Avaleht/Droit Canon/La dialectique entre nation étatique et l’autocéphalie ecclésiastique
La dialectique entre nation étatique et l’autocéphalie ecclésiastique
Viimati muudetud: 06.02.2015
Archim. Grigorios D. Papathomas
Professeur de Droit Canon à l’Institut “Saint Serge” de Paris
La dialectique entre “nation étatique” et “autocéphalie ecclésiale”[1]
L’autocéphalie administrative d’une Église établie localement sert à l’unité de l’Église ».
(Déclaration de la 3e Conférence préconciliaire interorthodoxe, Chambésy-Genève, 1976).
« Les intérêts des nations ne peuvent être placés au-dessus de la vérité ».
(Patriarche de Russie Alexis II- in France Catholique, n° 2340 du 31-1-1992).
La dialectique historiquement récente entre la “nation” étatique et l’“autocéphalie” ecclésiale — qui fait référence à la dialectique adéquate entre “nature” et “grâce” ou, de même, entre le “créé” et l’“incréé”— constitue un élément ecclésiologico-canonique spécifique de grande importance. Il s’agit d’une question qui n’a jamais été clairement élucidée d’une manière systématique. La théologie orthodoxe est donc impérativement invitée à l’élucider en priorité, tant du point de vue théologique que du point de vue historico-canonique, et tout particulièrement aujourd’hui, à une époque où le nationalisme, sous la forme de l’ethno-phylétisme ou sous d’autres formes, s’accroît sensiblement, alors que l’autocéphalie comporte certainement des problèmes théologiques et canoniques plus profonds auxquels l’Orthodoxie ne peut éviter de se confronter. Il est vrai que la dialectique en question influence inévitablement le domaine tant de la vie ecclésiale (au sens large) que de la vie ecclésiastique (au sens institutionnel). Lorsque des aberrations interviennent au sein de cette dialectique, apparaît ce que l’on appelle : le “nationalisme religieux” ou, plus particulièrement, dans l’univers orthodoxe, le “nationalisme ecclésiastique”.
En effet, récemment apparu dans l’atmosphère ecclésiale orthodoxe (surtout au cours du 19e siècle, mais encore persistant au début du 21e siècle), ce phénomène qui prend source dans une fermentation idéologique très répandue et survenue au sein de l’Occident (après l’émergence du principe des nationalités-12e et 15e/16e siècles), a été conciliairement condamné comme hérésie par le Saint et Grand Concile panorthodoxe de Constantinople (1872)[2] et qualifié, d’après les revendications arbitraires d’autocéphalie ecclésiale au cours du 20e siècle, d’autocéphalisme[3]. Mais quelle est la nature du lien existant entre l’autocéphalie ecclésiale et la conscience nationale, institutionnellement accouplées dans les pays, d’abord traditionnellement orthodoxes — dans l’espace préjuridictionnel[4] du Patriarcat œcuménique — en Europe et, par la suite et par extension, au sein de la “Diaspora” orthodoxe dans le monde entier ? C’est justement là que l’on voit que ce rapport a été amplifié par les circonstances historiques des deux derniers siècles.
Par ailleurs, la spécificité du rapport entre “nation” et “autocéphalie” dans l’Église orthodoxe a d’abord un fondement doctrinal — avec des répercussions disciplinaires —, reflétant avant tout la rencontre de l’expérience humaine tout court et de l’expérience spécifiquement ecclésiale, telle qu’elle se manifeste dans un lieu concret. Cette question revêt une importance particulière lorsque de grands problèmes de foi ou de structure sont en jeu, notamment au sein de la “diaspora” orthodoxe dans le monde entier. Or comme on pourra le constater, le rapport entre “nation” et “autocéphalie” présente plusieurs aspects, ce qui donne beaucoup d’ampleur au champ des recherches que l’on peut effectuer sur le sujet.
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La catégorie “nation” est une catégorie relevant d’abord de l’ordre de la nature (catégorie naturelle) et, par la suite, de l’ordre de la culture (catégorie culturelle), qui sert à désigner une population organisée — ou non — en État, en exprimant la conscience qu’elle a de son unité et l’origine commune et particulière de ses membres. Tels sont les critères majeurs de définition de la “nation”. D’autre part, l’“autocéphalie” est une catégorie relevant d’abord de l’ordre de la grâce (catégorie de grâce) et, par la suite, de l’ordre de la communion (catégorie communionnelle) ; elle est, en premier lieu, une catégorie ecclésiale — car christologique — et conciliaire — car triadologique —, avant d’être ecclésiastique (administrative ou autre). Elle a été “conçue” pour instaurer le rapport entre l’Église et l’entité nationale étatique d’un peuple [dimension christologique] et pour sauvegarder la communion (ecclésiale) entre des entités géo-ecclésiales, des Églises « kata; tovpou » » (établies localement) [dimension triadologique] : c’est-à-dire des Églises “métropolitaines” [du système[5] métropolitain/Ier Concile œcuménique de Nicée (325)], des Églises autocéphales ou archiépiscopales [du système d’autocéphalie/IIIe Concile œcuménique d’Éphèse (431)] et des Églises patriarcales ou Patriarcats [du système patriarcal et du système de la Pentarchie/IVe Concile œcuménique de Chalcédoine (451)][6]. Par conséquent, étant donné cette évolution historico-canonique homocentrique[7], l’autocéphalie est devenue en fin de compte une catégorie conciliaire. Effectivement, comme le Synode “local” (c’est-à-dire non “œcuménique”) métropolitain, archiépiscopal ou patriarcal garantit et sauvegarde l’unité et la communion des Églises locales/épiscopies (ad intra), l’autocéphalie, à son tour, offre la possibilité de garantir et de sauvegarder l’unité et la communion ecclésiales aussi bien des Églises locales d’une Église autocéphale (ad intra) que des Églises « kata; tovpou » », autocéphales et patriarcales (ad extra).
De plus, la première notion, celle de la nation, connote, par définition, un mouvement de retour vers l’intérieur (ad intra), le soi-même collectif, de l’entité-nation(ale), notamment lorsqu’elle correspond à une volonté consciente d’isolement même avant l’apparition de tout sentiment de xénophobie à l’encontre des autres entités nationales ; il s’agit d’une fermeture à caractère isolationniste, résultant parfois d’un “égoïsme ethnique”. La seconde notion, celle de l’autocéphalie, étant canoniquement offerte à une ethnie et renforçant d’abord l’unité de l’entité nationale — comme d’ailleurs l’unité intérieure (ad intra) de l’Église autocéphale de cette nation/état —, connote un mouvement d’ouverture vers l’extérieur (ad extra) ayant pour but principal la communion (koinonia) avec les autres Églises autocéphales et, par extension, avec les autres nations, orthodoxes — ce qui est notre cas — ou, évidemment, non-orthodoxes. En d’autres termes, alors que la nation accentue les éléments de la différenciation entre les groupes ethniques[8], au contraire, l’autocéphalie unit dans une communion ecclésiale les “différentes” nations et ethnies. L’“événement de communion” n’est donc pas, en premier lieu, un événement de nature naturelle ou institutionnelle, mais bien de nature charismatique. Or l’autocéphalie fut adoptée et proposée par l’Église en tant que confirmation mais également et en même temps en tant que transcendance (uJpevrbasi ») — et ainsi en tant qu’ouverture — de la nation.
