A PROPOS D’ECCLESIOLOGIE : LA CO-TERRITORIALITE
Viimati muudetud: 06.03.2015
Etat des lieux de l’Orthodoxie en ce début du XXIe siècle
Comment l’Eglise Orthodoxe vit-elle son ecclésiologie en ce début du XXIe siècle, tel sera l’objet de mon propos. Ou plutôt telle sera la difficulté de développer ce propos, tant la situation qui en découle me semble complexe et par moments, assez chaotique en ce qui nous concerne, nous les Orthodoxes du monde entier et assez exaspérante en ce qui concerne ceux du dehors, qui nous regardent faire et agir et qui se demandent, en se moquant parfois de nous, si vraiment l’Eglise Orthodoxe est encore « une » comme le prétendent ses dignitaires et ses théologiens dans les différentes rencontres pan-orthodoxes et oecuméniques.
Par essence, l’Eglise Orthodoxe a toujours été eucharistique et, en ce qui concerne le lieu de son implantation, territoriale. La détermination géographique d’une Eglise, « locale ou établie localement » est l’unique catégorie de l’ecclésiologie paulinienne tout comme celle aussi de l’ensemble de l’ecclésiologie patristique qui s’en suivit. Pour être plus précis, l’Eglise a pour point de référence eucharistique l’autel de chaque Eglise locale, laquelle constitue l’icône du Royaume. Car le critère permettant de définir une communauté ecclésiale, un corps ecclésial ou une circonscription ecclésiale a toujours été le lieu, un lieu où l’on célèbre l’eucharistie j’entends et jamais une catégorie raciale, culturelle, nationale, ritualiste ou confessionnelle. L’ecclésiologie orthodoxe est fondée donc sur le principe, si vous me permettez cette expression, de l’Eglise eucharistiquement et localement établie.
Ainsi par exemple, Paul s’adressera à l’Eglise de Dieu qui est à Corinthe (1 Cor 1,2) ou aux Eglises de la Galatie (Gal 1,2) et non pas à l’Eglise corinthienne ou galatienne. Dans le premier cas en effet, il s’agit toujours de la même Eglise mais incarnée en différents lieux ; dans le second cas il ne semble pas qu’il s’agisse de la même Eglise, puisqu’il est nécessaire de lui adjoindre un adjectif pour la définir et la distinguer d’une autre. Autrement formulé : dire l’Eglise de Finlande ou d’Estonie, c’est affirmer qu’il s’agit de la même Eglise, localement établie en Finlande ou en Estonie ; dire l’Eglise finlandaise, ou estonienne ou serbe, ou russe ou grecque etc., risque de lui faire perdre son assise locale « canonique », exactement de la même manière que lorsque, par exemple, nous disons pour des raisons confessionnelles : l’ Eglise arménienne, réformée, évangélique, catholique, anglicane ou luthérienne. Le canon 28 du IVe Concile Oecuménique, tant décrié par tel ou tel théologien orthodoxe contemporain, est certainement celui qui affirme avec une grande clarté que toute la Terre est, en puissance et en pratique, lieu de l’Eglise, laquelle est appelée à devenir lieu des rassemblements eucharistiques. C’est tellement vrai que si l’on étudie de plus près et objectivement ce 28e canon, on comprend qu’il donne au patriarche oecuménique de Constantinople, en ses qualités de primat et de gardien de l’unité de toute l’Orthodoxie, la diaconie de former des Eglises locales, présentes ou futures, hors des territoires des Eglises localement établies, tout en leur garantissant leur unité ecclésiologique mono-juridictionnelle. Ainsi le 28e canon du IVe Concile Oecuménique instaure pour le patriarcat oecuménique de Constantinople une juridiction ecclésio-canonique unique dans les régions situées hors du territoire des Eglises déjà établies localement mais n’en fait pas de lui une Eglise universelle.
