renforcer les positions et le pouvoir de l’EOR dans l’Eparchie d’Estonie”. Sur proposition de Grégoire, le Patriarche de Russie Alexis 1er et le Saint Synode décidèrent d’accorder une promotion à J. Bogojavlenski et de le nommer évêque de Tallinn et de toute l’Estonie. Sa candidature fut acceptable aux yeux du clergé russe de l’Eparchie d’Estonie. Un autre événement de grande importance a eu lieu pendant l’épiscopat du Métropolite Grégoire : dès 1946 l’Eparchie d’Estonie publia son propre journal, la Gazette du Conseil de l’Eparchie d’Estonie (Eesti Piiskopkonna Nõukogu Teataja). Le premier numéro de la Gazette du Conseil de l’Eparchie d’Estonie parut le 8 décembre 1946. Cette publication changea la procédure actuelle d’envoi des circulaires et des ordres officiels. Désormais tout ce qui avait lieu dans l’Eparchie, comme les mutations du clergé, etc… fut communiqué par le journal. [Eesti Piiskopkonna Nõukogu Teataja nr 1, 8. dets 1946 ; ERA R-1961-1-7. P. 34-35.]
Les relations entre les autorités soviétiques et l’Eparchie furent caractérisées par la tolérance et la sollicitude. Au début, les autorités et le représentant du CEOR manifestèrent leur bonne volonté envers l’Eparchie. N. Karsakov, le représentant du CEOR, soutint les activités de l’Eparchie et les intérêts des paroisses. Les bâtiments ecclésiastiques furent libérés et les disputes au sujet des biens de l’Eglise trouvèrent souvent une solution favorable aux paroisses. Légalement, les biens n’appartenaient plus aux paroisses et pas encore à l’Etat. En 1947 l’enregistrement des paroisses et du clergé de l’Eparchie est achevé. La missive du Conseil de l’Eparchie d’Estonie du 21 juillet 1946 caractérise cette période relativement paisible et constructive de la façon suivante : “Notre Eparchie sur le territoire de la RSS d’Estonie, en tant que partie inséparable de l’Eglise orthodoxe de Russie, vit maintenant sous la protection de l’Etat et peut procéder en paix à ses activités ecclésiastiques. /—/ Les fidèles doivent servir d’exemple à tous par leur manière d’exécuter les ordres, leur ponctualité, leur droiture en parole et en action. Seuls ceux qui possèdent ces vertus pourront partager la grande responsabilité de l’œuvre de construction à laquelle les invite le Grand Chef (note : Joseph Staline) de notre Grande Patrie”. [GARF R-6991-1-111. P. 60.]
Le 21 juin 1947 Isidore (Bogojavlenski) fut nommé Evêque de Tallinn en présence du Patriarche Alexis Ier, du Métropolite Grégoire de Leningrad et de Novgorod ainsi que de Syméon, Evêque de Luga. Le 22 juin 1947 l’Archimandrite Isidore fut ordonné évêque par le Patriarche et par les évêques mentionnés ci-dessus, par le rite de l’imposition des mains. [Eesti Piiskopkonna Nõukogu Teataja nr 1, 1. juunil 1947 ; ERA R-1961-1-12. P. 24 ; GARF 6991-2-2-59a. P. 23 ; Õigeusu hingekarjased Eestimaal. Tallinn, Püha Isidorei õigeusu kirjastusselts, 2002. Pp. 51–54 ; Журнал Московской Патриархии 1947/6. P. 11 ; 1947/7 P. 22. ]. L’Evêque Isidore arriva à Tallinn le 11 août 1946. A partir de ce moment ses activités entraînèrent des changements dans l’Eparchie d’Estonie et dans le travail de son Conseil. Ce qui est notable dans son épiscopat furent ses efforts pour rétablir l’ancien calendrier. Déjà en 1946 l’utilisation du nouveau calendrier a été restreinte et un essai de revenir à l’ancien calendrier avait eu lieu. Le 7 août 1946 le Métropolite Grégoire de Leningrad et de Novgorod annonça (résolution n° 1810/26), qu’il était possible de satisfaire à la demande du Conseil de l’Eparchie d’Estonie de célébrer Pâques en 1947 selon le calendrier grégorien. Mais cette résolution du Métropolite obligea à partir de 1947 les paroisses russes d’Estonie à célébrer la Résurrection selon le calendrier julien. A cause de cette résolution, le calendrier des orthodoxes estoniens pour l’année 1947 fut publié d’après les deux systèmes. [Apostlik-õigeusuliste eestlaste kalender 1947. Tallinn, Eesti Piiskopkonna Valitsuse väljaanne, 1946. Lk 4 ; GARF R-6991-2-59a. P. 79.]