Ici encore, l’autocéphalie désigne une “particularisation” (ajsugcuvtw »-“sans mélange”, “sans confusion”) canonique administrative, mais “sans rupture” (ajdiairevtw »-“sans division”, “sans séparation”) de l’unité, de la foi et de la communion avec les autres entités géo-ecclésiales établies localement (« kata; tovpou » »). Effectivement, l’autocéphalie ecclésiale contient le “sans mélange” et le “sans division” chalcédoniens simultanément. Car elle présuppose l’autonomie de l’entité géo-ecclésiale mais aussi son intégralité communionnelle et cela à la fois. Il n’est pas fortuit que ce fut le même [IVe] Concile œcuménique de Chalcédoine (451) qui inventa l’horos ayant le contenu christologique de l’ajsugcuvtw » et ajdiairevtw » des deux natures du Christ, dans le domaine dogmatique, et qui institua parallèlement le “système (et non pas l’institution[9]) patriarcal” — autrement dit et dans le fait l’autocéphalie patriarcale — et en même temps le “système (et non pas l’institution) de la Pentarchie”— autrement dit la communion des autocéphalies patriarcales — de cinq Patriarcats[10], donnant ainsi un contenu trinitaire aux structures canoniques de la vie de l’Église. C’est pour cette raison que l’autocéphalie présuppose le contexte de la koinonia ecclésiale. L’autocéphalie donc est une catégorie relationnelle, communionnelle, car, d’une part, elle englobe et met ensemble [syn-ode[11]] plusieurs Églises locales [épiscopies] qui se trouvent en koinonia entre elles au sein de l’Église autocéphale (unité et communion conciliaires ad intra), ayant un protos, un primat, auquel elle se réfère ecclésialement, et, d’autre part, elle se trouve, à son tour, en koinonia avec d’autres Églises autocéphales-patriarcales (unité et communion conciliaires ad extra). Elle accorde donc et accepte à la fois une autonomie ecclésiastique identifiée, d’une part, à l’autonomie nationale, en parallèle, et, d’autre part, à une intégralité communionnelle ecclésiale.
Autocéphalie, par ailleurs, signifie un dynamisme institutionnel exclusif et la possibilité ecclésiale concrète pour l’Église du Christ d’assumer en s’y intégrant l’existence ou la vie de chaque peuple ou de chaque nation ou, tout récemment (au cours des deux derniers siècles), de chaque état national. C’est ainsi qu’une autocéphalie accordée à un peuple, situé sur un territoire étatique donné, signifie dans la pratique que les membres de ce peuple sont membres de l’Église autocéphale — sous condition qu’ils soient au moins baptisés — mais sans qu’ils puissent se distinguer en arguant de leur appartenance nationale ou ethnique[12]. Cette condition préalable montre donc qu’une Église autocéphale ne peut pas être identifiée, considérée ou présentée comme Église nationale, ethnique ou — pire encore — étatique… Pour être en conformité avec l’expérience et la Tradition de l’Église du Christ, une Église autocéphale ne peut en aucun cas pas devenir une Église nationale et, à plus forte raison, une Église ethnique ou étatique…
Il est vrai qu’au cours de sa mission, l’Église a toujours fait preuve d’un respect remarquable pour l’identité nationale et culturelle des peuples. Il était et il est inhérent à la nature même de l’Orthodoxie de confirmer cette identité et d’encourager l’évolution de l’Église sur la base des cultures locales. Dans le corps de l’Église, la diversité ethnique et culturelle est dépassée pour constituer le nouveau « génos élu, communauté sacerdotale royale, nation sainte, peuple acquis »[13]. L’évangile institue en effet un peuple ecclésial qui est une “race non raciale”[14] (ajfuletiko;n gevno »). (Ce fait témoigne de la réconciliation opérée par l’Esprit ; point n’est besoin de parler la même langue, pour comprendre les merveilles de Dieu proclamées dans la langue des autres). L’Église dote ainsi la diversité ethnico-culturelle d’une unité réalisée par la voie ecclésiale et renforce cette unité dans ses dimensions tant intérieure que territoriale. Mais l’autocéphalie ecclésiale confirme et même renforce cet aspect (ad intra) pour qu’il soit, par la suite, dépassé et transcendé en faveur de la communion des peuples (ad extra). C’est ainsi que, contrairement à l’“Église nationale”, l’“Église autocéphale” confirmant l’altérité collective nationale, donne la priorité à la communion — qui demeure eschatologique — des peuples et des nations. De ce point de vue, elle constitue un facteur profond d’unité pour cette nation, un facteur d’unité nationale. Dans cette perspective qui plus est, l’autocéphalie ne nuit pas au patrimoine culturel spécifique des nations ; au contraire, elle l’enrichit et lui ouvre de nouveaux horizons de communion avec les autres peuples. C’est ainsi que l’autocéphalie peut réconcilier la conscience nationale et l’idée d’œcuménicité simultanément, étant donné que, ecclésialement, l’une n’exclut pas l’autre.
Partant de cette approche, on pourrait dire que l’idée de nation peut jouer de pair le même rôle que l’autocéphalie, mais avec une différence essentielle : l’autocéphalie intègre à la fois l’homogénéité et l’hétérogénéité (altérité) tant raciale que nationale, tant ethnique que linguistique maintenues en plein équilibre, ambition qui n’est sûrement pas celle de la nation ; de même, elle accouple l’affirmation de la nation et le dépassement (eschatologique) de la distinction des nations[15]. En d’autres termes, elle allie une tendance centripète (homogénéité et affirmation-limitation [ad intra]) à une tendance centrifuge (altérité-ouverture à la koinonia [ad extra]), en un équilibre vital et réciproque. Lorsque la première tendance domine au détriment de l’autre, l’“autocéphalie ecclésiale” se dégrade automatiquement en “autocéphalie nationale” (nationalis(an)te) et alors l’on parle d’“Église nationale”[16]… À ce propos il faut bien voir que c’est le dérapage de l’autocéphalie en “autocéphalisme” qui a malheureusement fait de l’autocéphalie le problème principal de l’Orthodoxie de notre époque. De même, c’est ce qui a été vécu du fait des nationalismes du 19e siècle : l’Orthodoxie est alors restée (et reste) synonyme d’esprit de nationo-monisme et de balkanisation. Il est vrai encore qu’avec la création des États nationaux balkaniques à la suite de la décomposition progressive de l’Empire ottoman, les peuples orthodoxes de la presqu’île balkanique ont réclamé l’autocéphalie et l’ont obtenue, l’un après l’autre, sur la base non de la “culture” mais d’une “existence nationale” in-dépendante, qui autorisait, croyait-on, à se référer à la “nation” (sic)[17] du 34e canon apostolique.
D’autre part, lorsqu’on veut éviter cette tendance unilatérale centripète, on tombe alors dans le piège de la tendance opposée centrifuge : celui de l’“autocéphalie diasporique” qui désunit dans le fait le corps ecclésial. (C’est la raison principale pour laquelle une “Église en diaspora” ne peut devenir d’un seul coup une “Église autocéphale”, notamment avant son égataspora[18]). Dans cette alternative, ou bien le premier [aspect], celui de l’Église nationale — ou de l’Église étatique —, ou bien le second, celui de l’Église autocéphale diasporique, la théologie ecclésiale refuse d’accepter cette problématique dilemmatique de connotation éonistique, notamment au sein de la vie ecclésiale. Le dépassement de ce dilemme par une perspective ecclésialement orthodoxe — étymologiquement parlant — passe impérativement par l’affirmation, le cataphatisme : aussi bien l’autonomie que l’intégralité, aussi bien l’altérité que la communion, mais simultanément. L’Église autocéphale se présente ainsi comme “une unité dans la multiplicité” (ad intra) et “une communion dans la diversité” (ad extra).