J’ajoute encore que les injonctions de ce canon ne sont pas d’ordre administratif mais d’ordre mystique au sens de l’Eglise comme « mystère » du Ressuscité : dans un même lieu, tous les orthodoxes doivent s’intégrer eucharistiquement en corps du Christ par le témoignage apostolique d’un seul évêque, d’où la prescription du IVe Concile Oecuménique : « Qu’il n’y ait pas deux métropolites dans une même province ». En clair, lorsque les fidèles sortent des frontières canoniques de leur Eglise localement établie, c’est-à-dire lorsqu’ils sortent de leur mono-juridiction, laquelle ne s’exerce qu’à l’intérieur de ses frontières canoniques, ils deviennent automatiquement membres du corps ecclésial du lieu de leur séjour qui, lui, fait partie intégrante de la même, de la seule et unique Eglise, l’unique Corps du Christ.
Pour cette raison, ni l’argument de la modernité, ni celui du plus grand nombre, ni celui de l’héritage cuturel, ni aucun autre d’ailleurs généré par les tentations que suscite ce monde, ne peuvent entrer en ligne de compte pour remettre en cause les prescrptions conciliaires qui touchent présentement notre sujet.
Parce que l’Eglise est le Corps du Christ, parce que Jésus-Christ est le même hier et aujourd’hui et pour tous les siècles (Hébreux 3,8), parce qu’ à l’intérieur de ce Corps eucharistique qu’est l’Eglise, c’est le même Dieu qui fait tout en tous et le même et unique Esprit qui répartit les dons propres à chacun (1 Cor 12/4,11), rien ne sépare ni ne distingue l’Eglise des premiers siècles de celle de nos temps présents.
Au cours du 1er millénaire de l’ère chrétienne, les canons et l’ensemble de la Tradition canonique de l’Eglise ne connaissent qu’une seule et unique « Eglise répandue à travers tout l’Univers ». Toute autre réalité ecclésiale, contraire ou parallèle est inconcevable. L’Eglise du premier millénaire est établie sur le principe de l’Eglise locale en communion avec les autres Eglises locales – historiquement les patriarcats de Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem ainsi que l’Eglise autocéphale de Chypre – ce qui met en évidence « l’Eglise catholique de Dieu, l’Eglise répandue à travers l’Univers (c.57/Carthage-419) ». Cela en vue d’éviter aussi bien la co-territorialité que l’absorption ecclésiale. Ainsi par exemple, lorsque l’Eglise de Chypre fut forcée de s’exiler pour un temps à l’Hellespont, territoire canonique de l’Eglise de Constantinople, celle-ci, pour ne pas absorber l’Eglise de Chypre, intégra l’Hellespont à cette dernière.
Autrement dit, l’ « Eglise répandue à travers l’Univers » suppose : a) l’existence de plus d’une entité ecclésiale distincte ; b) la communion de ces entités ecclésiales entre elles. Sans elles, on ne peut pas avoir d’ « Eglise répandue dans l’Univers ». Ce sont ces conditions qui, conciliairement, ecclésiologiquement et canoniquement, définissent la seule et unique Eglise « à travers tout l’Univers ».
Dans les canons ecclésiaux du premier millénaire, « Eglise répandue à travers tout l’Univers » ne signifie pas « Eglise universelle ». Ce terme apparait au deuxième millénaire, initialement dans la Tradition catholique romaine, après la rupture de communion de 1054. Plus précisément :
-d’abord à la suite des Croisades (1095-1204), dont l’action politique consistait à fonder arbitrairement et manu militari des Eglises sur les territoires d’Eglises déjà localement établies en Orient, notamment à Jérusalem. Cette action constitua une ingérence anti-canonique (co-territorialité ecclésiale) au sein de l’Eglise de Jérusalem, dont la préexistance ecclésio-canonique remonte au premier millénaire de la communion des Eglises, en fait, pratiquement à la même époque, sinon un peu avant que celle l’Eglise de Rome ;
-ensuite la restauration ecclésiastique du Patriarcat latin de Jérusalem (1847) et l’Encyclique papale du 6 janvier 1848 « Aux Chrértiens d’Orient » par laquelle le pape exhortait les peuples des Patriarcats orthodoxes d’Orient, à commencer par celui de Jérusalem, à entrer dans l’Eglise de Rome, parce que les autres Patriarcats n’étaient pas unis avec lui (sic) et à embrasser les nouveaux dogmes de l’Eglise catholique romaine. Le concile de Vatican I (1870), convoqué par le pape Pie IX, faisant fi de l’encyclique des Patriarches Orientaux, qui s’étaient réunis en concile à Jérusalem en 1848 et qui reprochaient au pape son ingérence (co-territorialité), sa tentative d’aliénation du corps ecclésial et sa prétention de vouloir imposer son autorité théologique exclusive dans les questions dogmatiquers, ce concile donc de Vatican I va aboutir à un concept totalement inconnu de la Tradition canonique de l’Eglise du 1er millénaire, à savoir celui d’une hyper-juridiction, autrement dit d’une juridiction ecclésiale mondiale sur tous les chrétiens et tout l’Univers.