Sous l’épiscopat de l’Evêque Isidore l’utilisation du nouveau calendrier dans les paroisses orthodoxes estoniennes fut une cause nouvelle d’oppression. Lors de l’établissement du calendrier de 1948 il fut nécessaire de demander la permission du Patriarche de l’EOR et du Saint-Synode, permission obtenue le 28 octobre 1947 (n° 16), afin d’utiliser le calendrier grégorien. Le Patriarche comme l’Evêque Isidore essayèrent de généraliser l’utilisation de l’ancien calendrier dans l’Eparchie d’Estonie. Le nouveau calendrier fut permis de façon exceptionnelle. La politique officielle de l’EOR prévoyait le retrait du nouveau calendrier de la pratique liturgique de l’Eparchie d’Estonie dans le plus proche avenir. Sous l’épiscopat d’Isidore, certains membres du clergé orthodoxe furent accusées d’avoir pris part au schisme de l’EAOE. Cette période ressuscita les pratiques d’excommunication connues pendant la Seconde Guerre mondiale. On peut citer en exemple l’Archiprêtre Pavel Kalinkin, qui n’avait pas reconnu la politique religieuse schismatique de Pavel, Evêque de Narva, ne s’était pas rendu sous la juridiction de Patriarcat de Moscou, et resta loyal à la loi canonique du Métropole de l’EAOE. Le 17 juillet 1948, l’Evêque Isidore destitua de la prêtrise P. Kalinkin, Archiprêtre de St. Syméon à Tallinn. Le Patriarcat de Moscou ne reconnut pas comme conformes aux canons de l’Eglise plusieurs ordinations célébrées préalablement par l’EAOE. Cela concerna principalement les ordinations célébrées par l’Evêque Pierre, déporté en 1945. L’évêque Isidore les considérait comme invalides et exigeait une re-ordination. Ainsi, tout le clergé qui voulait travailler pour le Patriarcat de Moscou fut obligé d’accepter une nouvelle ordination. Par exemple le diacre Vladimir Platovski(h) fut ordonné diacre le 25 juillet 1943 par Pierre, évêque de Tartu et Petseri. Le Patriarcat de Moscou ne reconnut pas l’ordination de l’Evêque Pierre ni celle du diacre Platovski(h). La deuxième ordination de Platovski(h) comme diacre par l’Evêque Isidore eut lieu le 8 octobre 1947. [Eesti Õigeusu Piiskopkonna Teataja nr 1, 30. jaan 1948 ; ERA R-1961-1-7. P. 54 ; ERA R-1961-1-21. Pp. 58–68.]
À la fin de l’épiscopat de l’évêque Isidore, la situation dans toute l’Eparchie d’Estonie devint instable et complexe. A la fin de l’année 1949 moururent N. Karsakov, représentant du CEOR de l’EOR en RSS d’Estonie, et Isidore, Evêque de Tallinn et de toute l’Estonie. N. Karsakov fut remplacé par A. Tarassov, réputé pour sa politique religieuse sévère. Ainsi, les limites aux activités de l’Eparchie d’Estonie furent fixées pour des décennies [GARF R-6991-1-717. P. 27.]. La subvention du Patriarcat de Moscou à l’Eparchie d’Estonie n’améliora pas la situation économique qui s’aggravait. Pendant l’épiscopat de l’Evêque Isidore, le nombre d’estoniens dans le clergé orthodoxe diminua d’une manière remarquable à cause des morts et des départs pour d’autres Eparchies. Ainsi, dans le doyenné de Saare- et Muhumaa le clergé orthodoxe passa de 7 à 4 personnes en 1947, et ceux qui restaient devaient servir 16 paroisses. [GARF R-6991-1-267. P. 44 ; GARF R-6991-1-410. P. 3]. Dès 1947, beaucoup de fidèles orthodoxes se convertirent au luthéranisme, même si cette tendance n’était pas très répandue. Cela apparait dans les statistiques réalisées d’après les rapports du représentant du CEOR. [GARF R-6991-1-267. Pp. 47, 72 ; GARF R-6991-1-410. P 53.] En 1949 l’éducation religieuse fut officiellement interdite aux enfants et à la jeunesse [ERA R-1961-1-21. P. 27 ; ERA R-1961-1-33. P. 79 ; Eesti Õigeusu Piiskopkonna Teataja nr 4, 15. juunil 1949.]. La vie de l’Eparchie connut plusieurs nouvelles restrictions au sujet des offices publics hors des églises. La nationalisation prévisible des biens de l’Eglise après la conclusion des contrats par les autorités locales soviétiques avec les paroisses orthodoxes causa une grande inquiétude et l’opposition du clergé. La plupart des clercs et des paroisses espéraient que la conclusion des contrats par les autorités locales soviétiques avec les paroisses orthodoxes donnerait une base solide et légale à la question des biens de l’Eglise. Malheureusement ils se trompaient. [GARF R-6991-1-267. P. 69.]. Les résultats de la collectivisation et la déportation du mois de mars 1949 furent nuisibles à la vitalité de l’Eparchie d’Estonie. Pendant la période en question les dernières propriétés foncières des paroisses furent nationalisées à l’usage des kolkhozes (exploitations collectives). En 1949 trois clercs orthodoxes furent déportés (Alipi Ivlev, Jean Värk et Felix Remberg).