Il faut encore aborder brièvement un autre aspect du problème évoqué : comment l’autocéphalie se place-t-elle par rapport à l’unité de l’Église — juste pour comparer comment la nation se place par rapport à l’unité de l’Église. En effet, « l’ecclésiologie orthodoxe présuppose le fait que l’Église, à travers son caractère eucharistique et sa catholicité, transcende toutes les divisions : naturelles, sociales et culturelles. Comment peut-on concilier ce “transcender” les diversités culturelles avec l’affirmation des identités culturelles en tant qu’élément acceptable pour définir l’autocéphalie ? C’est un point sur lequel, particulièrement à notre époque, se manifestent la force et la faiblesse de l’Orthodoxie. Heureusement, la célébration de la même Divine Liturgie et la commune Tradition de la foi protègent de plusieurs façons l’unité de l’Orthodoxie. Il faut néanmoins surveiller très attentivement, l’on répète, les ennemis de l’unité qui se cachent sous l’idée d’autocéphalie. À chaque fois que le nationalisme et le phylétisme ou l’identité culturelle réclament la priorité sur l’unité de l’Église, ils doivent être clairement rejetés et sacrifiés. L’ecclésiologie orthodoxe ne peut pas attribuer une valeur de réalité ultime à aucune réalité historique comme telle, mais seulement à Christ et à la récapitulation eschatologique de toute chose en Lui ; c’est ce qui est célébré et proclamé dans chaque Liturgie. Canoniquement et historiquement le rôle du Patriarcat œcuménique de Constantinople est précisément celui de se maintenir au-dessus de tout intérêt nationaliste — les situations dans lesquelles il vit aujourd’hui, parfois malheureuses, sont à d’autres égards avantageuses — et de veiller à ce que les autres Églises orthodoxes en fassent autant » [19].
L’ecclésiologie orthodoxe considère l’Église autocéphale, c’est-à-dire une entité ecclésiale, qui est locale, kata; tovpon (établie localement), et conciliaire à la fois, comme une révélation authentique de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, et adapte ses structures organiques au caractère local, voire étatique, des nations. Lier la localité de la nation à la manifestation locale du mystère de l’Église exprime à la fois et authentiquement l’incarnation du mystère de l’Église et les perspectives de la nation[20]. L’autocéphalie (moderne) représente ainsi la juxtaposition des limites locales des nations formées en États et de la manifestation de l’Église kata; tovpou » (établies localement). En effet, « la manifestation locale du mystère de l’Église assumait la chair d’une nation concrète qui était assimilée dans le corps unique du Christ, l’Église. Ainsi l’Église assume la nation dans sa manifestation locale pour l’intégrer au corps ecclésial ; de son côté, la nation prend une plus large conscience de son identité spécifique avec l’unité du genre humain. [Par conséquent], la conscience de soi d’une nation, incarnée dans le corps ecclésial local avec son évidente sensibilité œcuménique, dépasse l’exclusivité des frontières du territoire national et devient une conscience plus large du rapport organique de la nation avec le genre humain »[21]. Au contraire, toute tendance nationaliste, nationo-centrique à caractère isolationniste[22], rétrécit sans cesse la richesse spirituelle de la nation et la conduit à la décadence[23].
Or “nation” et “autocéphalie” représentent une catégorie de relation encore plus étroite que celle qui existe entre “partie” et “ensemble” respectivement. En ce cas, « […] le concept de “partie” ne peut se substituer à celui de d’“ensemble”, et tout ce qui est “co-temporel” ne peut survivre indépendamment ou déconnecté de la continuité authentique du “transtemporel” qui scelle la conscience des peuples. Ce qui s’écroule est le “partiel” qui a eu la prétention d’occuper la place de l’“ensemble” et, en tant que “co-temporel”, de se substituer au sens du “trans-temporel” dans les structures successives de la civilisation humaine. Le “partiel contemporel” s’est éclipsé sous la pression de l’“ensemble transtemporel”. Tout au long des changements historiques, de la mémoire transtemporelle refoulée des peuples, d’autres éléments “partiels” refoulés ont cependant émergé, qui revendiquent de jouer le rôle de l’“ensemble”, comme par exemple les nationalismes contemporains »[24]. On a donc proposé l’autocéphalie comme système ecclésial d’unité et de communion qui, bien qu’elle se présente en tant que “partie” dans l’Église “répandue par tout l’univers”[25], réalise et garantit l’“ensemble” en sauvegardant la “partie”. (Cela, entre autres choses, montre pourquoi une “Église autocéphale” n’est pas une “Église particulière” close). Là réside la capacité ontologique que possède l’Église de récapituler le “fait synchronique” de repli en soi et de le transformer — préservant ainsi son identité propre — en une “réalité diachronique” communionnelle.
Quant aux rapports entre l’Église autocéphale et la Nation, « l’attitude positive de l’Orthodoxie à l’égard de la Nation découle du lien indiscutable qui se noue entre la mission de l’Église et son service aux diverses nations qui constituent le genre humain. Dans cet esprit, la distinction des nations s’inscrit sur le plan de la divine économie pour le salut du monde depuis la création jusqu’aux choses dernières, lorsque toutes les distinctions du genre humain seront dépassées. […] La proclamation [biblique] quant à la nécessité d’incorporer les nations à la nouvelle réalité en Christ constitue un élément fondamental aussi bien de la perspective œcuménique de l’Évangile du salut que du début de processus de dépassement de la nation dans la nouvelle réalité de l’Église. Avec l’ensemble de l’œuvre de la divine économie en Christ et avec la perspective œcuménique de la prédication apostolique se réalise progressivement le corps historique de l’Église, dans lequel les fidèles s’unissent avec la divine Tête de l’Église. […] Le dépassement de la nation dans le corps de l’Église est bien sûr perçu dans une perspective eschatologique, vécue comme un avant-goût des biens futurs dans le cadre de l’expérience spirituelle du corps ecclésial. […] Par conséquent, aussi bien l’affirmation de la nation que son dépassement opèrent comme deux étapes distinctes dans l’histoire de la divine économie qui, sous la conduite du Saint Esprit, sont vécues comme deux réalités combinées dans le cadre de l’expérience liturgique de l’Église, selon le tropaire (kontakion de l’Orthros) de Pentecôte : “Lorsque le Très-Haut descendit pour confondre les langues, il sépara les nations ; lorsqu’il partageait les langues de feu, il invita tous à l’unité” »[26].
De tout ce que nous venons de retracer concernant les manifestations diachroniques de la dialectique adéquate entre “nation” et “autocéphalie”, il ressort que celle-ci connut un recul institutionnel jusqu’au début du 19e siècle. En effet, quoi qu’il en soit de la question de cette réalité historique, bien qu’importante sur le plan général, elle fut dénuée d’intérêt pratique depuis et tout au cours de la xénocratie à Chypre (1191-1960)[27] — qui était la seule Église autocéphale en tant que telle dans l’Église “répandue par tout l’univers” — et de l’époque ottomane dans les Balkans et en Orient, car les moments difficiles de ces époques obligèrent et conduisirent à un regroupement administratif — des trois Patriarcats d’Orient — autour du Patriarcat œcuménique pour affronter les questions non seulement ecclésiastiques mais également politiques et civiles[28]. La restauration de ce système fut rendue possible par l’intrusion du nationalisme venu de l’Europe occidentale et la naissance d’États modernes en Europe centrale et orientale. On voit alors une ré-apparition (ejpanagwgh;) du même système ecclésial non seulement pour correspondre aux exigences des nouvelles divisions administratives étatiques proliférantes, mais de plus pour affronter tant le morcellement national étatique que l’éclatement de l’ethno-phylétisme[29] qui menaçait l’unité même de l’Église orthodoxe. C’est dans ce contexte historique que le Patriarcat œcuménique de Constantinople réactiva et proposa l’application du système de l’autocéphalie aux Églises kata; tovpou » (établies localement) des différentes ethnies se trouvant au sein de son territoire juridictionnel. C’est dans ce contexte également que l’autocéphalie établit un lien concret avec chaque nation de l’Europe centrale et orientale, formant, in concreto, un État moderne. En réalité cependant, ces nouvelles “Églises nationales” que l’on revêtit de la pauvre antique de l’autocéphalie, s’inspiraient bien davantage des théories luthériennes du prince-chef de l’Église.