Ainsi, au cours du 19e siècle, à deux moments différents, en 1848 (concile de Jérusalem) et en 1872 (concile de Constantinople), la co-territorialité ecclésiale est condamnée par voie conciliaire en tant qu’hérésie ecclésiologique. Et il en est de même pour l’hyperjuridiction ou juridiction mondiale.
Cette tendance croissante vers l’universalisme ecclésial nous la voyons apparaître également dans les Eglises et communautés protestantes, plus précisément à partir du milieu du 20e siècle. Toutefois, il s’agit d’un constat et non d’une critique, cet universalisme ecclésiastique protestant présente une particularité. Des Eglises de même type et de même confession s’unissent (Eglise mondiale luthérienne, Eglise mondiale évangélique,etc…) mais en même temps elles se contentent facilement de pratiquer entr’elles un con-fédéralisme des confessions plutôt que de rechercher les fondements ecclésiologiques d’une communion ecclésiale. C’est pourquoi l’universalisme ecclésial montant, qui s’impose dans leurs milieux et multiplie les « Eglises universelles » protestantes parallèles, n’est pas propice, ce me semble, à les encourager dans le sens d’une vision d’union et de communion des Eglises.
Après ces constations préliminaires, qui me paraissent nécessaires et indispensables pour la suite de mon exposé, venons-en maintenant à ce qui se passe à l’intérieur de notre propre Eglise Orthodoxe.
Le concile tenu à Constantinople en 1872 prononça aussi une autre condamnation, celle de l’hérésie du « phylétisme », définie comme « la formation d’Eglises particulières ne recevant que les fidèles d’une même nation, en excluant ceux des autres nationalités ».
Le phylétisme, c’est-à-dire la distinction fondée sur la différence d’origine ethnique et de langue, et la revendication ou l’exercice de droits exclusifs de la part d’individus et de groupes de même pays et de même sang, peut avoir quelque fondement dans les états séculiers, mais il est étranger à notre propre ordre ecclésiastique. Dans l’Eglise chrétienne, qui est une communion spirituelle destinée à prendre ensemble toutes les nations dans l’unique fraternité du Christ, le phylétisme est quelque chose d’étranger et de totalement incompréhensible. La formation, dans un même lieu, d’églises particulières fondées sur la race, ne recevant que les fidèles d’une même ethnie et dirigées par les seuls pasteurs de même race, comme le veulent les adeptes du phylétisme, est un évènement sans précédent. Chaque Eglise ethnique cherchant ce qui lui est propre, le dogme de l’Eglise « une, sainte, catholique et apostolique » reçoit un coup mortel. Si les choses sont ainsi – et, malheureusement, elles le sont – le phylétisme se trouve en contradiction manifeste avec l’esprit et l’enseignement du Christ, et, plus encore, s’y oppose…
Pourtant, le phylétisme est devenu présentement monnaie courante au sein de l’Eglise Orthodoxe. Comment en est-on arrivé là ?
Au XIXe siècle, le recul de l’empire ottoman et la poussée du mouvement des nationalités amènent la multiplication des Etats nationaux dans l’Europe du Sud-Est. Chaque nation orthodoxe revendique et établit d’autorité – sauf la Serbie qui obtint au préalable l’assentiment de Constantinople – son indépendance ecclésiastique.
C’est ainsi que la politique et le nationalisme inversent l’échelle traditionnelle des valeurs : la nation n’est plus protégée et défendue par l’Eglise ; c’est l’Eglise qui devient une dimension de la nation, un signe d’appartenance nationale et qui donc doit servir l’Etat. En fin de compte, l’autocéphalie traditionnelle tend à se transformer en autocéphalisme, à la fois absolu et homogène.