Après la mort de l’Evêque Isidore le 18 décembre 1949 Grégoire, Métropolite de Leningrad et de Novgorod accepta d’être de nouveau locum tenens temporaire de l’évêque de l’Eparchie d’Estonie. Son deuxième épiscopat dans les années 1949–1950 est caractérisé comme la période de la conclusion de la formation institutionnelle de l’Eglise et de la stagnation de celle-ci sous le régime totalitaire. Une des premières tâches du Métropolite Grégoire fut la recherche du nouveau candidat au poste d’évêque. Pour maintenir l’Eparchie sous son contrôle, il décida d’abord ordonner un évêque auxiliaire subordonné directement au Métropolite de Leningrad. Le but de Grégoire était : “Premièrement de conserver l’influence russe et de maintenir le contrôle sévère du Patriarcat de Moscou. Deuxièmement, d’ordonner pour les Estoniens un évêque qui pourrait se mettre en relation avec les fidèles de la RSS d’Estonie pour assurer cette influence /—/ et qui serait, à titre d’Evêque de Tallinn, évêque auxiliaire de Métropole de Leningrad.“ [GARF R-6991-2-79a. P. 24 ; GARF R-6991-1-717. Pp. 45–46.]. Le 17 mars 1950 fut officialisée la candidature de Roman Tang, Archiprêtre et Doyen de Virumaa, et le 6 avril 1950 il fut ordonné évêque auxiliaire de la Métropole de Leningrad.
Parmi les réformes du Métropolite Grégoire, insistons sur celle des frontières des doyennés en 1950 et sur la liquidation des paroisses inscrites sur la liste des paroisses de A. Tarassov, représentant du CEOR, qui fut à la tête de cette action. Trois paroisses orthodoxes (Mõnnuste, Kikivere et Helme-Tõrva) furent liquidées la même année. Dans les années 1948–1949, les relations entre l’Eglise et l’Etat concernaient principalement la nationalisation des biens de l’Eglise. Même si en 1947 l’Eglise avait le droit d’utiliser ses biens gratuitement et sans terme, ce principe fut changé et les paroisses furent dépouillées de tous leurs biens sauf le bâtiment d’église, la maison du gardien et les ustensiles sacrés. Certains doyens (Jean Randvere et Jean Ümarik) protestèrent contre la nationalisation des biens de l’Eglise après la conclusion des contrats entre les autorités locales soviétiques et les paroisses orthodoxes, ce qui montre l’impossibilité de modifier la situation présente de l’Eparchie vis-à-vis de l’Etat. La résistance au régime totalitaire signifiait la mort ou la déportation des résistants, comme ce fut le cas des membres du clergé mentionné ci-dessus. A cette époque les conflits entre les paroisses et l’administration locale se multiplièrent. Le clergé se plaignit de sa mauvaise position sociale ( il devait participer à des travaux d’intérêt général ou bien quitter la maison paroissiale). L’administration locale protesta contre les activités des paroisses (p. ex. les commémorations dans les cimetières, les processions et l’instruction religieuse). A la fin des années 1950, la politique soviétique à l’égard de l’Eglise fut sévère à tous les niveaux de l’Eparchie d’Estonie.