Enfin les autocéphalies ecclésiales orthodoxes sont marquées par un double dynamisme non seulement institutionnel mais également ontologique. D’une part, l’autocéphalie ecclésiale en tant que telle englobe concrètement toute la richesse théologique, doctrinale et canonique, de la tradition de l’Église ; c’est une caractéristique commune de toutes les autocéphalies ecclésiales orthodoxes. D’autre part, lorsque l’Église accorde cette autocéphalie ecclésiale — et non guère une autocéphalie nationale —, à une nation ou un peuple formant un État, elle [autocéphalie] devient son héritage, restant toujours à sa disposition, et lui permettant de vivre librement, en autonomie et en communion, et de développer son identité ecclésiale localement et propre à elle. De même, offerte par le biais de l’autocéphalie ecclésiale à un peuple, cette dialectique chalcédonienne lui donne la possibilité immanente de fonder, de créer et de développer une civilisation enrichissante à tous égards. Elle sera basée à la fois a) sur l’acquis ecclésial qui demeure commun, unifiant les peuples ayant obtenu ces autocéphalies, et b) sur l’initiative “particulière ethnique” (tant nationale qu’ecclésiastique), les fruits de ce “développement collectif ” de l’Église autocéphale devenant communs au profit des autres peuples par le biais justement de l’autocéphalie.
Or l’application diachronique du système de l’autocéphalie manifeste son caractère irréversible en tant que système canonique communautaire et communionnel adopté et appliqué par l’Église, qui veut nécessairement servir l’unité d’abord ecclésiale et ensuite, par extension, nationale, et non pas vice-versa. C’est ainsi que [le critère de] la division administrative civile de l’Empire romain se transforme, aux temps modernes en [critère de] division nationale comme étatique[30]. Néanmoins, c’est l’Europe unie maintenant qui pose de nouvelles conditions préalables envers des conditions qui ont été déjà cristallisées par l’expérience nomocanonique récente. Va-t-on adopter dans cette nouvelle réalité des systèmes canoniques cristallisés ou doit-on impérativement revenir à l’expérience canonique de l’Empire romain — en considérant l’Europe comme une réalité géo-politique aussi vaste que l’était ce dernier ? Ou bien devra-t-on encore faire la synthèse des deux expériences, l’ancienne et la récente ? Cette perspective nouvelle et imminente doit être la grille aussi bien de la vision que de la perspective de notre recherche sur l’“Église nationale” contemporaine. Par le biais donc de cette recherche focalisée sur celle-ci, on peut viser les conditions préalables, qui dictent cette jonction envisagée…
Conclusion-Remarques critiques
Au cours du 1er siècle, le terme même d’Église s’appliqua non point à une entité ethnique, mais à une communauté de fidèles réunis, autour de l’évêque local comme proéstos[31] de l’Eucharistie, en un seul lieu : à Thessalonique, Corinthe, Éphèse, Rome, et ainsi de suite. Par le terme Ecclesia, l’apôtre Paul désigne, au singulier, une assemblée eucharistique locale[32], ou une communauté ecclésiale locale[33]. Pour désigner l’ensemble de chrétiens d’une éparchie, l’apôtre des nations emploie le pluriel[34]. Ces “Églises locales” furent fondées par l’apôtre en pays païens, mais les juifs n’en furent pas exclus. Aux Églises locales de Galatie, il rappelle : « […] il n’y a plus ni juif, ni grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre »[35]. Il veut souligner que l’origine ethnique n’a plus qu’une valeur relative pour les chrétiens unis, une fois baptisés, dans l’Église, corps du Christ[36]. De même, pour l’évangéliste Jean, tout comme l’apôtre Paul, l’Église, au sens plein de ce terme, est bien celle d’Éphèse, de Smyrne, de Pergame, de Thyatire, de Sardes, de Philadelphie, de Laodicée[37].
« L’évêque comme chef de l’Église locale, rassemble en lui-même la communauté entière en devenant ainsi l’“icône du Christ” (eijkw;n Cristou`) qui rassemble tout en Lui-même. Il est l’instrument de la conciliarité de l’Église au niveau local ; en lui, toutes les divisions naturelles et sociales sont transcendées et l’unité de tous en Christ peut être ainsi réalisée. C’est ainsi que l’évêque représente Dieu devant la communauté et la communauté devant Dieu, et, pour cette raison, il exerce la pleine autorité juridictionnelle sur son Église »[38]. À fortiori, dans l’Église autocéphale, cette réalité ecclésiale trouve une forme idéale de manifestation par voie synodale.
La sainte Eucharistie, étant le corps du Christ, constitue la base non seulement de la catholicité de chaque Église locale mais aussi de l’unité des Églises locales en un corps unique. Il n’y a donc pas une coexistence indépendante des “parties” (cf. “Églises particulières”), mais une unité communionnelle d’identité (eJnovth » tautovthto ») des cercles parfaits qui s’identifient entre eux.
Par ailleurs, l’“autocéphalie” est, d’abord, une catégorie ecclésiale et, ensuite, ecclésiastique, administrative ou institutionnelle, et non pas vice-versa. De même, en tant que catégorie ecclésiale, elle est sacramentelle et synodale (conciliaire) et, en tant que telle, elle assume (provslhyi ») et transfigure (metamovrfwsi ») la nation. En revanche, la catégorie “nation” est du domaine de la chute de l’homme et du créé (catégorie ptwtikhv). L’Église assume la nation avec cette caractéristique, mais cette caractéristique intracréationnelle et éonistique[39] de la nation — qui peut être une caractéristique de l’Église nationale, lorsque celle-ci s’identifie avec la vision de la nation —, ne peut en aucun cas conditionner la perspective eschatologique de l’Église, qui reste, au premier chef, la perspective fondamentale d’une Église autocéphale. Or les Églises autocéphales se retrouvent et communient entre elles dans leur perspective eschatologique commune et unique, mais elles se corrompent lorsqu’elles renversent cette perspective en donnant la priorité aux intérêts nationaux et étatiques, et c’est bien le cas des Églises nationales. Autrement dit, “Église nationale” et “Église à caractère et à perspective eschatologique” ne sont pas deux réalités ecclésiastiques identiques…
La “nation étatique” vise l’unité (ad intra) du peuple national d’un territoire étatique donné. L’“Église nationale” s’oriente par définition vers cette perspective, tout en ignorant, volontairement ou involontairement, l’extérieur de l’univers national, toujours considéré comme hétérogène, hétéroracial, hétéroethnique et “hétéroecclésiastique” — heureusement pas [encore ?] “hétéroecclésial”. Nous devons nous rappeler ici que la pratique a bien montré que cette perspective erronée essaie de s’exprimer à travers les institutions étatiques où la notion de l’Église nationale subit une assimilation éonistique — invisible dans la grande majorité de ses manifestations — par l’étatisme dominant. Fruit d’autocéphalisme, par ailleurs, l’Église nationale demeure bloquée dans les intérêts et les visions idéologiques, politiques et étatiques. Au contraire, l’“autocéphalie ecclésiale” demeure exclusivement un événement d’unité et de communion aussi bien des Églises locales/épiscopies (ad intra) d’un territoire [étatique] donné que des Églises « kata; tovpou » » (établies localement), autocéphales et patriarcales (ad extra).
Certes, l’idée de nation, connotant un solipsisme, suffit à expliquer l’“opposition” entre les [deux] communautés nationales. Le poids propre de ce phénomène offre une autre explication à cet embrassement fatal : l’antagonisme entre [deux] civilisations, l’opposition entre [deux] communautés nationales étatiques, la priorité et la domination des égoïsmes nationaux qui font naître des ambitions ou des revendications ecclésiastiques expansionnistes. C’est ainsi que la nation est devenue un élément de séparation entre les peuples chrétiens, alors que l’autocéphalie a toujours opéré comme fondement de l’unité et de la communion ecclésiales de ces peuples, bâties sur la foi et l’expérience communes. Jusqu’au 18e siècle, il n’y avait aucune question nationaliste entre les peuples balkaniques. Mais, après l’éveil national des peuples d’Aimos, une concurrence aigüe commença. Cette concurrence ne pouvait —et ne peut— pas être maintenue sur la base de l’Église autocéphale. (Car la proclamation de l’autocéphalie ne vise pas et ne conduit jamais à la séparation des peuples). Au contraire, cette concurrence prospère sur la base de l’Église nationale.