Ainsi l’autocéphalisme se théorise peu à peu. Il affirme que le fondement de l’ecclésiologie n’est pas, n’est plus le principe eucharistique, mais le principe ethnique et national.
1870, premier concile du Vatican ; 1872, concile de Constantinople ; Deux rapports au langage : une Eglise affirme de manière éclatante une pratique contestable (la juridiction universelle) ; l’autre couvre d’un langage juste une pratique non moins contestable (l’ethno-phylétisme) mais en sens inverse. Et finalement et l’une et l’autre, Catholique et Orthodoxe, sont aujourd’hui co-responsables de la dissolution de l’ « Eglise répandue à travers tout l’Univers » du premier millénaire.
A partir de 1920 les Orthodoxes du monde entier adoptent, particulièrement dans les espaces d’une présumée « Diaspora », ce qui a été condamné conciliairement comme hérésie ecclésiologique, à savoir la co-territorialité anti-ecclésiologique et anticanonique. Pour justifier ecclésiologiquement ce comportement, leurs Eglises nationales officialisent statutairement, surtout à partir de 1980, une juridiction ethno-ecclésiale mondiale, à l’instar et à l’image de la juridiction mondiale catholique romaine vaticanienne qu’elles avaient condamnée précédemment par voie conciliaire.
Eglise « locale » de nos jours signifie pour beaucoup d’Orthodoxes « Eglise nationale ». Par conséquent, la question de ce qu’il est d’usage d’appeler la Diaspora orthodoxe constitue l’un des problèmes les plus graves auxquels l’Eglise orthodoxe est actuellement confrontée. D’autant qu’elle est le vecteur le plus actif du phylétisme, puisque, pour ce qui est de son organisation, ce qui semble primer ici, c’est de La réaliser non plus selon l’eucharistie et la conciliarité – un seul évêque, une seule eucharistie, un seul Corps – mais selon l’ethnie et des préférences politico-religieuses, c’est-à-dire idéologiques. L’idéologie marxiste et communiste quant à elle, en se servant, pour les besoins de sa politique extérieure, des Eglises et de leurs ressortissants que par ailleurs elle persécutait chez elle sans vergogne, laissera à l’Orthodoxie, après la chute du mur de Berlin, un bien douloureux et particulièrement catastrophique héritage ethno-phylétique. Je ne puis m’empêcher de mentionner aussi la fameuse théorie du territoire canonique culturel, et à sa suite toutes les conséquences néfastes qu’elle a suscitées sur le plan ecclésiologique. Comme s’il fallait substituer le vide idéologique, causé subitement par la chute du marxisme-communisme, par une autre vision mondialiste, celle-là à caractère ethno-ecclésial.
Dans ces conditions, la Diaspora semble devenir de plus en plus un enjeu entre les Eglises autocéphales au lieu d’être le lieu providentiel où l’Eglise Orthodoxe se doit de manifester son unité et son universalité.
Lors de son allocution d’ouverture de la 4e conférence panorthodoxe préconciliaire (Genève-juin 2009), le Métropolite Jean de Pergame a eu entièrement raison de rappeler que l’organisation traditionnelle de l’Eglise était fondée sur le principe de la territorialité et non pas sur celui de la nationalité. Il a très bien relevé le fait que la multiplicité et le chevauchement de différents diocèses orthodoxes ethniques finissent par scandaliser les consciences des fidèles orthodoxes et pas seulement d’eux… Sans conteste, cette conférence fut intéressante et riche en nombreuses promesses. A-t-elle pour autant suffisamment approfondi dans sa réflexion l’équation « ethnicité-catholicité »? J’avoue que les paragraphes 2/c et 5 des résolutions adoptées me laissent assez perplexe : le premier souligne la création d’assemblées épiscopales dans les « Pays de Diaspora », pour manifester et renforcer l’unité de l’Eglise Orthodoxe ; le deuxième insiste sur le fait que, toujours dans ces mêmes « Pays de Diaspora », chaque juridiction pourra indépendamment des autres développer ses propres relations et entretenir des rapports directs avec les organisations de son choix, qu’elles soient gouvernementales, civiles, religieuses ou autres…
N’est-ce pas contradictoire, du moins si l’on se réfère à l’allocution introductive du Métropolite Jean de Pergame ? Les Orthodoxes ont toujours le chic d’utiliser le fameux argument de l’Economie pour relativiser, en se basant sur le prétexte d’une tolérance aussi transitoire qu’interminable, les déviations canoniques que génère la Diaspora du point-de-vue ecclésiologique, notamment en matière de co-territorialité, et ce, bien entendu, en opposition flagrante avec le principe ecclésiologique et seul canonique de la territorialité mono-juridictionnelle.