A partir du moment où l’Evêque Roman devint le chef de l’Eparchie d’Estonie en 1951 et jusqu’à la mort de Staline en 1953, la situation économique de l’Eparchie d’Estonie s’aggrava considérablement. Trois événements importants le montrent : la tentative de déstabiliser l’Eparchie, la liquidation de plus de 10 paroisses et la politique fiscale très sévère. De 1950 à 1951 se posa la question de la dégradation de l’Eparchie et de son Conseil. Pendant les deux premières années sous la guidance de l’Evêque Roman, 12 paroisses orthodoxes furent fermées. En 1951, la promulgation de la nouvelle loi de finances en RSS d’Estonie imposa une double voire triple taxation des paroisses. La tentative de déstabiliser l’Eparchie par l’Evêque Roman dans les années 1950–1953 échoua ; pourtant le Conseil de l’Eparchie d’Estonie fut liquidé en 1950. Le Conseil déménagea à Leningrad en 1951 et désormais l’Eparchie d’Estonie fut dirigée à distance : l’Eparchie n’avait plus, ni primat ni administration centrale. En 1952 deux clercs, G. Aleksejev et N. Kokla, furent responsables des relations avec le représentant du CEOR. [Eesti Piiskopkonna Teataja nr 2. 2. märts 1953.]
En 1950 A. Tarassov, représentant du CEOR, commença une campagne de purification de la liste des paroisses. En 1951 5 paroisses orthodoxes furent fermées : Angerja-Kohila, Aruküla, Harju-Risti, Vormsi et Vändra. En 1952, 7 autres paroisses : Kõrgessaare-Puski, Kõpu, Pühalepa-Kuri, Rõngu-Tilga, Tiirimetsa, Tuhalaane et Uhmardu-Saare. Ce nombre représente 75% de la totalité des paroisses orthodoxes officiellement fermées dans les années 1945–1953. Les causes principales de la fermeture de ces 16 paroisses au total dans les années 1945–1953 furent : a) l’absence de bâtiment d’église (4 paroisses soit 25%), et donc l’impossibilité de célébrer la Liturgie dans ces endroits ; b) le petit nombre de fidèles, cause de l’appauvrissement de la paroisse, et l’absence de Conseil paroissial (6 paroisses soit 37,5%). Les 6 paroisses restantes (soit 37,5%) furent fermées à cause de facteurs externes, à savoir l’augmentation des impôts d’Etat (3 paroisses). En outre, le représentant du CEOR et l’administration locale ne voulaient pas donner l’autorisation d’ouvrir une nouvelle paroisse (1), une paroisse urbaine désirait plus d’espace (1) et une paroisse avait un corps de troupes militaires dans le voisinage (1).
A cause de l’action publique de réévaluation et de l’augmentation des impôts en 1951, 5 paroisses furent fermées : Angerja-Kohila et Aruküla en 1951, Pühalepa-Kuri, Kõrgessaare-Puski et Kõpu en 1952. Cependant le problème des impôts fut de moindre importance que celui de la nationalisation des biens de l’Eglise. Le Patriarcat de Moscou aida partiellement à payer les impôts des paroisses estoniennes orthodoxes pendant la période en question.
Si l’on considère les relations inter-religieuses, l’activité patriotique soviétique et la coopération avec la police secrète dans l’Eparchie d’Estonie, on parvient aux conclusions suivantes. Pendant la période en question le clergé orthodoxe entretenait principalement des relations avec l’Eglise et les paroisses luthériennes. Alors que les relations au niveau du clergé étaient souvent formelles, correctes et amicales, il y avait beaucoup de polémiques entre les paroisses. En comparaison avec l’Eglise luthérienne d’Estonie, l’Eparchie orthodoxe a subi des pertes plus considérables : bien plus de paroisses furent fermées et le nombre de membres du clergé diminua plus vite.
En outre, le clergé orthodoxe entretenait des contacts avec l’Eglise catholique, les représentants des Frères moraves et des mouvements protestants (Baptistes et Adventistes). Les contacts aboutissaient à l’utilisation d’une église appartenant à une autre confession (par exemple : l’église catholique de Kiviõli), à la célébration d’offices œcuméniques (par exemple dans l’édifice religieux des Frères moraves à Otepää) ou à des plaintes contre les protestants à cause de leur activité missionnaire assidue, leur prosélytisme et ce qu’on appelle le « vol de moutons » (p. ex. Antsla, Luhamaa, Meeksi).