Lorsque l’Église cherche à s’identifier à l’État, non seulement elle s’appauvrit en tant qu’Église, mais la vie politique aussi en est appauvrie, car elle utilise des mécanismes totalement différents de ceux qui régissent la vie de l’Église. La richesse politique d’un État, la conscience politique d’un peuple, l’habileté et le courage politiques de ses dirigeants, sont le fruit d’un débat politique où les dirigeants potentiels peuvent se distinguer.
Le terme d’“autocéphalie” évoque au premier abord l’idée d’“in-dépendance”. Dans le passé récent, on a vu plusieurs cas où un peuple ethnique voulut parvenir à l’“in-dépendance ecclésiastique” à seule fin d’acquérir une hypostase nationo-étatique, alors que l’Église orthodoxe proclamait l’autocéphalie, certes, pour ouvrir la possibilité de réaliser son unité territoriale nationale mais surtout de sauvegarder la communion interecclésiale. Cela est très significatif du fait que ces deux termes non seulement ne sont pas identiques, mais qu’il s’agit de deux mots opposés, tant du point de vue théologique (le premier est une catégorie nationo-politique comme sa perspective d’ailleurs, tandis que le second est une catégorie ecclésiale) que du point de vue canonique (le premier reflète une situation purement anticanonique, alors que le second reflète une situation manifestement canonique). Rien ne permet d’ignorer que l’autocéphalie signifie aussi une responsabilité — ecclésiale et canonique — historique et eschatologique. Car l’autocéphalie ne peut pas être accordée — spécialement — pour servir des intérêts nationaux ou politiques, elle l’est — d’abord — pour servir un peuple dans sa vocation ecclésiale comme eschatologique.
Face à la conception traditionnelle de la structure articulée de l’Église orthodoxe, l’attitude de certaines Églises orthodoxes a récemment laissée clairement paraître une autre conception, caractérisée par l’accent mis unilatéralement sur l’“auto-céphalie”, au point que l’on puisse parler d’un “autocéphalisme absolu” — ou d’une “autocéphalie ab-solue” (ajpolelumevnon) —, fait totalement inconnu et étranger à l’Orthodoxie ecclésiale.
En somme, on constate le contenu bi-dimensionnel de l’autocéphalie ecclésiale : la dimension christologique chalcédonienne qui concerne l’accouplement réel et vital, ajsugcuvtw » (sans mélange) et ajdiairevtw » (sans division), entre “autocéphalie” et “nation”, et la dimension trinitaire qui sauvegarde la communion de l’Église autocéphale d’une nation avec les autres Églises autocéphales et, par voie de conséquence, la communion de chaque nation avec les autres nations. Or l’autocéphalie — constituant en quelque sorte le tronc commun — unit tous les peuples parce qu’elle transfigure chaque peuple. Et comment une Église purement nationale pourrait-elle prétendre qu’elle peut promettre et garantir la même perspective ?
De même, “autocéphalie” signifie Église une [aspect christologique] avec une structure synodale différente (hétérocentrique) [aspect pneumatologique]. C’est ainsi que l’unité (pôle christologique) et la diversité (pôle pneumatologique) de l’autocéphalie doivent toujours être sauvegardées et équilibrées. C’est pour cette raison également que l’autocéphalie —sans préjudice des questions théologiques ou canoniques— constitue par définition un système canonique purement conciliaire et manifestement hétérocentrique et décentralisé à la fois. À la lumière de ce préalable ecclésial, l’autocéphalie apparaît comme une structure de coordination qui a pour but aussi bien principal qu’ultime de manifester la communion de l’Église et sa catholicité.
Ici encore et sur le plan de la praxis ecclésiale, la voie idéale pour montrer la différence entre une Église nationale et une Église autocéphale demeure l’espace de la “diaspora”. Car les définitions proposées ne sont pas vraiment identiques. La définition étatique de la “diaspora”, par laquelle on doit approcher les deux autres définitions pour mieux comprendre les nuances divergentes, permet de clarifier encore cette divergence.
“Diaspora” signifie :
• Pour un État national, l’ensemble de ses citoyens, de même nationalité et origine nationale, qui habitent et se trouvent en dehors des limites étatiques. En d’autres termes, l’espace de la diaspora nationale est le monde entier à l’extérieur des frontières étatiques. C’est justement pour exprimer son intérêt national que cet État nomme dans tous les autres pays ses représentants, les consuls, pour s’occuper de ses ressortissants nationaux en situation de diaspora.
• Pour une Église nationale, c’est l’ensemble des fidèles, de même nationalité et origine nationale et ressortissants de l’État où elle est située, qui habitent et se trouvent en dehors des limites géographiques étatiques et donc à l’extérieur du territoire juridictionnel propre de l’Église nationale. En d’autres termes, l’espace de la diaspora nationale ecclésiastique est le monde entier à l’extérieur des frontières ecclésio-étatiques. C’est justement pour exprimer son intérêt national ecclésiastique que cette Église nomme dans tous les autres pays ses représentants, les évêques, qui s’en occupent exclusivement de “ses” (sic) fidèles en situation de diaspora. Elle instaure ainsi une citoyenneté ecclésiastique nationale qui est revendiquée par le biais des moyens institutionnels ecclésiastiques ou politiques. Un seul exemple suffira pour montrer l’esprit ecclésiastique national et la mentalité d’aberration canonique dominant à ce jour. C’est l’article 2, des “Dispositions fondamentales”, de la Charte statutaire de l’Église autocéphale[40] de Chypre : « Tous les Chypriotes chrétiens orthodoxes, qui sont entrés dans le sein de leur Église orthodoxe par le baptême, résidant en permanence à Chypre, ainsi que tous ceux qui, d’origine chypriote mais résidant à ce jour à l’étranger, sont membres de l’Église orthodoxe de Chypre »[41].
Comme on peut le constater, l’Église nationale se modèle sur les principes de l’État national — ce qui lui confère un avant-goût d’Église étatique ou ethnique.
• Pour une Église autocéphale, c’est l’ensemble des territoires qui restent en dehors des limites des Églises patriarcales et autocéphales, territoires qui n’appartiennent que, aussi bien territorialement que juridictionnellement, à une autre Église autocéphale[42]. La tradition canonique de l’Église a bien insisté sur la nécessité d’abord de garder une juridiction ecclésiale unique sur un même lieu situé à l’extérieur des Églises autocéphales, autrement dit, une seule juridiction ecclésiale dans l’espace de la “diaspora”. Car, d’après la même tradition canonique de l’Église, il n’est ni possible ni permis, dans la même province (éparchie) ecclésiastique, d’avoir plus d’un évêque[43]. C’est cela qui assurera par voie canonique la perspective de l’égataspora des communautés ecclésiales en diaspora.