Voilà pourquoi Eglise et Diaspora ne peuvent être que des termes et des réalités opposées et incompatibles. Le terme « »diaspora » désigne en effet une entité ayant un point de référence précis et unique dans le monde entier (Etat, frontières ethno-étatiques), tandis que l’Eglise a pour point de référence eucharistique l’autel de chaque Eglise locale, laquelle constitue l’image du Royaume, ainsi que je l’ai déjà précisé au début de mon exposé. C’est la présence permanente de cette image du Royaume qui exclut la pratique de la diaspora au sein de l’Eglise. La question si controversée de la « diaspora orthodoxe » est en fait, du point de vue ecclésiologique, un mythe parce que la mono-juridiction d’une Eglise patriarcale ou autocéphale ne peut s’exercer qu’à l’intérieur de ses propres frontières canoniques puisque, hors de celles-ci, se trouve une autre Eglise établie localement, et ainsi de suite, sur toute la Terre.
Et voici que, deux ans après, en 2011 et toujours à Genève, fut convoquée une nouvelle conférence panorthodoxe préconciliaire. Son échec, passé pudiquement sous silence par les Eglises autocéphales concernées, m’a donné la nette impression que, ce qui préoccupait davantage les évêques réunis, c’était le prestige de leurs Eglises nationales plutôt que le témoignage de l’Evangile du Christ pour les hommes de notre siècle. Quelques deux ou trois mois plus tard, seul l’Archevêque de Chypre eut le courage d’en tirer publiquement les conséquences. Tant il est vrai que le bacille du nationalisme et de l’autocéphalisme, cette bête qui ne s’endort jamais et qui est si apte à subir des mutations selon l’environnement qu’on lui propose, ne cesse de continuer à s’alimenter et à se maintenir bien en éveil dans la sphère de l’Orthodoxie universelle. Il est significatif de rappeler que cette conférence n’a même pas été à même de produire un communiqué de clôture final comme si, présentement, les Orthodoxes étaient dans l’incapacité de vivre entr’eux une véritable conciliarité et d’admettre pour eux la nécessité de l’existence d’un « centre » d’unité, de coordination et d’initiative tel qu’il a été compris et pratiqué au cours du premier millénaire et par la suite, pratiquement jusqu’en l’an 1990.
Pour rappel : cette conférence se proposait entr’autres choses de revoir les modalités de la proclamation de l’autocéphalie. Ce qui bien-entendu sous-entend aussi la question de l’exercice de la primauté au sein de l’Eglise, le rôle du « premier » étant prépondérant pour la proclamation et la promulgation de l’autocéphalie.