Nous pouvons diviser « l’activité patriotique” soviétique dans l’Eparchie d’Estonie en deux périodes : active et passive. Au début les autorités soviétiques comptaient sur les activités de l’Eglise dans le domaine social, mais plus tard, leurs activités se limitèrent aux mouvements pacifistes et à ceux contre la guerre nucléaire. L’attitude positive du début par les autorités soviétiques, se manifestait par les prix accordés au clergé orthodoxe, et par la permission de diffuser les missives et les circulaires, et d’organiser les collectes pour les œuvres de charité. Bientôt le rôle principal de l’Eparchie fut limité à la participation aux mouvements pacifistes internationaux.
Les réseaux de la police secrète à l’intérieur de l’Eparchie d’Estonie furent aussi bien développés que dans l’Eglise luthérienne. Les premières années après la guerre, l’activité de l’Eparchie d’Estonie n’était pas très surveillée, mais dès 1947 la police secrète fut très attentive au clergé orthodoxe et la situation s’aggrava en 1949, quand l’assimilation de l’Eparchie se termina. La documentation incomplète et lacunaire des archives ne permet pas de faire de statistiques pour savoir combien de clercs agissaient pendant cette période comme des agents, des « indicateurs » ou des résidents. Le clergé de plus haute instance fut enrôlé de préférence. Les membres de Conseil de l’Eparchie d’Estonie et les doyens furent placés sous surveillance spéciale.
De 1945 à 1953, le nombre de membres du clergé dans l’Eparchie d’Estonie diminua pour les raisons suivantes :
1) la mort – 25 clercs soit 17,1% de la totalité ;
2) le départ pour d’autres Eparchies – 19 clercs soit 13,0% ;
3) l’arrestation ou la déportation – 8 clercs soit 5,4% ; 4) la démission ou le changement d’Eglise – 10 clercs soit 6,8%.
En observant les raisons de la diminution de nombre du clergé nous pouvons les regrouper de la façon suivante :
1) la collectivisation et la déportation en 1949 ; 2) l’aggravation de la situation économique dans l’Eparchie d’Estonie et dans ses paroisses ;
3) l’augmentation des impôts et nationalisation des propriétés foncières des paroisses. Dans ces conditions, le clergé orthodoxe estonien perdit 62 clercs (42,5%) pendant la période en question. Dans les statistiques sur le clergé (les évêques, les prêtres et les diacres) l’Eparchie d’Estonie fut servie par 108 clercs en 1947, tandis qu’en 1953 il y restait seulement 81 clercs.
En observant la situation de l’Eparchie d’Estonie sous le régime totalitaire de Staline, nous pouvons tirer les conclusions suivantes :
1) Le rôle de l’Eglise orthodoxe d’Estonie a diminué dans la société sous le régime totalitaire de Staline pour deux causes :
a) la politique religieuse sévère qui a influencé d’une manière forte l’attitude religieuse du peuple en l’éloignant de l’Eglise et du clergé. Le nombre de fidèles actifs a diminué à mesure qu’il devenait difficile de créer un conseil d’au moins 20 personnes pour chaque église ; aussi les petites paroisses à la campagne ont-elles été fermées ;
b) les racines de l’Eglise orthodoxe dans la société estonienne étaient relativement fragiles. L’identité orthodoxe des fidèles estoniens n’était donc pas assez forte, ce qui a contribué au faible soutien de la part de la société tout de suite après la déportation du mois de mars et la collectivisation qui a suivie.
2) En comparaison de l’Eglise orthodoxe en Russie, l’Eparchie d’Estonie n’était qu’un territoire pauvre aux marches de l’Eglise orthodoxe russe. Les ressources économiques de la petite Eparchie ne permettaient pas le maintien de la position de l’Eglise à son niveau d’avant la guerre. L’Eparchie orthodoxe souffrit beaucoup plus tant au niveau ecclésiastique qu’économique que de l’Eglise luthérienne. De 1945 à 1953 le nombre de membres du clergé et celui de paroisses orthodoxes a diminué beaucoup plus vite que dans l’Eglise luthérienne, qui comptait plus de membres et connaissait une meilleure situation économique, et qui maintenait mieux ses positions au niveau d’avant-guerre.
3) Les problèmes et les changements principaux de l’Eparchie d’Estonie étaient liés à la nationalisation des biens de l’Eglise et à la sévère politique d’augmentation des impôts dès 1949. La nouvelle politique de l’Etat a affaibli la situation économique et a restreint les droits du clergé en limitant l’activité publique de celui-ci et fut la cause de la perte des fidèles actifs. Ainsi, en 1947, il y avait 100 000 fidèles orthodoxes en RSS d’Estonie, mais en 1950 il n’en restait plus que 60 000.
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