D’après tout ce que nous venons de voir mais aussi d’après cette comparaison schématique, une question se pose : Peut-on vraiment qualifier d’orthodoxe une Église nationale — étymologiquement et théologiquement ? Quelle orthodoxie pourrait-elle représenter au sein de la “diaspora” et quel témoignage eschatologique donne-elle au monde ?… Il est évident qu’ainsi sera délivré un témoignage national ecclésiastique et culturel… On délivrera également une ecclésiologie monocamérale…
Comme cela ressort de sa définition, l’Église nationale devient et se déclare “entité ecclésiastique nationale” sans limites géographiques précises, ne s’épuisant pas dans une action “intraterritoriale” canonique, mais exerçant une juridiction “extraterritoriale”, c’est-à-dire une juridiction dans la réalité universelle, ce qui a comme résultat la coexistence de plusieurs juridictions — Églises — orthodoxes parallèles sur un même territoire. La “question de la diaspora” ne sera jamais résolue tant que la “question de l’Église nationale” ne sera synodalement pas abordée, autrement dit, tant que l’Église nationale ne sera pas devenue une Église autocéphale, ce qui, d’ailleurs, est sa vocation initiale et ultime. En d’autres termes, la question de la “diaspora” concernant le statut de coexistence canonique des peuples provenant des différentes juridictions ecclésiastiques est indissolublement liée à la question de l’Église nationale, qui en conditionne la solution. Ce que l’on fait aujourd’hui, à savoir l’effort de trouver une solution pour la première question indépendamment de la deuxième, est sans issue. Car, dans la perspective de la mondialisation — et tout d’abord de l’unification européenne —, la revendication anticanonique de l’Église nationale au sein de la “diaspora” instaure la notion de l’“Église autocéphale universelle” et, si l’on devait continuer sur cette lancée, nous verrions apparaître quinze “Églises orthodoxes universelles”, parallèles et juxtaposées ou superposées…
Enfin, la “théologie” de l’Église nationale ne représente pas les justifications théologiques nécessaires pour faire équilibre ou pour éliminer le nationalisme accru qu’elle a trop souvent encouragé. Le but de la proclamation des autocéphalies ecclésiales n’était donc pas de compléter l’éventail d’un ensemble constitutif d’un État national (éonisme séculier). L’autocéphalie n’a pas non plus été proclamée pour servir les différentes sortes d’ambitions d’un peuple par le soutien d’une Église séculièrement forte, omnipotente et omniprésente (éonisme spirituel/ecclésiastique). La théologie ecclésiale ne justifie pas une vision éonistique de quelque sorte que ce soit, mais elle vise la perspective eschatologique de chaque peuple constitué en corps ecclésial unique — sans utiliser ou adopter aucune autre qualification de type national, nationaliste, étatique ou possessif…
[1] Extrait de Gr. D. Papathomas, Le Patriarcat œcuménique de Constantinople, les Églises autocéphales orthodoxes de Chypre et de Grèce, et la Politeia monastique du Mont Athos dans l’Europe unie — Approche nomocanonique (Thèse de Doctorat en droit et en droit canonique, présentée à la Faculté du Droit Jean Monnet de l’Université Paris xi et à la Faculté de Droit canonique de l’Institut Catholique de Paris), 3 vol., Paris, 26 mars 1994, 974 [texte] et 650 [annexes] p. (Cette thèse a été reproduite par l’“Atelier National de Reproduction des Thèses” de France, en 3 volumes et en microfiches, Lille, 1994) ; vol. 1, p. 81-89. De même, in L’Année canonique, vol. 43 (2001), p. 75-92, et in Archim. Grigorios D. Papathomas, Essais de Droit canonique orthodoxe, Firenze, Università degli Studi di Firenze/Facoltà di Scienze Politiche “Cesare Alfieri” (coll. Seminario di Storia delle istituzioni religiose e relazioni tra Stato e Chiesa-Reprint Series, n° 38), 2005, ch. I, p. 5-24.
[2] Voir le texte conciliaire de grande importance présenté dans J.-D. Mansi, Sacrorum Conciliorum Nova et Amplissima Collectio, vol. 45, Synodi Orientales (1860-1884), texte n° 65, Graz, Akademische Druck-U. Verlagsanstalt, 1961, col. 417-546.
[3] Ce néologisme veut désigner une tendance ecclésiastique relativement récente et manifestement anticanonique à un double point de vue. D’une part, le désir ardent d’acquérir à tout prix, même si les conditions géo-ecclésiastiques correspondantes ne le permettent pas, le status autocephalus d’une unité territoriale. D’autre part, la tendance concrète de l’exercice hyperorius d’une juridiction ecclésiale sur le territoire d’une autre Église autocéphale —ou de l’ensemble de la diaspora— sous le seul prétexte d’existence des droits ecclésiaux indéfinis. À vrai dire, il s’agit d’un “nationalisme ecclésiastique” flagrant. C’est là qu’il faut surveiller très attentivement les ennemis de l’unité ecclésiale qui se cachent sous l’idée d’autocéphalie. À chaque fois que le nationalisme et le phylétisme ou l’identité culturelle réclament la priorité sur l’unité de l’Église, ils doivent être clairement refusés et sacrifiés. L’ecclésiologie orthodoxe ne peut attribuer une valeur de réalité ultime à aucune réalité historique en tant que telle, mais, seulement, au Christ et à la récapitulation eschatologique de toute chose en Lui ; c’est ce qui est proclamé dans chaque divine liturgie. Enfin, l’autocéphalisme est en fait la version “gallicane” ou encore “protestante” de l’autocéphalie.
[4] Terme emprunté au droit administratif français ; il s’agit —en lui attribuant un nouveau contenu (pour réaliser l’exhortation : « kainotomei`n ta; ojnovmata »)— d’une qualification concernant le territoire d’une Église autocéphale émancipée d’une juridiction —toujours patriarcale—, où l’Église patriarcale n’exerce aucune autorité ecclésiastique juridictionnelle, spirituelle ou administrative. Une Église autocéphale moderne constitue toujours un “territoire préjuridictionnel” (prodikaiodosiako; ») du Patriarcat dont elle est issue et canoniquement émancipée ; elle ne constitue pas un “territoire ex-juridictionnel”, car, alors, la juridiction reviendrait à l’Église patriarcale dans le cas d’une abolition de l’Église locale (exemple récent de l’Église autocéphale d’Albanie). À titre d’exemple, est territoire préjuridictionnel du Patriarcat œcuménique de Constantinople —cas unique de ce point de vue dans l’Église orthodoxe— tout ressort territorial de chaque Église autocéphale se situant dans les limites patriarcales de ce Patriarcat, telles que définies par les [(IIe et) IVe] Conciles œcuméniques. Voir à ce propos Archim. Grigorios D. Papathomas, “Les différentes modalités canoniques d’exercice de la juridiction du Patriarcat œcuménique de Constantinople”, in Istina, t. xl, n° 4 (1995), p. 369-385, notamment les p. 371-375, et in Le Messager Orthodoxe, n° 141 (II/2004), p. 42-72, notamment p. 46-53. Voir également infra, texte n° D 8.
[5] Pour le profit de ses fidèles, l’Église orthodoxe utilise avec une certaine liberté plusieurs formes d’organisation, plusieurs structures organiques, que l’on appelle des “systèmes”. Ces systèmes régissent les rapports qu’entretiennent les fidèles, les ministères, les institutions, les Églises autocéphales locales au service du fonctionnement ecclésial. C’est ainsi que l’Église utilisa largement la pratique du suvsthma [> sunivsthmi] notamment au niveau pratique et administratif. Il s’agit littéralement d’une réunion en un corps soit de plusieurs objets, soit de diverses parties d’un même objet. Partant de là, il s’agit d’un ensemble structuré, constituant un tout organique, un tout combiné, ou formant une méthode pratique. En d’autres termes, le système présuppose une hétérogénéité et une uniformité à la fois, et son application une “législation” commune ; il forme un tout et exclut tout ce qu’il ne contient pas. En tant que révocable —du point de vue ecclésial—, il est bien distinct de l’institution qui demeure irrévocable. Comme tels [systèmes ecclésiaux], l’Église —ayant la liberté de les appliquer, de suspendre ou d’annuler leur application lorsqu’elle l’estime nécessaire— connaît, entre autres, le système métropolitain, le système de l’autocéphalie, le système patriarcal, le système de la pentarchie, etc., sans qu’elle les élève au rang d’institution. Enfin, l’application/(ré)activation des systèmes ecclésiaux par l’Église n’est pas identique à un systématisme institutionnel, profondément étranger à son hypostase.