Prenons d’abord la question de la primauté. Avec les théologiens byzantins et les innombrables témoignages orientaux du premier millénaire, on doit admettre un « ministère pétrinien » dans l’Eglise universelle, par analogie entre la fonction du primat parmi les évêques et celle de Pierre comme Apôtre. A condition de souligner de même l’interdépendance du primat et de tous les évêques. Une fois encore on pense au 34e canon dit « apostolique » : « il convient que les évêques sachent qui est le premier d’entre eux et le reconnaissent comme tête, qu’ils ne fassent rien en dehors de leurs propres églises sans en avoir délibéré avec lui (lors de la rencontre des primats à Constantinople au mois d’octobre 2008, le patriarche Ignace d’Antioche, lança cette phrase à ses pairs : « Nous avons un premier et nous savons où il se trouve »)…mais que le premier non plus ne fasse rien sans en délibérer avec tous les autres…Car c’est ainsi qu’il y aura unité de pensée et que Dieu sera glorifié… »
La primauté ou « priorité » universelle est donc fondamentalement service de la communion des Eglises. Primauté d’honneur, si l’on veut, à condition de préciser que l’honneur implique responsabilité et prérogatives réelles. Dans l’Eglise orthodoxe, la primauté revient à l’Eglise de Constantinople, de par les dispositions canoniques et une longue expérience historique. C’est bien ce qu’affirmait Jean Meyendorff, lorsqu’en 1978, il écrivait : »Il est incontestable que la conception orthodoxe de l’Eglise reconnait la nécessité d’un leadership sur l’épiscopat universel, d’une certaine autorité de porte-parole de la part du premier Patriarche, d’un ministère de coordination sans lequel la conciliarité est impossible. Du fait que Constantinople, nommée aussi « Nouvelle Rome », était la capitale de l’Empire, un concile Oecuménique a désigné son évêque – selon les modalités pratiques de l’époque – pour cette position de leadership qu’il a gardée jusqu’à aujourd’hui, même si l’Empire n’existe plus. Et le Patriarcat Oecuménique de Constantinople n’a pas été dépourvu d’oecuménicité, étant toujours en relation avec la conscience de l’Eglise. Dans les années chaotiques que nous traversons, l’Eglise orthodoxe doit certainement utiliser le leadership sage, objectif et faisant autorité du Patriarcat Oecuménique ».
En résumé : la primauté n’est pas un honneur vide ; elle n’est pas non plus, au sein de l’Eglise Orthodoxe, « une papauté orientale ». Le Patriarche Oecuménique n’a pas la prétention d’être « un évêque universel ». Il ne revendique aucune infaillibilité dogmatique, aucune juridiction immédiate sur tous les fidèles. Il ne dispose d’aucun pouvoir temporel. Son service est d’initiative, de coordination et de présidence, toujours avec l’accord des autres Eglises autocéphales. La primauté est indispensable pour assurer l’unité et l’universalité de l’Orthodoxie. Depuis la disparition de l’Empire, elle assume le rôle d’Eglise « convoquante ». Elle est enfin un recours pour les communautés en situation exceptionnelle et dangereuse.
En second lieu, ne perdons pas non plus de vue ces deux évènements précis, que nous a transmis le second millénaire et qui ont largement contribué à défigurer le paysage ecclésiologique de notre Eglise.
Le premier, l’importance prise par l’Eglise de Russie à travers les siècles. A commencer par le thème de la « 3e Rome », apparu au début du XVIe siècle, après la chute de Constantinople. Ce thème, formellement condamné par les conciles de Moscou de 1666-1667, a été repris dans les années 2000 avec une grande insistance par les théologiens russes eux-mêmes. Il semble actuellement être retombé dans une sorte de léthargie sauf chez certains médias occidentaux, surtout au sein de l’Eglise Catholique, qui, soit par ignorance de la chose orthodoxe soit intentionnellement, continuent de l’utiliser lorsqu’ils veulent désigner le Patriarcat de Moscou. Sans conteste, le mal a été fait et il persiste secrètement dans les consciences.
Le second est bien entendu le mouvement moderne des nationalités. Aussi douloureux que cela puisse être de le dire, « l’autocéphalie des Eglises nationales, aux XIXe et XXe siècles, sous l’influence d’une sensibilité sécularisée, celle du nationalisme, a tendu vers une quasi-totale indépendance, véritable nationalisme religieux, avec, le plus souvent, écrit le Pr Olivier Clément, dans le cadre de l’autocéphalie, un rapport du centre et des évêques qui ne diffère pas tellement de la pratique romaine ».
Ces deux évènements ont tout naturellement transformé de facto l’Eglise Orthodoxe en un ensemble d’Eglises nationales unies certes par la foi, les sacrements, la tradition canonique (pour combien de temps encore…), mais de plus en plus indépendantes les unes des autres.
Les hérésies, hélas, ont toujours la dent dure et longue!
Soyons pour une fois honnêtes et reconnaissons, sans aucune ambiguïté, que le système de l’autocéphalie, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui au sein de l’Orthodoxie, a créé de tels dysfonctionnements qu’il débouche purement et simplement sur l’anarchie. Une anarchie qui finira, si l’on ne prends pas garde, par imposer une ecclésiologie nouvelle ; une ecclésiologie de morcellement, calquée sur celle du Protestantisme et non plus sur celle qui nous a été léguée par les canons de nos saints et grands Conciles Oecuméniques.
Tant il est vrai que ce qui n’est pas transfiguré finit par se défigurer nécessairement à un moment où l’autre de l’Histoire, surtout quand les fléaux proviennent de l’intérieur, de nous-mêmes, et non de l’extérieur.
Finalement, c’est bien ce que craignait Saint Basile le Grand qui est arrivé : »Je suis bien attristé, écrivait-il (c.89), de ce que les canons de nos Pères soient désormais laissés de côté et que toute observance exacte [acribie] soit bannie de nos Eglises. Je crains que peu à peu cette négligence ne s’accroisse et qu’une totale confusion ne s’instaure dans les affaires de l’Eglise ».
Comme en réponse à Saint Basile, le point 5 du récent communiqué de la Synaxe des Patriarcats anciens et de l’Eglise de Chypre qui vient d’avoir lieu au Phanar (3 septembre 2011) déclare ce qui suit : »…suite à des évènements survenus récemment dans le territoire de l’Eglise Orthodoxe, la Synaxe a souligné la nécessité pour toutes les Eglises Orthodoxes de respecter et de se circonscrire strictement dans les limites géographiques de leurs juridictions respectives ainsi que cela leur fut défini par les saints canons et le Tomos de leur fondation ». Je doute cependant que, dans l’immédiat, cette sage exhortation soit suivie d’effets en raison des nombreux dérapages qui ne cessent de s’accumuler et qui n’incitent pas à plus de modestie.
D’où l’importance pour nos Eglises de réactualiser et de mettre en pratique, chacune du mieux de son désir de metanoïa, la fameuse parabole du Fils prodigue. C’est à cette seule condition, me semble-t-il, que l’Eglise Orthodoxe sera capable de relever d’un seul coeur et d’une seule bouche les grands défis de ce monde, qui ne cessent de frapper à sa porte.
Seulement après une authentique métanoïa.
Pour que, malgré notre immense indignité, nous soyons « finalement un jour, en Dieu, ce qui n’a pas encore été manifesté » (1Jean 3,2).
+STEPHANOS, Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie
BIBLIOGRAPHIE :
– Olivier Clément : – a) « Rome autrement » – DDB / Paris 1997, – b) « Le Patriarcat de Constantinople » (article in www.orthodoxa.org).
-Archim.Grigorios D.Papathomas : – Etudes et Conférences : a) « Les quatre niveaux à désinence commune de la Polyarchie anti-ecclésiologique »; b) « Les Eglises plurielles et l’unification européenne (une perspective orthodoxe) – Cluj-Napoca, le 11.9.2007 ; c) « La condamnation conciliaire, au 19e siècle, de la Co-territorialité ecclésiale des Eglises de Rome (1848) et de Bulgarie (1872), et ses ramifications sur l’évolution de la Primauté romaine (à partir de 1870) et de la « Diaspora orthodoxe » (à partir de 1920). -Kiev, le 5 novembre 2009.
-Métropolite de Tallinn Stephanos : – a ) »Constantinople, Nouvelle Rome et Patriarcat Oecuménique », article in www.orthodoxa.org ; b) « Constantinople et Diaspora », communication au Phanar, août 2008 ; c) « L’Eglise orthodoxe et l’Unité des Eglises : vers une communauté solidaire au sein d’une Europe unie ? (essai de réflexion théologique) » – Velehad, le 29 juin 2007 ; « Olivier Clément et l’emergence de l’Orthodoxie en France » – Paris, le 16 janvier 2010.
-Site orthodoxe grec d’information religieuse « amen.gr »: – Theodor Petrov : articles en grec : a) « L’étrange voyageur », le 1er août 2011; b) « Opera Bouffe ou comédie-farce interno-orthodoxe », le 12 août 2011.