[6] Voir ces étapes conciliaires développées dans Archim. Grigorios D. Papathomas, L’Église autocéphale de Chypre dans l’Europe unie (Approche nomocanonique), Thessalonique-Katérini, Éd. Épektasis (coll. Bibliothèque nomocanonique, n° 2), 1998, p. 46-81.
[7] À ce jour (année 2005), les Églises « kata; tovpou » » peuvent être distinctes comme suit :
— Églises patriarcales ou Patriarcats (Patriarcats [de Rome], de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem).
— Églises autocéphales-patriarcales (Églises de Russie, de Serbie, de Roumanie, de Bulgarie et de Géorgie).
— Églises autocéphales (Églises de Chypre, de Grèce, de Pologne, d’Albanie et de Tchéquie et Slovaquie).
— Églises autonomes (Églises de Finlande et d’Estonie).
— Églises semi-autonomes (Église de Crète).
[8] L’aberration devient plus grande encore lorsque l’on constate que la nation cherche inconditionnellement à s’exprimer à travers une réalité étatique concrète, où l’idée de la nation —comme d’ailleurs la notion de l’autocéphalie d’une Église nationale— subit une assimilation déterminante par l’étatisme dominant accru.
[9] L’Église ne connaît, en fait, que seulement deux institutions (ecclésiales) fondées par/dans le Nouveau Testament —dès le début de l’apparition historique de l’Église— et faisant partie de sa structure propre : l’évêque/Église locale et le synode local. D’une part, l’évêque/Église locale constitue(nt) une institution constitutive, alors que le synode constitue une institution fonctionnelle de l’Église (l’Église peut continuer à “vivre” malgré une suspension momentanée des convocations de synode pour des raisons circonstancielles). En d’autres termes, si l’évêque doit être considéré comme l’élément-constitutif permanent du corps ecclésial inter-local, le synode représente l’élément-moteur périodique de la “liturgie” (c’est-à-dire du fonctionnement) de l’Église. Tous les autres éléments sont soit des extensions de ces institutions (p. ex. la paroisse-synode patriarcal), soit des systèmes ecclésiaux (et canoniques). L’institution, ayant un caractère irrévocable, doit être bien distinguée du système (p. ex. le système métropolitain, le système de l’autocéphalie, etc.) et du sacrement/mystère (p. ex. le sacrement de l’Eucharistie). Enfin, l’Église applique/(ré)active des systèmes mais ne fonde pas des institutions.
[10] À savoir, les Patriarcats de Rome, de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem (451). De plus, il faut considérer comme sixième Église autocéphale de l’époque l’Église autocéphale de Chypre, issue du IIIe Concile œcuménique d’Éphèse (431).
[11] Étymologiquement, le mot suvn-odo », du verbe sunodeuvw, signifie “faire route ensemble” ; d’où la qualification « jEkklhsiva sunovdou o[noma [l’Église qui porte le nom de synode, qui tire son (sur)nom du synode ; Église est donc un nom conciliaire] » (St Jean Chrysostome ; P. G., t. 55, col. 493 ; cf. t. 61, col. 527).
[12] Malgré cette précision canonique, les “autocéphalies nationales” ont très souvent remplacé le “principe territorial-géographique” de l’unité ecclésiale par le “principe territorial-national”.
[13] 1 Pi 2, 9.
[14] Cf., de même, 1 Pi 2, 9.
[15] Voir, à ce propos, le développement correct fait dans les articles fort intéressants de D. A. PapandrÉou, “L’unité de l’Église et la pluralité des nations”, in Épiskepsis, n° 442 (1-7-1990), p. 6-12 ; Idem, “Église et Nations”. Discours prononcé lors de la cérémonie de collation du titre de docteur honoris causa par l’Académie de Moscou (29-9-1992), in Épiskepsis, n° 484 (31-10-1992), p. 17-22.
[16] Il faut faire ici une clarification terminologique comparative. Une Église autocéphale présuppose l’altérité et la communion. Bien qu’elle soit Église une, sainte, catholique et apostolique, elle n’existe pas indépendamment des autres Églises autocéphales sous prétexte d’une attitude ecclésiale circonstantielle ; elle est Église en communion. Par ailleurs, très souvent, une Église nationale porte analogiquement les mêmes caractéristiques que l’État national. On pourrait en citer quelques-unes : individualisme ethnique, idéologie sous-entendue d’État, auto-suffisance résultant d’un égoïsme national non-exprimée et cultivée par un repli sur le soi religieux, Église indépendante, etc. Alors, « l’institution canonique de l’autocéphalie dans l’organisation des Églises locales orthodoxes subit la perte de son lien fonctionnel avec la conscience œcuménique de chaque Église locale et fut utilisée pour accroître la tendance introvertie de l’autorité étatique » ; D. A. PapandrÉou, “L’unité de l’Église et la pluralité…”, op. cit., p. 11. Une Église nationale pourrait être également Église étatique, mais cette notion d’Église étatique n’est canoniquement pas identique à celle d’Église autocéphale. La notion de cette dernière a même subi une véritable perversion tout au cours du 20e siècle.
On pourrait schématiser les cas précités en donnant un exemple :
— Église autocéphale ® Église autocéphale de Grèce (indigénité [ejntopiovth »]-locus).
— Église nationale ® Église grecque (national-ité).
— Église étatique ® Église grecque d’État (institutionalisation).
[17] Le canon 34 des Canons apostoliques nommait “nations” les régions ou les “éparchies” de l’Empire. Cela n’a rien avoir avec les nations ou les ethnies dont on parle après la déclaration du principe de nationalités et l’étatisation de la nation aux temps modernes.
[18] L’ejgkatasporav, comme néologisme canonique, désigne une perspective opposée à la diaspora. Par ce terme, on entend l’effort —ou la conséquence— d’implantation et d’établissement d’un peuple en diaspora, déjà introduit et prêt à se développer d’une manière durable, que ce soit dans un nouveau milieu ou bien sur une place géographique qui lui appartient traditionnellement.
[19] J. Zizioulas, “Ortodossia”, in Enciclopedia del novecento, vol. V, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 1981, § 2, IV, p. 4 a.
[20] C’est cette ecclésiologie christocentrique qui sauvegarde « le rapport fonctionnel entre unité ecclésiale et fragmentation nationale du monde chrétien. La conscience nationale, incarnée dans le corps ecclésial local, dépasse l’exclusivité des frontières de la localité par le sentiment d’appartenance à l’intégralité du genre humain assumé, par l’incarnation, dans la nature humaine du Christ. Ainsi, l’Église, dans sa manifestation locale, assume la nation pour l’incorporer pleinement dans son corps répandu par l’univers ; la nation, à travers cette incarnation ecclésiale, prend mieux conscience de son indépendance interne se rapportant à l’unité du genre humain dans son ensemble » ; ibid., p. 10.
[21] Voir D. A. PapandrÉou, “Église et Nations…”, op. cit., p. 20-21. Il faut souligner ici l’approche remarquable de la question faite par l’auteur traçant les axes principaux d’un problème qui trouble l’Église orthodoxe depuis déjà deux siècles.
[22] L’autocéphalie s’applique par l’Église pour affirmer la communion —ainsi que l’unité— entre les Églises autocéphales. Cela signifie que pour chaque peuple concerné qui arrive à comprendre cet événement-koinonia, cette compréhension l’aide à dépasser l’individualisme et l’isolement nationaux. Il ne s’agit point d’un narcissisme ecclésial ou national(iste), dont la vocation est d’accomplir une indépendance politique-étatique ou même ecclésiastique.
[23] Aux termes d’Héraclite d’Éphèse : « Kaq∆ o{ti a[n koinwnhvswmen, ajlhqeuvomen: a} d∆ a]n ijdiavswmen, yeudovmeqa », cités par Diels-Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, t. i, p. 148, v. 29-30. De même, « une personne qui se ferme sur elle-même est une personne morte » (Zela, sud-est du Zaïre) ; ce qui concerne une personne concerne également une nation, un peuple, un État, une Église locale ou autocéphale/patriarcale.
[24] D. A. PapandrÉou, “Église et Nations…”, op. cit., p. 18. Par ailleurs, et c’est banal : rien n’est plus égoïste qu’une nation ajnavdelfon, et les égoïstes sont par définition myopes.
[25] Canon 57 du Concile local de Carthage (419) ; canon 56 du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691). Une Église qui s’étend « d’un bout à l’autre de l’univers » (expression tirés de l’offrande de la sainte Eucharistie ; divine liturgie de St Basile le Grand de Cappadoce). Or, il n’y a pas plusieurs “Églises orthodoxes” —comme il y a plusieurs “Églises autocéphales orthodoxes” : l’Église d’Alexandrie, l’Église de Russie, l’Église de Chypre, l’Église de Grèce, l’Église de Pologne, etc.—, mais une seule “Église orthodoxe” qui existe/est en Afrique, en Russie, en Chypre, en Grèce, en Pologne, etc.
[26] Ibid., p. 19.
[27] Voir Archim. Grigorios D. Papathomas, “L’époque de la Xénocratie à Chypre (1191-1960)-Note historicocanonique”, in Hydor ek Pétras [Crète], vol. xii-xviii (2000), p. 205-209.
[28] Cf. G. Konidaris, “La place de l’Église de Chypre dans les Tactica ecclésiastiques (Notitia episcopatuum) du 8e au 12e siècle (Contribution à l’histoire de l’autocéphalie), in Procès-verbaux du Premier Congrès international chypriologique (Nicosie, 14-18 avril 1969), vol. ii (époque médiévale), Nicosie 1972, [304] p. 81-120.
[29] Le phylétisme (de fulhv, race, tribu [tribalisme]) est le principe des nationalités appliqué au domaine ecclésiastique. C’est l’exercice volontaire de la distinction de race et de nationalité dans l’Église ; autrement dit, la confusion entre l’Église et la nation. Ce terme, ejqnofuletismov », désigne l’idée d’établir une Église autocéphale fondée non sur un critère local [ecclésial] mais sur un critère ethnophylétique, national ou linguistique. Il fut utilisé par le Saint et Grand Concile panorthodoxe de Constantinople, en [10 septembre] 1872, pour qualifier le “nationalisme (religieux) phylétique” qui fut alors condamné comme une hérésie ecclésiale contemporaine (“hérésie balkanique”) : l’Église ne doit pas être confondue avec le sort d’une seule nation, d’une seule race ; l’Orthodoxie, de même, est hostile à toute sorte de Messianisme racial. Par ailleurs, il faut bien distinguer l’ethnisme (qui a un contenu positif) du nationalisme (qui a un contenu négatif et qu’en grec on nomme ejqnikismo; » [ethnicisme] : il faut bien considérer le premier comme serviteur et le second comme ennemi de la nation.
[30] Dans l’Union Européenne, la seconde branche du “critère de division (a) nationale et (b) étatique” va disparaître. Est-ce qu’il y aura un “critère de division nationale” pour accorder l’autocéphalie à une “région nationale” européenne ? L’Église orthodoxe est invitée à affronter une telle question parmi d’autres dans le temps méta-moderne à venir, étant donné que, dans l’Europe unie, l’abolition de l’État européen se transformera en région, éparchie ou vaste province. La même question se pose pour les Églises autocéphales de l’Europe centrale et orientale après une adhésion future des États de cette partie de l’Europe (“l’autre Europe”) comme membres de l’Union Européenne élargie.
[31] Le proestwv », dans le langage ecclésial canonique, est le chef de l’Eucharistie (président) qui, de ce fait, est également le chef de la Communauté ecclésiale, c’est-à-dire l’évêque, le chef de l’Église locale (diocèse-épiscopie). De même, ce terme désigne également le métropolite (du système métropolitain), l’higoumène d’un monastère ou l’archevêque d’une Église autocéphale et, enfin, le protos, le primat d’une Église.
[32] 1 Co 14, 4.
[33] 1 Co 1, 1 ; 1 Th 1, 1 ; Col 4, 16 ; cf. Act 19, 21.
[34] 1 Co 16, 1 ; Ga 1, 1.
[35] Ga 3, 28.
[36] Cf. 1 Co 12, 27.
[37] Voir les sept Églises locales de l’Apocalypse, aux chapitres 2 et 3.
[38] J. Zizioulas, “Ortodossia…”, op. cit., § 2, I, p. 1 b ; souligné par nous. Voir un développement de cet aspect dans Idem, “Le mystère de l’Église dans la tradition orthodoxe”, in Irénikon, t. 60, n° 3 (1987), p. 323-335 ; de même, Idem, “The Mystery of the Church in Orthodox Tradition”, in One in Christ, t. 24 (1988), p. 294-303.
[39] Du mot éon (aijwvn), l’ère, le siècle, le temps : sécularisme (du “sæculum”). Le terme éonisme désigne la mentalité des hommes (aijwnismo; ») qui, certes, croient en Dieu, mais qui ne peuvent, cependant, pas (Éph 2, 2) faire de ce Dieu [“pantocrator” (cf. le Credo)] le “centre de leur vie” (abba Dorothée), fait (Mt 13, 22 ; Mc 4, 19) qui a pour conséquence réelle une “perspective hétérocentrique” éloignant (2 Co 4, 4) de ce Dieu “par amour pour l’éon présent” (2 Tm 4, 10) et rangeant l’homme (Lc 20, 34) dans la dimension “de ce monde” (Jn 18, 36-37). Il s’agit d’une catégorie intracréationnelle, c’est-à-dire ce qui est façonné —tout en oubliant sa perspective eschatologique (Éph 1, 21 ; Hb 6, 5 ; Tt 2, 12)— sur le modèle (Rm 12, 2) [civitas terrena] “de ce monde” (ejgkovsmia ejscatologiva-eschatologique cosmique, séculière), ou encore qui donne le pas à l’aijw;n ou|to » (ce siècle-ci) sur l’aijw;n oJ mevllwn (le siècle à venir). L’éonisme est avant tout une réduction de l’homme au monde, à l’histoire et à la nature. Enfin, l’éonisme ecclésiastique ne laisse pas de place à l’imminence eschatologique. Il ne veut trouver sa justification que dans le temps et le monde présents.
[40] Là, pour être plus cohérents, il faut mieux dire “nationale”.
[41] Voir le texte de l’édition-primeur dans la Revue Apostolos Barnabas, 3e période, t. 40, n° 11 (11/1979), p. 407-512 (en grec). De même, en français, dans Archim. Grigorios D. Papathomas, L’Église autocéphale de Chypre…, op. cit., p. [229] 223-367 ; souligné par nous.
[42] Établie suivant la procédure canonique, l’autocéphalie d’une Église s’exerce dans les limites de la province pour laquelle a été proclamé et accordé ce privilège ecclésial. Cela signifie que les Églises autocéphales ont une juridiction restreinte dans leurs limites territoriales (juridiction “intraterritoriale”) et qu’elles n’ont pas de pouvoir canonique d’accorder l’autocéphalie aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire canonique de l’Église autocéphale.
[43] Dans les canons : 34, 35 et 38 des Canons apostoliques ; 18e du Concile local d’Ancyre (314) ; 8e du Ier Concile œcuménique de Nicée (325) ; 9e, 13e et 22e du Concile local d’Antioche (341) ; 3e du Concile local de Sardique (343) ; 2e du IIe Concile œcuménique de Constantinople (381) ; 12e du IVe Concile œcuménique de Chalcédoine (451) ; 20e du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691) ; 16e du Concile local Prime-second (861).